Montaigne, Michel Eyquem de [1595]. Les Essais. Ed. P. Villey et Saulnier, Verdun L. [Header]

Livre 2

Chapitre 01

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De l'Inconstance de nos Actions

Ceux qui s'exercent à contreroller les actions humaines, ne se trouvent en aucune partie si empeschez, qu'à les r'appiesser et mettre à mesme lustre: car elles se contredisent communément de si estrange façon, qu'il semble impossible qu'elles soient parties de mesme boutique. Le jeune Marius se trouve tantost fils de Mars, tantost fils de Venus.

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Le Pape Boniface huictiesme entra, dit-on, en sa charge comme un renard, s'y porta comme un lion, et mourut comme un chien. Et qui croiroit que ce fust Neron, cette vraie image de la cruauté, comme on luy presentast à signer, suyvant le stile, la sentence d'un criminel condamné, qui eust respondu: Pleust à Dieu que je n'eusse jamais sceu escrire' tant le coeur luy serroit de condamner un homme à mort? Tout est si plein de tels exemples, voire chacun en peut tant fournir à soy-mesme, que je trouve estrange de voir quelquefois des gens d'entendement se mettre en peine d'assortir ces pieces: veu que l'irresolution me semble le plus commun et apparent vice de nostre nature, tesmoing ce fameux verset de Publius le farseur, [0137v]

Malum consilium est, quod mutari non potest.

Il y a quelque apparence de faire jugement d'un homme par les plus communs traicts de sa vie; mais, veu la naturelle instabilité de nos meurs et opinions, il m'a semblé souvent que les bons autheurs mesmes ont tort de s'opiniastrer à former de nous une constante et solide contexture. Ils choisissent un air universel, et suyvant cette image, vont rengeant et interpretant toutes les actions d'un personnage, et, s'ils ne les peuvent assez tordre, les vont renvoyant à la dissimulation. Auguste leur est eschappé: car il se trouve en cet homme une varieté d'actions si apparente, soudaine et continuelle, tout le cours de sa vie, qu'il s'est faict lacher, entier et indeçis, aux plus hardis juges. Je croy des hommes plus mal aiséement la constance, que toute autre chose, et rien plus aiséement que l'inconstance. Qui en jugeroit en destail et distinctement piece à piece, rencontreroit plus souvent à dire vray. En toute l'ancienneté, il est malaisé de choisir une douzaine d'hommes qui ayent dressé leur vie à un certain et asseuré train, qui est le principal but de la sagesse. Car, pour la comprendre tout' en un mot, dict un ancien, et pour embrasser en une toutes les reigles de nostre vie, c'est vouloir et ne vouloir pas, tousjours, mesme chose; Je ne daignerois, dit-il, adjouster: pourveu que la volonté soit juste; car, si elle n'est juste, il est impossible qu'elle soit tousjours une. De vray, j'ay autrefois apris que le vice, ce n'est que des-reglement et faute de mesure, et par consequent il est impossible d'y attacher la constance. C'est un mot de Demosthenes, dit-on, que le commencement de toute vertu, c'est consultation et deliberation; et la fin et perfection, constance. Si par discours nous

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entreprenions certaine voie, nous la prendrions la plus belle; mais nul n'y a pensé,

Quod petiit, spernit; repetit quod nuper omisit;
Aestuat, et vitae disconvenit ordine toto.

[0138] Nostre façon ordinaire, c'est d'aller apres les inclinations de nostre apetit, à gauche, à dextre, contre-mont, contre-bas, selon que le vent des occasions nous emporte. Nous ne pensons ce que nous voulons, qu'à l'instant que nous le voulons, et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche. Ce que nous avons à cett'heure proposé, nous le changeons tantost, et tantost encore retournons sur nos pas: ce n'est que branle et inconstance,

Ducimur ut nervis alienis mobile lignum.

Nous n'allons pas; on nous emporte, comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avecques violence, selon que l'eau est ireuse ou bonasse:

nonne videmus
Quid sibi quisque velit nescire, et quaerere semper,
Commutare locum, quasi onus deponere possit?

Chaque jour nouvelle fantasie, et se meuvent nos humeurs avecques les mouvemens du temps,

Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Juppiter auctifero lustravit lumine terras.

Nous flottons entre divers advis: nous ne voulons rien librement, rien absoluement, rien constamment. A qui auroit prescript et estably certaines loix et certaine police en sa teste, nous verrions tout par tout en sa vie reluire une equalité de meurs, un ordre et une relation infallible des unes choses aux autres.

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Empedocles remarquoit cette difformité aux Agrigentins, qu'ils s'abandonoyent aux delices comme s'ils avoient l'endemain à mourir, et bastissoient comme si jamais ils ne devoyent mourir. Le discours en seroit bien aisé à faire, comme il se voit du jeune Caton: qui en a touché une marche, a tout touché; c'est une harmonie de sons tres-accordans, qui ne se peut démentir. A nous, au rebours, autant d'actions, autant faut-il de jugemens particuliers. Le plus seur, à mon opinion, seroit de les rapporter aux circonstances voisines, sans entrer en plus longue recherche et sans en conclurre autre consequence. Pendant les débauches de nostre pauvre estat, on me rapporta qu'une fille, bien pres de là où j'estoy, s'estoit precipitée du haut d'une fenestre pour éviter la force d'un belitre de soldat, [0138v] son hoste; elle ne s'estoit pas tuée à la cheute, et, pour redoubler son entreprise, s'estoit voulu donner d'un cousteau par la gorge, mais on l'en avoit empeschée, toutefois apres s'y estre bien fort blessée. Elle mesme confessoit que le soldat ne l'avoit encore pressée que de requestes, sollicitations et presens, mais qu'elle avoit eu peur qu'en fin il en vint à la contrainte. Et là dessus les parolles, la contenance et ce sang tesmoing de sa vertu, à la vraye façon d'une autre Lucrece. Or, j'ay sçeu, à la vérité, qu'avant et depuis ell'avoit esté garse de non si difficile composition. Comme dict le conte: Tout beau et honneste que vous estes, quand vous aurez failly vostre pointe, n'en concluez pas incontinent une chasteté inviolable en vostre maistresse; ce n'est pas à dire que le muletier n'y trouve son heure. Antigonus, ayant pris en affection un de ses soldars pour sa vertu et vaillance, commanda à ses medecins de le penser d'une maladie longue et interieure qui l'avoit tourmenté long temps, et, s'appercevant apres sa guerison qu'il alloit beaucoup plus froidement aux affaires, luy demanda qui l'avoit ainsi changé et encouardy: Vous mesmes, Sire, luy respondit-il, m'ayant deschargé des maux pour lesquels je ne tenois compte de ma vie. Le soldat de Lucullus, ayant esté dévalisé par les ennemis, fist sur eux, pour se revencher, une belle entreprise. Quand il se fut r'emplumé de sa perte, Lucullus, l'ayant pris en bonne opinion, l'emploioit à quelque exploict hazardeux par toutes les plus belles remonstrances dequoy il se pouvoit adviser,

Verbis quae timido quoque possent addere mentem.

Employez y, respondit-il, quelque miserable soldat dévalisé.

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quantumvis rusticus ibit,
Ibit eo, quo vis, qui zonam perdidit, inquit;

et refusa resoluement d'y aller. Quand nous lisons que Mechmet ayant outrageusement rudoyé Chasan, chef de ses Janissaires, de ce qu'il voyoit sa troupe enfoncée par les Hongres, et luy se porter lachement au combat, Chasan alla, pour toute responce, se ruer furieusement, seul, en l'estat qu'il estoit, les armes au poing, dans le premier corps des ennemis qui se presenta, où il fut soudain englouti: ce n'est à l'adventure pas tant justification que radvisement, ny tant sa prouesse naturelle qu'un nouveau despit. Celuy que vous vistes hier si avantureuz, ne trouvez pas estrange de le voir aussi poltron le [0139] lendemain: ou la cholere, ou la necessité, ou la compagnie, ou le vin, ou le son d'une trompette luy avoit mis le coeur au ventre; ce n'est un coeur ainsi formé par discours; ces circonstances le luy ont fermy; ce n'est pas merveille si le voylà devenu autre par autres circonstances contraires. Cette variation et contradiction qui se void en nous, si souple, a faict qu'aucuns nous songent deux ames, d'autres deux puissances qui nous accompaignent et agitent, chacune à sa mode, vers le bien l'une, l'autre vers le mal, une si brusque diversité ne se pouvant bien assortir à un subjet simple. Non seulement le vent des accidens me remue selon son inclination, mais en outre je me remue et trouble moy mesme par l'instabilité de ma posture; et qui y regarde primement, ne se trouve guere deux fois en mesme estat. Je donne à mon ame tantost un visage, tantost un autre, selon le costé où je la couche. Si je parle diversement de moy, c'est que je me regarde diversement. Toutes les contrarietez s'y trouvent selon quelque tour et en quelque façon. Honteux, insolent; chaste, luxurieux; bavard, taciturne; laborieux, delicat; ingenieux, hebeté; chagrin, debonaire; menteur, veritable; sçavant, ignorant, et liberal, et avare, et prodigue, tout cela, je le vois en moy aucunement, selon que je me vire; et quiconque s'estudie bien attentifvement trouve en soy, voire et en son jugement mesme, cette volubilité et discordance. Je n'ay rien à dire de moy, entierement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot. Distingo est le plus universel membre de ma Logique. Encore que je sois tousjours d'advis de dire du bien le bien, et d'interpreter plustost en bonne part les choses qui le peuvent estre, si

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est-ce que l'estrangeté de nostre condition porte que nous soyons souvent par le vice mesmes poussez à bien faire, si le bien faire ne se jugeoit par la seule intention. Parquoy un fait courageux ne doit pas conclurre un homme vaillant: celui qui le seroit bien à point, il le seroit tousjours, et à toutes occasions. Si c'estoit une habitude de vertu, et non une saillie, elle rendroit un homme pareillement resolu à tous accidens, tel seul qu'en compaignie, tel en camp clos qu'en une bataille: car, quoy qu'on die, il n'y a pas autre vaillance sur le pavé et autre au camp. Aussi courageusement porteroit il une [0139v] maladie en son lict, qu'une blessure au camp, et ne craindroit non plus la mort en sa maison qu'en un assaut. Nous ne verrions pas un mesme homme donner dans la bresche d'une brave asseurance, et se tourmenter apres, comme une femme, de la perte d'un procez ou d'un fils. Quand, estant lache à l'infamie, il est ferme à la pauvreté; quand, estant mol entre les rasoirs des barbiers, il se trouve roide contre les espées des adversaires, l'action est louable, non pas l'homme. Plusieurs Grecs, dict Cicero, ne peuvent veoir les ennemis et se trouvent constants aux maladies; les Cimbres et Celtiberiens tout le rebours: nihil enim potest esse aequabile, quod non a certa ratione proficiscatur. Il n'est point de vaillance plus extreme en son espece que celle d'Alexandre; mais elle n'est qu'en espece, ny assez pleine par tout, et universelle. Toute incomparable qu'elle est, si a elle encores ses taches: qui faict que nous le voyons se troubler si esperduement aux plus legieres soubçons qu'il prent des machinations des siens contre sa vie, et se porter en cette recherche d'une si vehemente et indiscrete injustice et d'une crainte qui subvertit sa raison naturelle. La superstition aussi, de quoy il estoit si fort attaint, porte quelque image de pusillanimité. Et l'exces de la pénitence qu'il fit du meurtre de Clytus, est aussi tesmoignage de l'inégalité de son courage. Nostre faict, ce ne sont que pieces rapportées, voluptatem contemnunt, in dolore sunt molliores; gloriam negligunt, franguntur infamia; et voulons acquerir un honneur à fauces enseignes. La vertu ne veut estre suyvie que pour elle mesme; et, si on emprunte par fois son masque pour autre occasion, elle nous l'arrache aussi tost du visage. C'est une vive et forte teinture, quand l'ame en est une fois abbrevée, et qui ne s'en va qu'elle n'emporte la piece. Voyla pourquoy, pour juger d'un homme, il faut suivre longuement et curieusement sa trace; si la constance ne s'y maintient de son seul fondement, cui vivendi via considerata atque

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provisa est, si la varieté des occurences luy faict changer de pas (je dy de voye, car le pas s'en peut ou haster ou appesantir), laissez le coure: celuy la s'en va avau le vent, comme dict la devise de nostre Talebot. Ce n'est pas merveille, dict un ancien, que le hazard puisse tant sur nous, puis que nous vivons par hazard. A qui n'a dressé en gros sa vie à une certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulieres. Il est impossible de renger les pieces, à qui n'a une forme du total en sa teste. A quoy faire la provision des couleurs à qui ne sçait ce qu'il a à peindre? Aucun ne fait certain dessain de sa vie, et n'en deliberons qu'à parcelles. L'archier doit premierement sçavoir où il vise, et [0140] puis y accommoder la main, l'arc, la corde, la flesche et les mouvemens. Nos conseils fourvoyent, par ce qu'ils n'ont pas d'adresse et de but. Nul vent fait pour celuy qui n'a point de port destiné. Je ne suis pas d'advis de ce jugement qu'on fit pour Sophocles, de l'avoir argumenté suffisant au maniement des choses domestiques, contre l'accusation de son fils, pour avoir veu l'une de ses tragoedies. Ny ne trouve la conjecture des Pariens, envoyez pour reformer les Milesiens, suffisante à la conséquence qu'ils en tirarent. Visitants l'isle, ils remarquoyent les terres mieux cultivées et maisons champestres mieux gouvernées; et, ayants enregistré le nom des maistres d'icelles, comme ils eurent faict l'assemblée des citoyens en la ville, ils nommèrent ces maistres-là pour nouveaux gouverneurs et magistrats: jugeants que, soigneux de leurs affaires privées, ils le seroyent des publiques. Nous sommes tous de lopins, et d'une contexture si informe et diverse, que chaque piece, chaque momant, faict son jeu. Et se trouve autant de difference de nous à nous mesmes, que de nous à autruy. Magnam rem puta unum hominem agere. Puis que l'ambition peut apprendre aux hommes et la vaillance, et la temperance, et la liberalité, voire et la justice; puis que l'avarice peut planter au courage d'un garçon de boutique, nourri à l'ombre et à l'oysiveté, l'asseurance de se jetter si loing du foyer domestique, à la mercy des vagues et de Neptune courroucé, dans un fraile bateau, et qu'elle apprend encore la discretion et la prudence; et que Venus mesme fournit de resolution et de hardiesse la jeunesse encore soubs la discipline et la verge, et gendarme le tendre coeur des pucelles au giron de leurs meres,

Hac duce, custodes furtim transgressa jacentes,
Ad Juvenem tenebris sola puella venit:

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ce n'est pas tour de rassis entendement de nous juger simplement par nos actions de dehors; il faut sonder jusqu'au dedans, et voir par quels ressors se donne le bransle; mais, d'autant que c'est une hazardeuse et haute entreprinse, je voudrois que moins de gens s'en meslassent.
[0140v]

Chapitre 02

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De l'Yvrongnerie

Le monde n'est que varieté et dissemblance. Les vices sont tous pareils en ce qu'ils sont tous vices, et de cette façon l'entendent à l'adventure les Stoiciens. Mais, encore qu'ils soient également vices, ils ne sont pas égaux vices. Et que celuy qui a franchi de cent pas les limites,

Quos ultra citraque nequit consistere rectum,

ne soit de pire condition que celuy qui n'en est qu'à dix pas, il n'est pas croyable; et que le sacrilege ne soit pire que le larrecin d'un chou de nostre jardin:

Nec vincet ratio, tantumdem ut peccet idémque
Qui teneros caules alieni fregerit horti,
Et qui nocturnus divum sacra legerit.

Il y a autant en cela de diversité qu'en aucune autre chose.

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La confusion de l'ordre et mesure des pechez est dangereuse. Les meurtriers, les traistres, les tyrans, y ont trop d'acquest. Ce n'est pas raison que leur conscience se soulage sur ce que tel autre ou est oisif, ou est lascif, ou moins assidu à la devotion. Chacun poise sur le peché de son compagnon, et esleve le sien. Les instructeurs mesme les rangent souvent mal à mon gré. Comme Socrates disoit que le principal office de la sagesse estoit distinguer les biens et les maux: nous autres, à qui le meilleur est toujours en vice, devons dire de mesme de la science de distinguer les vices: sans laquelle bien exacte le vertueux et le meschant demeurent meslez et incognus. Or l'yvrongnerie, entre les autres, me semble un vice grossier et brutal. L'esprit a plus de part ailleurs; et il y a des vices qui ont je ne sçay quoy de genereux, s'il le faut ainsi dire. Il y en a où la science se mesle, la diligence, la vaillance, la prudence, l'adresse et la finesse; cettuy-cy est tout corporel et terrestre. Aussi la plus grossière nation de celles qui sont aujourd'huy, est celle là seule qui le tient en credit. Les autres vices alterent l'entendement: cettuy-cy le renverse, et estonne le corps:

cum vinis vis penetravit,
Consequitur gravitas membrororum, praependiuntur
Crura vacillanti, tardescit lingua, madet mens, [
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Nant oculi; clamor, singultus, jurgia gliscunt.

Le pire estat de l'homme, c'est quand il pert la connoissance et gouvernement de soy. Et en dict on, entre autres choses, que, comme le moust bouillant dans un vaisseau pousse à mont tout ce qu'il y a dans le fonds, aussi le vin faict desbonder les plus intimes secrets à ceux qui en ont pris outre mesure,

tu sapientium
Curas et arcanum jocoso
Consilium retegis Liaeo.

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Josephe conte qu'il tira le ver du nez à un certain ambassadeur que les ennemis luy avoyent envoyé, l'ayant fait boire d'autant. Toutefois Auguste, s'estant fié à Lucius Piso qui conquit la Trace, des plus privez affaires qu'il eut, ne s'en trouva jamais mesconté; ny Tyberius, de Cossus, à qui il se deschargeoit de tous ses conseils, quoy que nous les sçachons avoir esté si fort subjects au vin, qu'il en a fallu rapporter souvant du senat et l'un et l'autre yvre,

Externo inflatum venas de more Lyaeo.

Et commit on aussi fidelement qu'à Cassius, beuveur d'eaue, à Cimber le dessein de tuer Caesar, quoy qu'il s'enyvrast souvent. D'où il respondit plaisamment: Que je portasse un tyran, moy qui ne puis porter le vin ! Nous voyons nos Allemans, noyez dans le vin, se souvenir de leur quartier, du mot et de leur rang,

nec facilis victoria de madidis, et
Blaesis, atque mero titubantibus.

Je n'eusse pas creu d'yvresse si profonde, estoufée et ensevelie, si je n'eusse leu cecy dans les histoires: qu'Attalus ayant convié à souper, pour luy faire une notable indignité, ce Pausanias qui, sur ce mesme subject, tua depuis Philippus, Roy de Macedoine--Roy portant par ses belles qualitez tesmoignage de la nourriture qu'il avoit prinse en la maison et compagnie d'Epaminondas,--il le fit tant boire qu'il peust abandonner sa beauté, insensiblement, comme le corps d'une putain buissonnière, aux muletiers et nombre d'abjects serviteurs de sa maison. Et ce que m'aprint une dame que j'honnore et prise singulierement, que près de Bourdeaus, vers Castres où est sa maison, une femme de village, veufve, de chaste reputation, sentant les premiers ombrages de grossesse, disoit à ses voisines qu'elle penseroit estre enceinte si elle avoit un mari. Mais, du jour à la journée croissant l'occasion de ce soupçon et en fin jusques à l'evidence, ell'en vint là de faire declarer au prosne de son eglise que, qui seroit consent de ce faict en le advouant, elle promettoit de le luy pardonner, et, s'il le trouvoit bon, de l'espouser. Un sien jeune valet de labourage, enhardy de cette proclamation, declara l'avoir trouvée, un jour de feste, ayant bien largement prins son vin, si

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profondement endormie près de son foyer, et si indecemment, qu'il s'en estoit peu servir sans l'esveiller. Ils vivent encore mariez ensemble. Il est certain que l'antiquité n'a pas fort descrié ce vice. Les escris mesmes de plusieurs Philosophes en parlent bien mollement; et, jusques aux Stoyciens, il y en a qui conseillent de se dispenser quelque fois à boire d'autant et de s'enyvrer pour relacher l'ame:

Hoc quoque virtutum quondam certamine, magnum
Socratem palmam promeruisse ferunt.

Ce censeur et correcteur des autres, Caton a esté reproché de bien boire,

Narratur et prisci Catonis
Saepe mero caluisse virtus.

[0141v] Cyrus, Roy tant renommé, allegue entre ses autres louanges, pour se preferer à son frere Artaxerxes, qu'il sçavoit beaucoup mieux boire que luy. Et, és nations les mieux reiglées et policées, cet essay de boire d'autant estoit fort en usage. J'ay ouy dire à Silvius, excellant medecin de Paris, que, pour garder que les forces de nostre estomac ne s'apparessent, il est bon, une fois le mois, les esveiller par cet excez, et les picquer pour les garder de s'engourdir. Et escrit-on que les Perses, apres le vin, consultoient de leurs principaux affaires. Mon goust et ma complexion est plus ennemie de ce vice que mon discours. Car, outre ce que je captive aysément mes creances soubs l'authorité des opinions anciennes, je le trouve bien un vice lache et stupide, mais moins malicieux et dommageable que les autres, qui choquent quasi tous de plus droit fil la societé publique. Et si nous ne nous pouvons donner du plaisir, qu'il ne nous couste quelque chose, comme ils tiennent, je trouve que ce vice coute moins à nostre conscience que les autres; outre ce qu'il n'est point de difficile apprest, et malaisé à trouver, considération non mesprisable.

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Un homme avancé en dignité et en aage, entre trois principales commoditez qu'il me disoit luy rester en la vie, comptoit ceste-cy. Mais il la prenoit mal. La delicatesse y est à fuyr et le soingneux triage du vin. Si vous fondez vostre volupté à le boire agreable, vous vous obligez à la douleur de le boire par fois desagreable. Il faut avoir le goust plus lache et plus libre. Pour estre bon beuveur, il ne faut le palais si tendre. Les Allemans boivent quasi esgalement de tout vin avec plaisir. Leur fin, c'est l'avaler plus que le gouster. Ils en ont bien meilleur marché. Leur volupté est bien plus plantureuse et plus en main. Secondement, boire à la Françoise à deux repas et moderéement, en crainte de sa santé, c'est trop restreindre les faveurs de ce Dieu. Il y faut plus de temps et de constance. Les anciens franchissoyent des nuicts entieres à cet exercice et y attachoyent souvent les jours. Et si faut dresser son ordinaire plus large et plus ferme. J'ay veu un grand seigneur de mon temps, personnage de hautes entreprinses et fameux succez, qui, sans effort, et au train de ses repas communs, ne beuvoit guère moins de cinq lots de vin, et ne se montroit, au partir de là, que trop sage et advisé aux despens de noz affaires. Le plaisir, duquel nous voulons tenir compte au cours de nostre vie, doit en employer plus d'espace. Il faudroit, comme des garçons de boutique et gents de travail, ne refuser nulle occasion de boire et avoir ce desir tousjours en teste. Il semble que, tous les jours, nous raccourcissons l'usage de cestuy-cy; et qu'en noz maisons, comme j'ay veu en mon enfance, les desjuners, les ressiners et les collations fussent bien plus frequentes et ordinaires qu'à present. Seroit ce qu'en quelque chose nous allassions vers l'amendement ? Vrayement non. Mais c'est que nous nous sommes beaucoup plus jettez à la paillardise que noz peres. Ce sont deux occupations qui s'entrempeschent en leur vigueur. Elle a affoibli nostre estomach d'une part, et, d'autre part, la sobriété sert à nous rendre plus coints, plus damerets pour l'exercice de l'amour. C'est merveille des comptes que j'ay ouy faire à mon pere de la chasteté de son siecle. C'estoit à luy d'en dire, estant tres-advenant, et par art et par nature, à l'usage des dames. Il parloit peu et bien; et si mesloit son langage de quelque ornement des livres vulgaires, sur tout Espaignols; et, entre les Espaignols, luy estoit ordinaire celuy qu'ils nomment Marc Aurelle. La contenance, il l'avoit d'une gravité douce, humble et tres-modeste. Singulier soing de l'honnesteté et decence de sa personne et de ses habits, soit à pied, soit à cheval. Monstrueuse foy en ses parolles, et une conscience et religion en general penchant plustost vers la superstition que vers l'autre bout. Pour un homme de petite taille, plein de

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vigueur et d'une stature droitte et bien proportionnée. D'un visage aggreable, tirant sur le brun. Adroit et exquis en tous nobles exercices. J'ay veu encore des cannes farcies de plomb, desquelles on dict qu'il exerçoit ses bras pour se preparer à ruer la barre ou la pierre, ou à l'escrime, et des souliers aux semelles plombées pour s'alleger au courir et à sauter. Du primsaut il a laissé en memoire des petits miracles. Je l'ai veu, pardelà soixante ans, se moquer de noz alaigresses, se jetter avec sa robbe fourrée sur un cheval, faire le tour de la table sur son pouce, ne monter guere en sa chambre sans s'eslancer trois ou quatre degrez à la fois. Sur mon propos, il disoit qu'en toute une province à peine y avoit-il une femme de qualité qui fut mal nommée; recitoit des estranges privautez, nommeement siennes, aveq des honnestes femmes sans soupçon quelconque. Et de soy, juroit sainctement estre venu vierge à son mariage; et si avoit eu fort longue part aux guerres delà les monts, desquelles il nous a laissé, de sa main, un papier journal suyvant poinct par poinct ce qui s'y passa, et pour le publiq et pour son privé. Aussi se maria-il bien avant en aage, l'an 1528--qui estoit son trente-troisiesme--retournant d'Italie. Revenons à noz bouteilles. Les incommoditez de la vieillesse, qui ont besoing de quelque appuy et refrechissement, pourroyent m'engendrer avecq raison desir de cette faculté: car c'est quasi le dernier plaisir que le cours des ans nous dérobe. La chaleur naturelle, disent les bons compaignons, se prent premierement aux pieds: celle là touche l'enfance. De là elle monte à la moyenne region, où elle se plante long temps et y produit, selon moy, les seuls vrais plaisirs de la vie corporelle: les autres voluptez dorment au pris. Sur la fin, à la mode d'une vapeur qui va montant et s'exhalant, ell' arrive au gosier, où elle faict sa derniere pose. Je ne puis pourtant entendre comment on vienne à allonger le plaisir de boire outre la soif, et se forger en l'imagination un appetit artificiel et contre nature. Mon [0142] estomac n'yroit pas jusques là: il est assez empesché à venir a-bout de ce qu'il prend pour son besoing. Ma constitution est ne faire cas du boire que pour la suitte du manger; et boy à cette cause le dernier coup quasi tousjours le plus grand. Anacharsis s'estonnoit que les Grecs beussent sur la fin du repas en plus grands

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verres que au commencement. C'estoit, comme je pense, pour la mesme raison que les Alemans le font, qui commencent lors le combat à boire d'autant. Platon defend aux enfans de boire vin avant dixhuict ans, et avant quarante de s'enyvrer; mais, à ceux qui ont passé les quarante, il ordonne de s'y plaire; et mesler largement en leurs convives l'influence de Dionysius, ce bon dieu qui redonne aux hommes la gayeté, et la jeunesse aux vieillards, qui adoucit et amollit les passions de l'ame, comme le fer s'amollit par le feu. Et en ses loix trouve telles assemblées à boire (pourveu qu'il y aie un chef de bande à les contenir et regler) utiles, l'yvresse estant une bonne espreuve et certaine de la nature d'un chascun, et quand et quand propre à donner aux personnes d'aage le courage de s'esbaudir en danses et en la musique, choses utiles et qu'ils n'osent entreprendre en sens rassis. Que le vin est capable de fournir à l'ame de la temperance, au corps de la santé. Toutesfois ces restrinctions, en partie empruntées des Carthaginois, luy plaisent: Qu'on s'en espargne en expedition de guerre; que tout magistrat et tout juge s'en abstienne sur le point d'executer sa charge et de consulter des affaires publiques; qu'on n'y employe le jour, temps deu à d'autres occupations, ny celle nuict qu'on destine à faire des enfans. Ils disent que le philosophe Stilpo, aggravé de vieillesse, hasta sa fin à escient par le breuvage de vin pur. Pareille cause, mais non du propre dessein, suffoca aussi les forces abattues par l'aage du philosophe Arcesilaus. Mais c'est une vieille et plaisante question, si l'ame du sage seroit pour se rendre à la force du vin,

Si munitae adhibet vim sapientiae.

A combien de vanité nous pousse cette bonne opinion que nous avons de nous ! La plus reiglée ame du monde n'a que trop affaire à se tenir en pieds et à se garder de ne s'emporter par terre de sa propre foiblesse. De mille, il n'en est pas une qui soit droite et rassise un instant de sa vie; et se pourroit mettre en doubte si, selon sa naturelle condition, elle y peut jamais estre. Mais d'y joindre la constance, c'est sa derniere perfection; je dis quand rien ne la choquerait, ce que mille accidens peuvent faire. Lucrece, ce grand poete, a beau Philosopher et se bander, le voylà rendu insensé par un breuvage amoureux. Pensent ils qu'une Apoplexie n'estourdisse aussi bien Socrates qu'un portefaix? Les uns ont oublié leur nom mesme par la force d'une maladie, et une legiere blessure a renversé le jugement à d'autres. Tant sage qu'il voudra, mais en fin

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c'est un homme: qu'est il plus caduque, plus miserable et plus de neant? La sagesse ne force pas nos conditions naturelles:

Sudores itaque et pallorem existere toto
Corpore, et infringi linguam, vocémque aboriri,
Caligare oculos, sonere aures, succidere artus,
Denique concidere ex animi terrore videmus.

Il faut qu'il sille les yeux au coup qui le menasse; il faut qu'il fremisse, planté au bord d'un precipice, comme un enfant: Nature ayant voulu se reserver ces legeres marques de son authorité, inexpugnables à nostre raison et à la vertu Stoique, pour luy apprendre sa mortalité et nostre fadeze. Il pallit à la peur, il rougit à la honte; il se pleint à l'estrette d'une verte colique, sinon d'une voix desesperée et esclatante, au moins d'une voix cassée et enrouée,

Humani a se nihil alienum putet.

Les poetes qui feignent tout à leur poste, n'osent pas descharger seulement des larmes leurs heros: [0142v]

Sic fatur lachrymans, classique immittit habenas.

Luy suffise de brider et moderer ses inclinations, car, de les emporter, il n'est pas en luy. Cetuy mesme nostre Plutarque, si parfaict et excellent juge des actions humaines, à voir Brutus et Torquatus tuer leurs enfans, est entré en doubte si la vertu pouvoit donner jusques là, et si ces personnages n'avoyent pas esté plustost agitez par quelque autre passion. Toutes actions hors les bornes ordinaires sont subjectes à sinistre interpretation, d'autant que nostre goust n'advient non plus à ce qui est au dessus de luy, qu'à ce qui est au dessous. Laissons cette autre secte faisant expresse profession de fierté. Mais quand, en la secte mesme estimée la plus molle, nous oyons ces ventances de Metrodorus: Occupavi te, Fortuna, atque cepi; omnesque aditus tuos interclusi, ut ad me aspirare non posses; quand Anaxarchus,

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par l'ordonnance de Nicocreon, tyran de Cypre, couché dans un vaisseau de pierre et assommé à coups de mail de fer, ne cesse de dire: Frappez, rompez, ce n'est pas Anaxarchus, c'est son estuy que vous pilez; quand nous oyons nos martyrs crier au Tyran au milieu de la flamme: C'est assez rosti de ce costé là, hache le, mange le, il est cuit, recommance de l'autre; quant nous oyons en Josephe cet enfant tout deschiré des tenailles mordantes et persé des aleines d'Antiochus, le deffier encore, criant d'une voix ferme et asseurée: Tyran, tu pers temps, me voicy tousjours à mon aise; où est cette douleur, où sont ces tourmens, dequoy tu me menassois? n'y sçais tu que cecy? ma constance te donne plus de peine que je n'en sens de ta cruauté; ô lache belistre, tu te rens, et je me renforce; fay moy pleindre, fay moy flechir, fay moy rendre, si tu peux; donne courage à tes satellites et à tes bourreaux; les voylà defaillis de coeur, ils n'en peuvent plus; arme les, acharne les:--certes il faut confesser qu'en ces ames là il y a quelque alteration et quelque fureur, tant sainte soit elle. Quand nous arrivons à ces saillies Stoïques: J'ayme mieux estre furieux que voluptueux, mot d'Antisthenes,

Maneiein mallon e etheiein;

quand Sextius nous dit qu'il ayme mieux estre enferré de la douleur que de la volupté; quand Epicurus entreprend de se faire mignarder à la goute, et, refusant le repos et la santé, que de gayeté de coeur il deffie les maux, et, mesprisant les douleurs moins aspres, dedaignant les luiter et les combatre, qu'il [0143] en appelle et desire des fortes, poignantes et dignes de luy,

Spumantémque dari pecora inter inertia votis
Optat aprum, aut fulvum descendere monte leonem,

qui ne juge que ce sont boutées d'un courage eslancé hors de son giste? Nostre ame ne sçauroit de son siege atteindre si haut. Il faut qu'elle le quitte et s'esleve, et, prenant le frein aux dents, qu'elle emporte et ravisse son homme si loing qu'apres il s'estonne luy-mesme de son faict; comme, aux exploicts de la guerre, la chaleur du combat pousse les soldats genereux souvent à franchir des pas si hazardeux, qu'estant revenuz à eux ils en transissent d'estonnement les premiers; comme aussi les poetes sont espris souvent d'admiration de leurs propres ouvrages et ne reconnoissoient plus la trace par où ils ont passé une si belle carriere. C'est ce qu'on appelle aussi en eux ardeur et manie. Et comme Platon dict que pour neant hurte à la porte de la poesie un homme rassis, aussi dit Aristote que aucune ame excellente n'est exempte de meslange de folie. Et a raison

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d'appeler folie tout eslancement, tant louable soit-il, qui surpasse nostre propre jugement et discours. D'autant que la sagesse c'est un maniment reglé de nostre ame, et qu'elle conduit avec mesure et proportion, et s'en respond. Platon argumente ainsi, que la faculté de prophetizer est au dessus de nous; qu'il nous faut estre hors de nous quand nous la traittons: il faut que nostre prudence soit offusquée ou par le sommeil ou par quelque maladie, ou enlevée de sa place par un ravissement céleste.

Chapitre 03

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Coustume de l'Isle de Cea

Si philosopher c'est douter, comme ils disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit estre doubter. Car c'est aux apprentifs à enquerir et à debatre, et au cathedrant de resoudre. Mon cathedrant, c'est l'authorité de la volonté divine, qui nous reigle sans contredit et qui a son rang au dessus de ces humaines et vaines contestations. Philippus estant entré à main armée au Peloponese, quelcun disoit à Damidas que les Lacedemoniens [0143v] auroient beaucoup à souffrir, s'ils ne se remettoient en sa grace: Et, poltron, respondit-il, que peuvent souffrir ceux qui ne craignent point la mort? On demandoit aussi à Agis comment un homme pourroit vivre libre: Mesprisant, dict-il, le mourir. Ces propositions et mille pareilles qui se rencontrent à ce propos, sonnent evidemment quelque chose au delà d'attendre patiemment la mort quand elle nous vient. Car il y a en la vie plusieurs accidens pires à souffrir que la mort mesme. Tesmoing cet enfant Lacedemonien pris par Antigonus et vendu pour serf, lequel, pressé par son maistre de s'employer à quelque service abject: Tu verras, dit-il, qui tu as acheté; ce me seroit honte de servir, ayant la liberté si à main; et ce disant se precipita du haut de la maison. Antipater menassant asprement les Lacedemoniens pour les renger à certaine sienne demande: Si tu nous menasses de pis que la mort, respondirent-ils, nous mourrons plus volontiers. Et à Philippus leur ayant escrit qu'il empescheroit toutes leurs entreprinses: Quoy ! nous empescheras-tu aussi de mourir? C'est ce qu'on dit, que le sage vit tant qu'il doit, non pas tant qu'il peut; et que le present que nature nous ait fait le plus favorable, et qui nous oste tout moyen de nous pleindre de nostre condition, c'est de nous avoir laissé la clef des champs. Elle n'a ordonné qu'une entrée à la vie, et cent mille yssues. Nous pouvons avoir faute de terre pour y vivre, mais de terre pour y mourir nous n'en pouvons avoir faute, comme respondit Boiocatus aux Romains. Pourquoy te plains tu de ce monde? il ne te tient pas: si tu vis en peine, ta lacheté en est cause; à mourir il ne reste que le vouloir:

Ubique mors est: optime hoc cavit Deus,
Eripere vitam nemo non homini potest;
At nemo mortem: mille ad hanc aditus patent.

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Et ce n'est pas la recepte à une seule maladie: la mort est la recepte à tous maux. C'est un port tres-asseuré, qui n'est jamais à craindre, et souvent à rechercher. Tout revient à un, que [0144] l'homme se donne sa fin, ou qu'il la souffre; qu'il coure au devant de son jour, ou qu'il l'attende: d'où qu'il vienne, c'est tousjours le sien; en quelque lieu que le filet se rompe, il y est tout, c'est le bout de la fusée. La plus volontaire mort, c'est la plus belle. La vie despend de la volonté d'autruy; la mort, de la nostre. En aucune chose nous ne devons tant nous accommoder à nos humeurs, qu'en celle-là. La reputation ne touche pas une telle entreprise, c'est folie d'en avoir respect. Le vivre, c'est servir, si la liberté de mourir en est à dire. Le commun train de la guerison se conduit aux despens de la vie: on nous incise, on nous cauterise, on nous detranche les membres, on nous soustrait l'aliment et le sang; un pas plus outre, nous voilà gueris tout à fait. Pourquoy n'est la vaine du gosier autant à nostre commandement que la mediane? Aux plus fortes maladies les plus forts remedes. Servius le Grammairien, ayant la goutte, n'y trouva meilleur conseil que de s'appliquer du poison et de tuer ses jambes. Qu'elles fussent podagriques à leur poste, pourveu que ce fut sans sentiment' Dieu nous donne assez de congé, quand il nous met en tel estat que le vivre nous est pire que le mourir. C'est foiblesse de ceder aux maux, mais c'est folie de les nourrir. Les Stoiciens disent que c'est vivre convenablement à nature, pour le sage, de se departir de la vie, encore qu'il soit en plein heur, s'il le faict opportuneement; et au fol de maintenir sa vie, encore qu'il soit miserable, pour veu qu'il soit, en la plus grande part des choses qu'ils disent estre selon Nature. Comme je n'offense les loix qui sont faictes contre les larrons, quand j'emporte le mien, et que je me coupe ma bourse; ny des boutefeuz, quand je brusle mon bois: aussi ne suis je tenu aux loix faictes contre les meurtriers pour m'avoir osté ma vie. Hegesias disoit que, comme la condition de la vie, aussi la condition de la mort devoit despendre de nostre eslection. Et Diogenes, rencontrant le philosophe Speusippus, affligé de longue hydropisie, se faisant porter en littière, qui luy escria: Le bon salut ! Diogenes.--A toi, point de salut, respondit il, qui souffres le vivre, estant en tel estat.

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De vray, quelque temps après Speusippus se fit mourir, ennuié d'une si penible condition de vie. Cecy ne s'en va pas sans contraste. Car plusieurs tiennent que nous ne pouvons abandonner cette garnison du monde sans le commandement expres de celuy qui nous y a mis; et que c'est à Dieu, qui nous a icy envoyez non pour nous seulement, ains pour sa gloire et service d'autruy, de nous donner congé quand il lui plaira, non à nous de le prendre; que nous ne sommes pas nez pour nous, ains aussi pour nostre païs; les loix nous redemandent conte de nous pour leur interest, et ont action d'homicide contre nous; autrement, comme deserteurs de nostre charge, nous sommes punis et en cetuicy et en l'autre monde:

Proxima deinde tenent maesti loca, qui sibi laetum
Insontes peperere manu, lucémque perosi
Projecere animas.

Il y a bien plus de constance à user la chaine qui nous tient [0144v] qu'à la rompre, et plus d'espreuve de fermeté en Regulus qu'en Caton. C'est l'indiscretion et l'impatience qui nous haste le pas. Nuls accidens ne font tourner le dos à la vive vertu; elle cherche les maux et la douleur comme son aliment. Les menasses des tyrans, les gehenes et les bourreaux l'animent et la vivifient:

Duris ut ilex tonsa bipennibus
Nigrae feraci frondis in Algido,
Per damna, per caedes, ab ipso
Ducit opes animumque ferro.

Et comme dict l'autre:

Non est, ut putas, virtus, pater,
Timere vitam, sed malis ingentibus
Obstare, nec se vertere ac retro dare.
Rebus in adversis facile est contemnere mortem:
Fortius ille facit qui miser esse potest.

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C'est le rolle de la couardise, non de la vertu, de s'aller tapir dans un creux, soubs une tombe massive, pour eviter les coups de la fortune. Elle ne rompt son chemin et son train pour orage qu'il face,

Si fractus illabatur orbis,
Inpavidam ferient ruinae.

Le plus communement, la fuitte d'autres inconveniens nous pousse à cettuy-cy: voire quelquefois la fuite de la mort fait que nous y courons, Hic, rogo, non furor est, ne moriare, mori? comme ceux qui, de peur du precipice, s'y lancent eux mesmes:

multos in summa pericula misit
Venturi timor ipse mali; fortissimus ille est,
Qui promptus metuenda pati, si cominus instent,
Et differe potest.
Usque adeo, mortis formidine, vitae,
Percipit humanos odium, lucisque videndae,
Ut sibi consciscant maerenti pectore lethum, [0145]
Obliti fontem curarum hunc esse timorem.

Platon, en ces loix, ordonne sepulture ignominieuse à celuy qui a privé son plus proche et plus amy, sçavoir est soy mesme, de la vie et du cours des destinées, non contraint par jugement publique, ny par quelque triste et inevitable accident de la fortune, ny par une honte insupportable, mais par lascheté et foiblesse d'une ame craintive. Et l'opinion qui desdaigne nostre vie, elle est ridicule. Car en fin c'est nostre estre, c'est nostre tout. Les choses qui ont un estre plus noble et plus riche, peuvent accuser le nostre; mais c'est contre nature que nous nous mesprisons et mettons nous mesmes à nonchaloir; c'est une maladie particuliere, et qui ne se voit en aucune autre creature, de se hayr et desdeigner. C'est de pareille vanité que nous desirons estre autre chose que ce que nous sommes. Le fruict d'un tel desir ne nous touche pas, d'autant qu'il se

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contredict et s'empesche en soy. Celuy qui desire d'estre fait d'un homme ange, il ne fait rien pour luy, il n'en vaudroit de rien mieux. Car, n'estant plus, qui se resjouyra et ressentira de cet amendement pour luy?

Debet enim, miserè cui forte aegréque futurum est,
Ipse quoque esse in eo tum tempore, cum male possit
Accidere.

La securité, l'indolence, l'impassibilité, la privation des maux de cette vie, que nous achetons au pris de la mort, ne nous apporte aucune commodité. Pour neant evite la guerre celuy qui ne peut jouyr de la paix; et pour neant fuit la peine, qui n'a dequoy savourer le repos. Entre ceux du premier advis, il y a eu grand doute sur ce: Quelles occasions sont assez justes pour faire entrer un homme en ce party de se tuer? Ils appellent cela

eulogon eksagogen.

Car, quoy qu'ils dient qu'il faut souvent mourir pour causes legieres, puis que celles qui nous tiennent en vie ne sont guiere fortes, si y faut il quelque mesure. Il y a des humeurs fantastiques et sans discours qui ont poussé non des hommes particuliers seulement, mais des peuples, à se deffaire. J'en ay allegué par cy devant des exemples; et nous lisons en outre, des vierges Milesienes, que, par une conspiration furieuse, elles se pendoient les unes apres les autres, jusques à ce que le [0145v] magistrat y pourveust, ordonnant que celles qui se trouveroyent ainsi pendues, fussent trainées du mesme licol, toutes nues, par la ville. Quand Threicion presche Cleomenes de se tuer pour le mauvais estat de ses affaires, et, ayant fuy la mort plus honorable en la bataille qu'il venoit de perdre, d'accepter cette autre qui luy est seconde en honneur, et ne donner poinct loisir au victorieux de luy faire souffrir ou une mort ou une vie honteuse, Cleomenes, d'un courage Lacedemonien et Stoique, refuse ce conseil comme lache et effeminé: C'est une recepte, dit-il, qui ne me peut jamais manquer, et de laquelle il ne se faut servir tant qu'il y a un doigt d'esperance de reste; que le vivre est quelquefois constance et vaillance; qu'il veut que sa mort mesme serve à son pays et en veut faire un acte d'honneur et de vertu. Threicion se creut dès lors et se tua. Cleomenes en fit aussi autant depuis; mais ce fut apres avoir essayé le dernier point de la fortune. Tous les inconvenients ne valent pas qu'on veuille mourir pour les eviter. Et puis, y ayant tant de soudains changemens aux choses humaines, il est malaisé à juger à quel point nous sommes justement au bout de nostre esperance:

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Sperat et in saeva victus gladiator arena,
Sit licet infesto pollice turba minax.

Toutes choses, dict un mot ancien, sont esperables à un home pendant qu'il vit. Ouy mais, respond Seneca, pourquoy auray je plustost en la teste cela, que la fortune peut toutes choses pour celuy qui est vivant, que cecy, que fortune ne peut rien sur celuy qui sçait mourir? On voit Josephe engagé en un si apparent danger et si prochain, tout un peuple s'estant eslevé contre luy, que, par discours, il n'y pouvoit avoir aucune resource; toutefois, estant, comme il dit, conseillé sur ce point par un de ses amis de se deffaire, bien luy servit de s'opiniatrer encore en l'esperance: car la fortune contourna, outre toute [0146] raison humaine, cet accident, si qu'il s'en veid délivré sans aucun inconvenient. Et Cassius et Brutus, au contraire, acheverent de perdre les reliques de la Romaine liberté, de laquelle ils estoient protecteurs, par la precipitation et temerité dequoy ils se tuerent avant le temps et l'occasion. J'ay veu cent lievres se sauver sous les dents des levriers. Aliquis carnifici suo superstes fuit.

Multa dies variusque labor mutabilis aevi
Rettulit in melius; multos alterna revisens
Lusit, et in solido rursus fortuna locavit.

Pline dit qu'il n'y a que trois sortes de maladie pour lesquelles eviter on aye droit de se tuer: la plus aspre de toutes, c'est la pierre à la vessie quand l'urine en est retenue; Seneque, celes seulement qui esbranlent pour long temps les offices de l'ame. Pour eviter une pire mort, il y en a qui sont d'advis de la prendre à leur poste. Damocritus, chef des Aetoliens, mené prisonnier à Rome, trouva moyen de nuict d'eschapper. Mais, suivy par ses gardes, avant que se laisser reprendre, il se donna de l'espée au travers le corps. Antinous et Theodotus, leur ville d'Epire reduitte à l'extrémité par les Romains, furent d'advis au peuple de se tuer tous; mais le conseil de se rendre plus tost ayant gaigné, ils allerent chercher la mort, se ruants

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sur les ennemis, en intention de frapper, non de se couvrir. L'isle de Goze forcée par les Turcs, il y a quelques années, un Sicilien qui avoit deux belles filles prestes à marier, les tua de sa main, et leur mere après qui accourut à leur mort. Cela faict, sortant en rue avec une arbaleste et une harquebouze, de deux coups il en tua les deux premiers Turcs qui s'aprocherent de sa porte, et puis, mettant l'espée au poing, s'alla mesler furieusement, où il fut soudain envelopé et mis en pieces, se sauvant ainsi du servage, après en avoir delivré les siens. Les femmes Juifves, apres avoir fait circoncire leurs enfans, s'alloient precipiter quant et eux, fuyant la cruauté d'Antiochus. On m'a conté qu'un prisonnier de qualité estant en nos conciergeries, ses parens, advertis qu'il seroit certainement condamné, pour éviter la honte de telle mort, aposterent un prestre pour luy dire que le souverain remede de sa delivrance estoit qu'il se recommandast à tel sainct, avec tel et tel veu, et qu'il fut huit jours sans prendre aucun aliment, quelque defaillance et foiblesse qu'il sentit en soy. Il l'en creut, et par ce moyen se deffit, sans y penser, de sa vie et du dangier. Scribonia, conseillant Libo, son nepveu, de se tuer plustost que d'attendre la main de la justice, luy disoit que c'estoit proprement faire l'affaire d'autruy que de conserver sa vie pour la remettre entre les mains de ceux qui la viendroient chercher trois ou quatre jours apres, et que c'estoit servir ses ennemis de garder son sang pour leur en faire curée. Il se lict dans la Bible que Nicanor, persecuteur de la Loy de Dieu, ayant envoyé ses sattelittes pour saisir le bon vieillard Rasias, surnommé pour l'honneur de sa vertu le pere aux Juifs, comme ce bon homme [0146v] n'y veit plus d'ordre, sa porte bruslée, ses ennemis prests à le saisir, choisissant de mourir genereusement plustost que de venir entre les mains des meschans, et de se laisser mastiner contre l'honneur de son rang, qu'il se frappa de son espée; mais le coup pour la haste n'ayant pas esté bien assené, il courut se precipiter du haut d'un mur au travers de la trouppe, laquelle s'escartant et luy faisant place, il cheut droictement sur la teste. Ce neantmoins, se sentant encore quelque reste de vie, il r'alluma son courage, et, s'eslevant en pieds, tout ensanglanté et chargé de coups, et fauçant la presse, donna jusques à certain rocher coupé et precipiteux, où, n'en pouvant plus, il print, par l'une de ses plaies à deux mains ses entrailles, les deschirant et froissant, et les jetta à travers les poursuivans, appellant sur eux et attestant la vengeance divine. Des violences qui se font à la conscience, la plus à eviter, à mon advis, c'est celle qui se faict à la chasteté des femmes, d'autant qu'il y a quelque plaisir corporel naturellement meslé parmy; et, à cette cause, le dissentement

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n'y peut estre assez entier, et semble que la force soit meslée à quelque volonté. Pelagia et Sophronia toutes deux canonisées, celle-là se precipita dans la riviere avec sa mere et ses soeurs pour eviter la force de quelques soldats, et cette-cy se tua aussi pour eviter la force de Maxentius l'Empereur. L'histoire ecclésiastique a en reverence plusieurs tels exemples de personnes devotes qui apelerent la mort à garant contre les outrages que les tirans preparoient à leur conscience. Il nous sera à l'adventure honnorable aux siecles advenir qu'un sçavant autheur de ce temps, et notamment Parisien, se met en peine de persuader aux Dames de nostre siecle de prendre plustost tout autre party que d'entrer en l'horrible conseil d'un tel des-espoir. Je suis marry qu'il n'a sceu, pour mesler à ses comptes, le bon mot que j'apprins à Toulouse, d'une femme passée par les mains de quelques soldats: Dieu soit loué, disoit-elle, qu'au [0147] moins une fois en ma vie je m'en suis soulée sans peché' A la verité, ces cruautez ne sont pas dignes de la douceur Françoise; aussi, Dieu mercy, nostre air s'en voit infiniment purgé depuis ce bon advertissement: suffit qu'elles dient nenny en le faisant, suyvant la reigle du bon Marot. L'Histoire est toute pleine de ceux qui, en mille façons, ont changé à la mort une vie peneuse. Lucius Aruntius se tua pour, disoit il, fuir et l'advenir et le passé. Granius Silvanus et Statius Proximus, après estre pardonnez par Neron, se tuerent, ou pour ne vivre de la grace d'un si meschant homme, ou pour n'estre en peine une autre fois d'un second pardon, veu sa facilité aux soupçons et accusations à l'encontre des gens de bien. Spargapizès, fils de la Royne Tomyris, prisonnier de guerre de Cyrus, employa à se tuer la premiere faveur que Cyrus luy fit de le faire destacher, n'ayant pretendu autre fruit de sa liberté que de venger sur soy la honte de sa prinse. Bogez, gouverneur en Eione de la part du Roy Xerxes, assiegé par l'armée des Atheniens sous la conduitte de Cimon, refusa la composition de s'en retourner seurement en Asie à tout sa chevance, impatient de survivre à la perte de ce que son maistre luy avoit donné en garde; et, apres avoir desfendu jusques à l'extrémité sa ville, n'y restant plus que manger, jecta premierement en la riviere Strymon tout l'or et tout ce dequoy il luy sembla l'ennemy pouvoir faire plus de butin. Et puis, ayant ordonné allumer un grand bucher, et esgosiller femme, enfans, concubines et serviteurs, les meit dans le feu, et puis soy-mesme. Ninachetuen, seigneur Indois, ayant senty le premier vent de la deliberation du vice-Roy Portugais de le deposseder, sans aucune cause

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apparante, de la charge qu'il avoit en Malaca, pour donner au Roy de Campar, print à part soy cette resolution. Il fit dresser un eschaffault plus long que large, appuyé sur des colomnes, royallement tapissé et orné de fleurs et de parfuns en abondance. Et puis, s'estant vestu d'une robe de drap d'or chargée de quantité de pierreries de hault prix, sortit en rue, et par des degrez monta sur l'eschaffault, en un coing duquel il y avoit un bucher de bois aromatiques allumé. Le monde accourut voir à quelle fin ces preparatifs inaccoustumés. Ninachetuen remontra, d'un visage hardy et mal contant, l'obligation que la nation Portugaloise lui avoit; combien fidelement il avoit versé en sa charge; qu'ayant si souvent tesmoigné pour autruy, les armes en main, que l'honneur luy estoit de beaucoup plus cher que la vie, il n'estoit pas pour en abandonner le soing pour soy-mesmes; que, sa fortune luy refusant tout moyen de s'opposer à l'injure qu'on luy vouloit faire, son courage au moins luy ordonnoit de s'en oster le sentiment et de servir de fable au peuple et de triomphe à des persones qui valoient moins que luy. Ce disant, il se jetta dans le feu. Sextilia, femme de scaurus, et paxea, femme de Labeo, pour encourager leurs maris à eviter les dangiers qui les pressoyent, ausquels elles n'avoyent part que par l'interest de l'affection conjugale, engagerent volontairement la vie pour leur servir, en cette extreme necessité, d'exemple et de compaignie. Ce qu'elles firent pour leurs maris, Cocceius Nerva le fit pour sa patrie, moins utillement, mais de pareil amour. Ce grand Jurisconsulte, fleurissant en santé, en richesses, en reputation, en credit près de l'Empereur, n'eust autre cause de se tuer que la compassion du miserable estat de la chose publique Romaine. Il ne se peut rien adjouster à la delicatesse de la mort de la femme de Fulvius, familier d'Auguste. Auguste, ayant descouvert qu'il avoit esventé un secret important qu'il luy avoit fié, un matin qu'il le vint voir, luy en fit une maigre mine. Il s'en retourna au logis, plain de desespoir; et dict tout piteusement à sa femme qu'estant tombé en ce malheur il estoit resolu de se tuer. Elle tout franchement: Tu ne feras que raison, veu qu'ayant assez souvent experimenté l'incontinance de ma langue, tu ne t'en es point donné de garde. Mais laisse, que je me tue la premiere. Et, sans autrement marchander, se donna d'une espée dans le corps. Vibius Virius desespéré du salut de sa ville assiegée par les Romains, et de leur misericorde, en la derniere deliberation de leur senat, apres plusieurs remonstrances employées à cette fin, conclud que le plus beau estoit d'eschapper à la fortune par leurs propres mains: Les ennemis les en auroient en honneur, et Hannibal sentiroit combien fideles amis il auroit abandonnés. Conviant ceux qui approuveroient son advis, d'aller prendre un bon souper qu'on avoit dressé chez lui, où, apres avoir fait

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bonne chere, ils boiroyent ensemble de ce qu'on luy presenteroit: Breuvage qui delivrera noz corps des tourments, noz ames des injures, noz yeux et noz oreilles du sentiment de tant de villains maux que les vaincus ont à souffrir des vainqueurs tres cruels et offencez. J'ay, disoit-il, mis ordre qu'il y aura personnes propres à nous jetter dans un bucher au devant de mon huis, quand nous serons expirez. Assez approuverent cette haute resolution, peu l'imiterent. Vingt et sept senateurs le suivirent et, apres avoir essayé d'estouffer dans le vin cette fascheuse pensée, finirent leur repas par ce mortel mets; et, s'entre-embrassans après avoir en commun deploré le malheur de leur païs, les uns se retirerent en leurs maisons, les autres s'arresterent pour estre enterrez dans le feu de Vibius avec luy. Et eurent tous la mort si longue, la vapeur du vin ayant occupé les veines et retardant l'effect du poison, qu'aucuns furent a une heure pres de veoir les ennemis dans Capoue, qui fut emportée le lendemain et d'encourir les miseres qu'ils avoyent si cherement fuy. Taurea Jubellius, un autre citoyen de là, le Consul Fulvius retournant de cette honteuse boucherie qu'il avoit faicte de deux cents vingt-cinq Senateurs, le rappella fierement par son nom, et l'ayant arresté: Commande, fit-il, qu'on me massacre aussi apres tant d'autres, afin que tu te puisses vanter d'avoir tué un beaucoup plus vaillant homme que toy. Fulvius le desdeignant comme insensé (aussi que sur l'heure il venoit de recevoir lettres de Rome contraires à l'inhumanité de son execution, qui luy lioient les mains), Jubellius continua: Puis que mon païs prins, mes amis morts, et ayant de ma main occis ma femme et mes enfans pour les soustraire à la desolation de cette ruine, il m'est interdict de mourir de la mort de mes concitoyens, empruntons de la vertu la vengeance de cette vie odieuse. Et, tirant un glaive qu'il avoit caché, s'en donna au travers la poitrine, tumbant renversé mourant aux pieds du Consul. Alexandre assiegeoit une ville aux Indes: ceux de dedans, se trouvans pressez, se resolurent vigoureusement à le priver du plaisir de cette victoire, et s'embraisarent universellement tous, quand et leur ville, en despit de son humanité. Nouvelle guerre: les [0147v] ennemis combattoient pour les sauver, eux pour se perdre; et faisoient pour garentir leur mort toutes les choses qu'on faict pour garentir sa vie. Astapa, ville d'Espaigne, se trouvant faible de murs et de deffenses, pour soustenir les Romains, les habitans firent un amas de leurs richesses et meubles en la place, et ayants rangé au dessus de ce monceau les femmes et les enfans, et l'ayants entourné de bois et matiere propre à prendre feu soudainement, et laissé cinquante jeunes hommes d'entre eux pour l'execution de leur resolution, feirent une sortie où, suivant leur voeu, à faute de pouvoir vaincre, ils se feirent tous tuer. Les cinquante, apres

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avoir massacré toute ame vivante esparse par leur ville, et mis le feu en ce monceau, s'y lancerent aussi, finissants leur genereuse liberté en un estat insensible plus tost que douloureux et honteux, et montrant aux ennemis que, si fortune l'eust voulu, ils eussent eu aussi bien le courage de leur oster la victoire, comme ils avoient eu de la leur rendre et frustratoire et hideuse, voire et mortelle à ceux qui, amorcez par la lueur de l'or coulant dans cette flamme, s'en estans approchez en bon nombre, y furent suffoquez et bruslez, le reculer leur estant interdict par la foulle qui les suivoit. Les Abydeens, pressez par Philippus, se resolurent de mesmes. Mais, estans prins de trop court?, le Roy, ayant horreur de voir la precipitation temeraire de cette execution (les thresors et les meubles qu'ils avoyent diversement condamnez au feu et au naufrage, saisis), retirant ses soldats, leur conceda trois jours à se tuer à l'aise; lesquels ils remplirent de sang et de meurtre au delà de toute hostile cruauté; et ne s'en sauva une seule personne qui eust pouvoir sur soy. Il y a infinis exemples de pareilles conclusions populaires, qui semblent plus aspres d'autant que l'effect en est plus universel. Elles le sont moins que séparées. Ce que le discours ne feroit en chacun, il le faict en tous: l'ardeur de la société ravissant les particuliers jugements. Les condamnez qui attendoyent l'execution, du temps de Tibere, perdoient leurs biens et estoient privez de sepulture; ceux qui l'anticipoyent en se tuant eux mesme, estoyent enterrez et pouvoyent faire testament. Mais on desire aussi quelque fois la mort pour l'esperance d'un plus grand bien. Je desire, dict sainct Paul, estre dissoult pour estre avec Jesus-Christ; et: Qui me desprendra de ces liens? Cleombrotus Ambraciota, ayant leu le Phaedon de Platon, entra en si grand appetit de la vie advenir que, sans autre occasion, il s'alla precipiter en la mer. Par où il appert combien improprement nous appellons desespoir cette dissolution volontaire à laquelle la chaleur de l'espoir nous porte souvent, et souvent une tranquille et rassise inclination de jugement. Jacques du Chastel, Evesque de Soissons, au voyage d'outremer que fist Saint Loys, voyant le Roy et toute l'armée en train de revenir en France laissant les affaires de la religion imparfaites, print resolution de s'en aller plus tost en paradis. Et, ayant dict à Dieu à ses amis, donna seul, à la veue d'un chacun, dans l'armée des ennemis, où il fut mis en pieces. En certain Royaume de ces nouvelles terres, au jour d'une solemne procession, auquel l'idole qu'ils adorent, est promenée en publiq sur un char de merveilleuse grandeur, outre ce, qu'il se voit plusieurs se destaillants les morceaux de leur chair vive à luy offrir, il s'en voit nombre

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d'autres se prosternants emmy la place, qui se font mouldre et briser souz les roues, pour en acquerir apres leur mort veneration de saincteté, qui leur est rendue. La mort de cet Evesque, les armes au poing, a de la generosité plus, et moins de sentiment, l'ardeur du combat en amusant une partie. Il y a des polices qui se sont meslées de reigler la justice et opportunité des morts volontaires. En nostre Marseille, il se gardoit, au temps passé, du venin préparé à tout de la cigue, aux despens publics, pour ceux qui voudroyent haster leurs jours, ayant premierement approuvé aux six cens, qui estoit leur senat, les raisons de leur entreprise; et n'estoit loisible autrement que par congé du magistrat et par occasions legitimes de mettre la main sur soy. Cette loy estoit encor' ailleurs. Sextus Pompeius, allant en Asie, passa par l'Isle de Cea de Negrepont. Il advint de fortune, pendant qu'il y estoit, comme nous l'apprend l'un de ceux de sa compaignie, qu'une femme de grande authorité, ayant rendu compte à ses citoyens pourquoy elle estoit resolue de finir sa vie, pria Pompeius d'assister à sa mort pour la rendre plus honnorable: ce qu'il fit; et, ayant long temps essaié pour neant, à force d'éloquence qui luy estoit [0148] merveilleusement à main, et de persuasion, de la destourner de ce dessein, souffrit en fin qu'elle se contentast. Elle avoit passé quatre vingts et dix ans en tres-heureux estat d'esprit et de corps; mais lors, couchée sur son lit mieux paré que de coustume et appuiée sur le coude: Les dieux, dit elle, ô Sextus Pompeius, et plustost ceux que je laisse que ceux que je vay trouver, te sçachent gré dequoy tu n'as desdaigné d'estre et conseiller de ma vie et tesmoing de ma mort' De ma part, ayant tousjours essayé le favorable visage de fortune, de peur que l'envie de trop vivre ne m'en face voir un contraire, je m'en vay d'une heureuse fin donner congé aux restes de mon ame, laissant de moy deux filles et une legion de nepveux. Cela faict, ayant presché et enhorté les siens à l'union et à la paix, leur ayant départy ses biens et recommandé les dieux domestiques à sa fille aisnée, elle print d'une main asseurée la coupe où estoit le venin; et, ayant faict ses veux à Mercure et les prieres de la conduire en quelque heureux siege en l'autre monde, avala brusquement ce mortel breuvage. Or entretint elle la compagnie du progrez de son operation et comme les parties de son corps se sentoyent saisies de froid l'une apres l'autre, jusques à ce qu'ayant dit en fin qu'il arrivoit au coeur et aux entrailles, elle appella ses filles pour luy faire le dernier office et luy clorre les yeux. Pline récite de certaine nation hyperborée, qu'en icelle, pour la douce température de l'air, les vies ne se finissent communément que par

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la propre volonté des habitans; mais, qu'estans las et sous de vivre, ils ont en coustume, au bout d'un long aage, apres avoir fait bonne chere, se precipiter en la mer du haut d'un certain rocher destiné à ce service. La douleur insupportable et une pire mort me semblent les plus excusables incitations.
[0148v]

Chapitre 04

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A Demain les Affaires

Je donne avec raison, ce me semble, la palme à Jacques Amiot sur tous nos escrivains François, non seulement pour la naïfveté et pureté du langage, en quoy il surpasse tous autres, ny pour la constance d'un si long travail, ny pour la profondeur de son sçavoir, ayant peu développer si heureusement un autheur si espineux et ferré (car on m'en dira ce qu'on voudra: je n'entens rien au Grec, mais je voy un sens si beau, si bien joint et entretenu par tout en sa traduction que, ou il a certainement entendu l'imagination vraye de l'autheur, ou, ayant par longue conversation planté vivement dans son ame une generale Idée de celle de Plutarque, il ne luy a au-moins rien presté qui le desmente ou qui le desdie); mais sur tout je lui sçay bon gré d'avoir sçeu trier et choisir un livre si digne et si à propos, pour en faire present à son pays. Nous autres ignorans estions perdus, si ce livre ne nous eust relevez du bourbier:

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sa mercy, nous osons à cett'heure et parler et escrire; les dames en regentent les maistres d'escole; c'est nostre breviaire. Si ce bon homme vit, je luy resigne Xenophon pour en faire autant: c'est un' occupation plus aisée, et d'autant plus propre à sa vieillesse; et puis, je ne sçay comment, il me semble, quoy qu'il se desmele bien brusquement et nettement d'un mauvais pas, que toutefois son stile est plus chez soy, quand il n'est pas pressé et qu'il roulle à son aise. J'estois à cett'heure sur ce passage où Plutarque dict de soy-mesmes que Rusticus, assistant à une sienne declamation à Rome, y receut un paquet de la part de l'Empereur, et temporisa de l'ouvrir jusques à ce que tout fut faict: en quoy (dit-il) toute l'assistance loua singulierement la gravité de ce personnage. De vray, estant sur le propos de la curiosité, et de cette [0149] passion avide et gourmande de nouvelles, qui nous fait avec tant d'indiscretion et d'impatience abandonner toutes choses pour entretenir un nouveau venu, et perdre tout respect et contenance pour crocheter soudain, où que nous soyons, les lettres qu'on nous apporte, il a eu raison de louer la gravité de Rusticus; et pouvoit encor y joindre la louange de sa civilité et courtoisie de n'avoir voulu interrompre le cours de sa declamation. Mais je fay doute qu'on le peut louer de prudence: car, recevant à l'improveu lettres et notamment d'un Empereur, il pouvoit bien advenir que le differer à les lire eust esté d'un grand prejudice. Le vice contraire à la curiosité, c'est la nonchalance, vers laquelle je penche evidemment de ma complexion, et en laquelle j'ay veu plusieurs hommes si extremes, que trois ou quatre jours apres on retrouvoit encores en leur pochette les lettres toutes closes qu'on leur avoit envoyées. Je n'en ouvris jamais, non seulement de celles qu'on m'eut commises, mais de celles mesme que la fortune m'eut fait passer par les mains; et faits conscience si mes yeux desrobent par mesgarde quelque cognoissance des lettres d'importance qu'il lit, quand je suis à costé d'un grand. Jamais homme ne s'enquist moins et ne fureta moins és affaires d'autruy. Du temps de nos peres Monsieur de Boutieres cuida perdre Turin pour, estant en bonne compaignie à souper, avoir remis à lire un advertissement qu'on luy donnoit des trahisons qui se dressoient contre cette ville, où il commandoit; et ce mesme Plutarque m'a appris que Julius Caesar se fut sauvé, si, allant au senat le jour qu'il y fut tué par les conjurez, il eust leu un memoire qu'on luy presenta. Et fait aussi le conte d'Archias, Tyran de Thebes, que le soir, avant l'execution de l'entreprise que Pelopidas

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avoit faicte de le tuer pour remettre son païs en liberté, il luy fut escrit par un autre Archias, Athenien, de point [0149v] en point ce qu'on luy preparoit; et que, ce pacquet luy ayant esté rendu pendant son souper, il remit à l'ouvrir, disant ce mot qui, dépuis, passa en proverbe en Grece: A demain les affaires. Un sage homme peut, à mon opinion, pour l'interest d'autruy, comme pour ne rompre indecemment compaignie, ainsi que Rusticus, ou pour ne discontinuer un autre affaire d'importance, remettre à entendre ce qu'on luy apporte de nouveau; mais, pour son interest ou plaisir particulier, mesmes s'il est homme ayant charge publique, pour ne rompre son disner, voyre ny son sommeil, il est inexcusable de le faire. Et anciennement estoit à Rome la place consulaire, qu'ils appelloyent, la plus honnorable à table, pour estre plus à delivre et plus accessible à ceux qui surviendroyent pour entretenir celuy qui y seroit assis. Tesmoignage que, pour estre à table, ils ne se departoyent pas de l'entremise d'autres affaires et survenances. Mais, quand tout est dit, il est mal-aisé és actions humaines de donner reigle si juste par discours de raison, que la fortune n'y maintienne son droict.

Chapitre 05

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De la Conscience

Voyageant un jour, mon frere sieur de la Brousse et moy, durant nos guerres civiles, nous rancontrames un gentil'homme de bonne façon: il estoit du party contraire au nostre, mais je n'en sçavois rien, car il se contrefaisoit autre; et le pis de ces guerres, c'est que les cartes sont si meslées, vostre ennemy n'estant distingué d'avec vous de aucune marque apparente, ny de langage, ny de port, nourry en mesmes loix, meurs et mesme air, qu'il est mal-aisé d'y eviter confusion et desordre. Cela me faisoit craindre à moy mesme de rencontrer nos trouppes en lieu où je ne fusse conneu, pour n'estre en peine de dire mon nom, [0150] et de pis à l'adventure. Comme il m'estoit autrefois advenu: car en un tel mescompte je perdis et hommes et chevaux, et m'y tua l'on miserablement entre autres un page gentil-homme Italien, que je nourrissois soigneusement, et fut esteincte en luy une tres-belle enfance et plaine de grande esperance. Mais cettuy-cy en avoit une frayeur si esperdue, et je le voiois si mort à chasque rencontre d'hommes à cheval et passage de villes qui tenoient pour le Roy, que je devinay en fin que c'estoient alarmes que sa conscience luy donnoit. Il sembloit à ce pauvre homme qu'au travers de son masque et des croix de sa cazaque on iroit lire jusques dans son coeur ses secrettes intentions. Tant est merveilleux l'effort

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de la conscience' Elle nous faict trahir, accuser et combattre nous mesme, et, à faute de tesmoing estrangier, elle nous produit, contre nous:

Occultum quatiens animo tortore flagellum.

Ce conte est en la bouche des enfans. Bessus, Poeonien, reproché d'avoir de gayeté de coeur abbatu un nid de moineaux et les avoir tuez, disoit avoir eu raison, par ce que ces oysillons ne cessoient de l'accuser faucement du meurtre de son pere. Ce parricide jusques lors avoit esté occulte et inconnu; mais les furies vengeresses, de la conscience, le firent mettre hors à celuy mesmes qui en devoit porter la penitence. Hesiode corrige le dire de Platon, que la peine suit de bien pres le peché: car il dit qu'elle naist en l'instant et quant et quant le peché. Quiconque attent la peine, il la souffre; et quiconque l'a meritée, l'attend. La meschanceté fabrique des tourmens contre soy,

Malum consilium consultori pessimum,

comme la mouche guespe picque et offence autruy, mais plus soy-mesme, car elle y perd son éguillon et sa force pour jamais, [0150v]

vitasque in vulnere ponunt.

Les Cantarides ont en elles quelque partie qui sert contre leur poison de contrepoison, par une contrarieté de nature. Aussi, à mesme qu'on prend le plaisir au vice, il s'engendre un desplaisir contraire en la conscience, qui nous tourmente de plusieurs imaginations penibles, veillans et dormans,

Quippe ubi se multi, per somnia saepe loquentes,
Aut morbo delirantes, procraxe ferantur,
Et celata diu in medium peccata dedisse.

Apollodorus songeoit qu'il se voyoit escorcher par les Scythes, et puis bouillir dedans une marmite, et que son coeur murmuroit en disant: Je te suis cause de tous ces maux. Aucune cachette ne sert aux meschans,

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disoit Epicurus, parce qu'ils ne se peuvent asseurer d'estre cachez, la conscience les descouvrant à eux mesmes,

prima est haec ultio, quod se
Judice nemo nocens absolvitur.

Comme elle nous remplit de crainte, aussi fait elle d'asseurance et de confience. Et je puis dire avoir marché en plusieurs hazards d'un pas bien plus ferme, en consideration de la secrete science que j'avois de ma volonté et innocence de mes desseins.

Conscia mens ut cuique sua est, ita concipit intra
Pectora pro facto spemque metumque suo.

Il y en a mille exemples; il suffira d'en alleguer trois de mesme personnage. Scipion, estant un jour accusé devant le peuple Romain d'une accusation importante, au lieu de s'excuser ou de flater ses juges: Il vous siera bien, leur dit il, de vouloir entreprendre de juger de la teste de celuy par le moyen duquel vous avez l'authorité de juger de tout le monde. Et, un'autre fois, pour toute responce aux imputations que luy mettoit sus un Tribun du peuple, au lieu de plaider sa cause: Allons, dit-il, mes citoyens, allons rendre graces aux Dieux de la [0151] victoire qu'ils me donnarent contre les Carthaginois en pareil jour que cettuy-cy; et, se mettant à marcher devant vers le temple, voylà toute l'assemblé et son accusateur mesmes à sa suite. Et Petilius ayant esté suscité par Caton pour luy demander conte de l'argent manié en la province d'Antioche, Scipion, estant venu au Senat pour cet effect, produisit le livre des raisons qu'il avoit dessoubs sa robbe, et dit que ce livre en contenoit au vray la recepte et la mise; mais, comme on le luy demanda pour le mettre au greffe, il le refusa, disant ne se vouloir pas faire cette honte à soy mesme; et, de ses mains, en la presence du senat, le deschira et mit en pieces. Je ne croy pas qu'une ame cauterizée sçeut contrefaire une telle asseurance. Il avoit le coeur trop gros de nature et accoustumé à trop haute fortune, dict Tite Live, pour qu'il sceut estre criminel et se desmettre à la bassesse de deffendre son innocence. C'est une dangereuse invention que celle des gehenes, et semble que ce soit plustost un essay de patience que de vérité. Et celuy qui les peut souffrir, cache la verité, et celuy qui ne les peut souffrir. Car pourquoy la douleur me fera elle plustost confesser ce qui en est, qu'elle

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ne me forcera de dire ce qui n'est pas? Et, au rebours, si celuy qui n'a pas fait ce dequoy on l'accuse, est assez patient pour supporter ces tourments, pourquoy ne le sera celuy qui l'a fait, un si beau guerdon que de la vie luy estant proposé? Je pense que le fondement de cette invention est appuyé sur la consideration de l'effort de la conscience. Car, au coulpable, il semble qu'elle aide à la torture pour luy faire confesser sa faute, et qu'elle l'affoiblisse; et, de l'autre part, qu'elle fortifie l'innocent contre la torture. Pour dire vray, c'est un moyen plein d'incertitude et de danger. Que ne diroit on, que ne feroit on pour fuyr à si griefves douleurs? Etiam innocentes cogit mentiri dolor. D'où il advient que celuy que le juge a gehenné, pour ne le faire mourir innocent, il le face mourir et innocent et gehenné. Mille et mille en ont chargé leur teste de fauces confessions. Entre lesquels je loge Philotas, considerant les circonstances du procez qu'Alexandre luy fit et le progrez de sa geine. Mais tant y a que c'est, dict on, le moins mal que l'humaine foiblesse aye peu inventer. Bien inhumainement pourtant et bien inutilement, à mon advis' Plusieurs nations, moins barbares en cela que la grecque et la romaine qui les en appellent, estiment horrible et cruel de tourmenter et desrompre un homme de la faute duquel vous estes encores en doubte. Que peut il mais de vostre ignorance? Estes-vous pas injustes, qui, pour ne le tuer sans occasion, luy faites pis que le tuer? Qu'il soit ainsi: voyez combien de fois il ayme mieux mourir sans raison que de passer par cete information plus penible que le supplice, et qui souvent, par son aspreté, devance le supplice, et l'execute. Je ne sçay d'où je tiens ce conte, mais il rapporte exactement la conscience de nostre justice. Une femme de village accusoit devant un general d'armée, grand justicier, un soldat pour avoir arraché à ses petits enfans ce peu de bouillie qui luy restoit à les substanter, cette armée ayant ravagé tous les villages à l'environ. De preuve, il n'y en avoit point. Le general, après avoir sommé la femme de regarder bien à ce qu'elle disoit, d'autant qu'elle seroit coupable de son accusation si elle mentoit, et elle persistant, il fit ouvrir le ventre au soldat pour s'esclaircir de la vérité du faict. Et la femme se trouva avoir raison. Condemnation instructive.
[0151v]

Chapitre 06

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De l'Exercitation

Il est malaisé que le discours et l'instruction, encore que nostre creance s'y applique volontiers, soient assez puissantes pour nous acheminer jusques à l'action, si outre cela nous n'exerçons et formons nostre ame par experience au train auquel nous la voulons renger: autrement, quand elle sera au propre des effets, elle s'y trouvera sans doute empeschée. Voylà pourquoy, parmy les philosophes, ceux qui ont voulu atteindre à quelque plus grande excellence, ne se sont pas contentez d'attendre à couvert et en repos les rigueurs de la fortune, de peur qu'elle ne les surprint inexperimentez et nouveaux au combat; ains ils luy sont allez au devant, et se sont jettez à escient à la preuve des difficultez. Les uns

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en ont abandonné les richesses pour s'exercer à une pauvreté volontaire; les autres ont recherché le labeur et une austerité de vie penible pour se durcir au mal et au travail; d'autres se sont privez des parties du corps les plus cheres, comme de la veue et des membres propres à la generation, de peur que leur service, trop plaisant et trop mol, ne relaschast et n'attendrist la fermeté de leur ame. Mais à mourir, qui est la plus grande besoigne que nous ayons à faire, l'exercitation ne nous y peut ayder. On se peut, par usage et par experience, fortifier contre les douleurs, la honte, l'indigence et tels autres accidents; mais, quant à la mort, nous ne la pouvons essayer qu'une fois; nous y sommes tous apprentifs quand nous y venons. Il s'est trouvé anciennement des hommes si excellens mesnagers du temps, qu'ils ont essayé en la mort mesme de la gouster et savourer, et ont bandé leur esprit pour voir que c'estoit de ce passage, mais ils ne sont pas revenus nous en dire les nouvelles:

nemo expergitus extat [0152]
Frigida quem semel est vitai pausa sequuta.

Canius Julius, noble homme Romain, de vertu et fermeté singuliere, ayant esté condamné à la mort par ce marault de Caligula, outre plusieurs merveilleuses preuves qu'il donna de sa resolution, comme il estoit sur le point de souffrir la main du bourreau, un philosophe, son amy, luy demanda: Et bien, Canius, en quelle démarche est à cette heure vostre ame? que fait elle? en quels pensemens estes vous?-- Je pensois, luy respondit-il, à me tenir prest et bandé de toute ma force, pour voir si, en cet instant de la mort, si court et si brief, je pourray appercevoir quelque deslogement de l'ame, et si elle aura quelque ressentiment de son yssue, pour, si j'en aprens quelque chose, en revenir donner apres, si je puis, advertissement à mes amis. Cettuy-cy philosophe non seulement jusqu'à la mort, mais en la mort mesme. Quelle asseurance estoit-ce, et quelle fierté de courage, de vouloir que sa mort luy servit de leçon, et avoir loisir de penser ailleurs en un si grand affaire' Jus hoc animi morientis habebat. Il me semble toutefois qu'il y a quelque façon de nous apprivoiser à elle et de l'essayer aucunement. Nous en pouvons avoir experience, sinon entiere et parfaicte, au moins telle, qu'elle ne soit pas inutile, et qui nous

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rende plus fortifiez et asseurez. Si nous ne la pouvons joindre, nous la pouvons approcher, nous la pouvons reconnoistre; et, si nous ne donnons jusques à son fort, au moins verrons nous et en prattiquerons les advenues. Ce n'est pas sans raison qu'on nous fait regarder à nostre sommeil mesme, pour la ressemblance qu'il a de la mort. Combien facilement nous passons du veiller au dormir' Avec combien peu d'interest nous perdons la connoissance de la lumiere et de nous' A l'adventure pourroit sembler inutile et contre nature la faculté du sommeil qui nous prive de toute action et de tout sentiment, n'estoit que, par iceluy, nature nous instruict qu'elle nous a pareillement faicts pour mourir que pour vivre, et, dès la vie, nous présente l'eternel estat qu'elle nous garde apres icelle, pour nous y accoustumer et nous en oster la crainte. Mais ceux qui sont tombez par quelque violent accident en defaillance de coeur et qui y ont perdu tous sentimens, ceux là, à mon advis, ont esté bien pres de voir son vray et naturel visage: car, quant à l'instant et au point du passage, il n'est pas à craindre qu'il porte avec soy aucun travail ou desplaisir, [0152v] d'autant que nous ne pouvons avoir nul sentiment sans loisir. Nos souffrances ont besoing de temps, qui est si court et si precipité en la mort qu'il faut necessairement qu'elle soit insensible. Ce sont les approches que nous avons à craindre; et celles-là peuvent tomber en experience. Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination que par effect. J'ay passé une bonne partie de mon aage en une parfaite et entière santé: je dy non seulement entiere, mais encore allegre et bouillante. Cet estat, plein de verdeur et de feste, me faisoit trouver si horrible la consideration des maladies que, quand je suis venu à les experimenter, j'ay trouvé leurs pointures molles et làches au pris de ma crainte. Voicy que j'espreuve tous les jours: suis-je à couvert chaudement dans une bonne sale, pendant qu'il se passe une nuict orageuse et tempesteuse, je m'estonne et m'afflige pour ceux qui sont lors en la campaigne; y suis-je moymesme, je ne desire pas seulement d'estre ailleurs. Cela seul, d'estre toujours enfermé dans une chambre, me sembloit insupportable: je fus incontinent dressé à y estre une semaine, et un mois, plein d'émotion, d'alteration et de foiblesse; et ay trouvé que, lors de ma santé, je plaignois les malades beaucoup plus que je ne me trouve à plaindre moymesme quand j'en suis, et que la force de mon apprehention encherissoit pres de moitié l'essence et verité de la chose. J'espere qu'il m'en adviendra de mesme de la mort, et qu'elle ne vaut pas la peine que je prens à tant d'apprests que je dresse et tant de secours que j'appelle

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et assemble pour en soustenir l'effort: mais, à toutes advantures, nous ne pouvons nous donner trop d'avantage. Pendant nos troisiesmes troubles ou deuxiesmes (il ne me souvient pas bien de cela), m'estant allé un jour promener à une lieue de chez moy, qui suis assis dans le moiau de tout le trouble des guerres civiles de France, estimant estre en toute seureté et si voisin de ma retraicte que je [0153] n'avoy point besoin de meilleur equipage, j'avoy pris un cheval bien aisé, mais non guiere ferme. A mon retour, une occasion soudaine s'estant presentée de m'aider de ce cheval à un service qui n'estoit pas bien de son usage, un de mes gens, grand et fort, monté sur un puissant roussin qui avoit une bouche desesperée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardy et devancer ses compaignons vint à le pousser à toute bride droict dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le foudroier de sa roideur et de sa pesanteur, nous envoyant l'un et l'autre les pieds contremont: si que voilà le cheval abbatu et couché tout estourdy, moy dix ou douze pas au delà, mort, estendu à la renverse, le visage tout meurtry et tout escorché, mon espée que j'avoy à la main, à plus de dix pas au delà, ma ceinture en pieces, n'ayant ny mouvement ny sentiment, non plus qu'une souche. C'est le seul esvanouissement que j'aye senty jusques à cette heure. Ceux qui estoient avec moy, apres avoir essayé par tous les moyens qu'ils peurent, de me faire revenir, me tenans pour mort, me prindrent entre leurs bras, et m'emportoient avec beaucoup de difficulté en ma maison, qui estoit loing de là environ une demy lieue Françoise. Sur le chemin, et après avoir esté plus de deux grosses heures tenu pour trespassé, je commençay à me mouvoir et respirer: car il estoit tombé si grande abondance de sang dans mon estomac que, pour l'en descharger, nature eust besoin de resusciter ses forces. On me dressa sur mes pieds, où je rendy un plein seau de bouillons de sang pur, et, plusieurs fois par le chemin, il m'en falut faire de mesme. Par là je commençay à reprendre un peu de vie, mais ce fut par les menus et par un si long traict de temps que mes premiers sentimens estoient beaucoup plus approchans de la mort que de la vie,

Perche, dubbiosa anchor del suo ritorno,
Non s'assecura attonita la mente.

Cette recordation que j'en ay fort empreinte en mon ame, me representant son visage et son idée si pres du naturel, me concilie aucunement

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à elle. Quand je commençay à y voir, ce fut d'une veue si foible et si morte, que je ne discernois encores rien que la lumiere,

come quel ch'or apre or chiude
Gli occhi, mezzo tra'l sonno è l'esser desto.

Quand aux functions de l'ame, elles naissoient avec mesme progrez que celles du corps. Je me vy tout sanglant, car mon pourpoinct estoit taché par tout du sang que j'avoy rendu. La premiere pensée qui me vint, ce fut que j'avoy une harquebusade en la teste: de vray, en mesme temps, il s'en tiroit plusieurs autour de nous. Il me sembloit que ma vie ne me tenoit plus qu'au bout des lèvres: je fermois les yeux pour ayder, ce me sembloit, à la pousser hors, et prenois plaisir à m'alanguir et à me laisser aller. C'estoit une imagination qui ne faisoit que nager superficiellement en mon ame, aussi tendre et aussi foible que tout le reste, mais à la verité non seulement exempte de desplaisir, ains meslée à cette douceur que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil. Je croy que c'est ce mesme estat où se trouvent ceux qu'on voit défaillans de foiblesse en l'agonie de la mort; et tiens que nous les plaignons sans cause, estimans qu'ils soient agitez de griéves douleurs, ou avoir l'ame pressée de cogitations penibles. C'a esté tousjours mon advis, contre l'opinion de plusieurs, et mesme d'Estienne de La Boetie, que ceux que nous voyons ainsi renversez et assopis aux approches de leur fin, ou accablez de la longueur du mal, ou par l'accident d'une apoplexie, ou mal caduc,

vi morbi saepe coactus
Ante oculos aliquis nostros, ut fulminis ictu,
Concidit, et spumas agit; ingemit, et fremit artus; [0154]
Desipit, extentat nervos, torquetur, anhelat,
Inconstanter et in jactando membra fatigat,

ou blessez en la teste, que nous oyons rommeller et rendre par fois des souspirs trenchans, quoy que nous en tirons aucuns signes par où il semble qu'il leur reste encore de la cognoissance, et quelques mouvemens que nous leur voyons faire du corps; j'ay tousjours pensé, dis-je, qu'ils avoient et l'ame et le corps enseveli et endormy:

Vivit, et est vitae nescius ipse suae

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Et ne pouvois croire que, à un si grand estonnement de membres et si grande défaillance des sens, l'ame peut maintenir aucune force au dedans pour se reconnoistre; et que, par ainsin, ils n'avoient aucun discours qui les tourmentast et qui leur peut faire juger et sentir la misere de leur condition; et que, par consequent, ils n'estoient pas fort à plaindre. Je n'imagine aucun estat pour moy si insupportable et horrible, que d'avoir l'ame vifve et affligée, sans moyen de se declarer: comme je dirois de ceux qu'on envoye au supplice, leur ayant couppé la langue, si ce n'estoit qu'en cette sorte de mort la plus muette me semble la mieux seante, si elle est accompaignée d'un ferme visage et grave; et comme ces miserables prisonniers qui tombent és mains des vilains bourreaux soldats de ce temps, desquels ils sont tourmentez de toute espece de cruel traictement pour les contraindre à quelque rançon excessive et impossible, tenus cependant en condition et en lieu où ils n'ont moyen quelconque d'expression et signification de leurs pensées et de leur misere. Les Poetes ont feint quelques dieux favorables à la delivrance de ceux qui trainoient ainsin une mort languissante,

hunc ego Diti
Sacrum jussa fero, téque isto corpore solvo.

Et les voix et responses courtes et descousues qu'on leur [0154v] arrache à force de crier autour de leurs oreilles et de les tempester, ou des mouvemens qui semblent avoir quelque consentement à ce qu'on leur demande, ce n'est pas tesmoignage qu'ils vivent pourtant, au moins une vie entiere. Il nous advient ainsi sur le beguayement du sommeil, avant qu'il nous ait du tout saisis, de sentir comme en songe ce qui se faict autour de nous, et suyvre les voix d'une ouye trouble et incertaine qui semble ne donner qu'aux bords de l'ame; et faisons des responses, à la suitte des dernieres paroles qu'on nous a dites, qui ont plus de fortune que de sens. Or, à présent que je l'ay essayé par effect, je ne fay nul doubte que je n'en aye bien jugé jusques à cette heure. Car, premierement, estant tout esvanouy, je me travaillois d'entr'ouvrir mon pourpoinct à belles ongles (car j'estoy desarmé), et si sçay que je ne santoy en l'imagination rien qui me blessat: car il y a plusieurs mouvemens en nous qui ne partent pas de nostre ordonnance,

Semianimésque micant digiti ferrumque retractant.

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Ceux qui tombent, eslancent ainsi les bras au devant de leur cheute, par une naturelle impulsion qui fait que nos membres se prestent des offices et ont des agitations à part de nostre discours:

Falciferos memorant currus abscindere membra,
Ut tremere in terra videatur ab artubus id quod
Decidit abscissum, cum mens tamen atque hominis vis
Mobilitate mali non quit sentire dolorem.

J'avoy mon estomac pressé de ce sang caillé, mes mains y couroient d'elles mesmes, comme elles font souvent où il nous demange, contre l'advis de nostre volonté. Il y a plusieurs animaux, et des hommes mesmes, apres qu'ils sont trespassez, ausquels on voit resserrer et remuer des muscles. Chacun sçait par experience qu'il y a des parties qui se branslent, dressent et couchent souvent sans son congé. Or ces passions qui ne nous touchent que par l'escorse, ne se peuvent dire nostres. Pour les [0155] faire nostres, il faut que l'homme y soit engagé tout entier; et les douleurs que le pied ou la main sentent pendant que nous dormons, ne sont pas à nous. Comme j'approchai de chez moy, où l'alarme de ma cheute avoit des-jà couru, et que ceux de ma famille m'eurent rencontré avec les cris accoustumez en telles choses, non seulement je respondois quelque mot à ce qu'on me demandoit, mais encore ils disent que je m'advisay de commander qu'on donnast un cheval à ma femme, que je voyoy s'empestrer et se tracasser dans le chemin, qui est montueux et mal-aisé. Il semble que cette consideration deut partir d'une ame esveillée; si est-ce que je n'y estois aucunement: c'estoyent des pensemens vains, en nue, qui estoyent esmeuz par les sens des yeux et des oreilles; ils ne venoyent pas de chez moy. Je ne sçavoy pourtant ny d'où je venoy, ny où j'aloy; ny ne pouvois poiser et considerer ce que on me demandoit: ce sont des legiers effects que les sens produisoyent d'eux mesmes, comme d'un usage; ce que l'ame y prestoit, c'estoit en songe, touchée bien legierement, et comme lechée seulement et arrosée par la molle impression des sens. Cependant mon assiete estoit à la vérité tres-douce et paisible; je n'avoy affliction ny pour autruy ny pour moy: c'estoit une langueur et une extreme foiblesse, sans aucune douleur. Je vy ma maison sans la recognoistre. Quand on m'eust couché, je senty une infinie douceur à ce repos, car j'avoy esté vilainement tirassé par ces pauvres gens, qui avoyent pris la peine de me porter sur leurs bras par un long et tres-

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mauvais chemin, et s'y estoient lassez deux ou trois fois les uns apres les autres. On me presenta force remedes, dequoy je n'en receuz aucun, tenant pour certain que j'estoy blessé à mort par la teste. C'eust esté sans mentir une mort bien heureuse: car la foiblesse de mon discours me gardoit d'en rien juger, et celle du corps d'en rien sentir. Je me laissoy [0155v] couler si doucement et d'une façon si douce et si aisée que je ne sens guiere autre action moins poisante que celle-là estoit. Quand je vins à revivre et à reprendre mes forces,

Ut tandem sensus convaluere mei,

qui fut deux ou trois heures apres, je me senty tout d'un train rengager aux douleurs, ayant les membres tous moulus et froissez de ma cheute: et en fus si mal deux ou trois nuits après, que j'en cuiday remourir encore un coup, mais d'une mort plus vifve; et me sens encore de la secousse de cette froissure. Je ne veux pas oublier cecy, que la derniere chose en quoy je me peus remettre, ce fut la souvenance de cet accident; et me fis redire plusieurs fois où j'aloy, d'où je venoy, à quelle heure cela m'estoit advenu, avant que de le pouvoir concevoir. Quant à la façon de ma cheute, on me la cachoit en faveur de celuy qui en avoit esté cause, et m'en forgeoit on d'autres. Mais long temps apres, et le lendemain, quand ma memoire vint à s'entr'ouvrir et me representer l'estat où je m'estoy trouvé en l'instant que j'avoy aperçeu ce cheval fondant sur moy (car je l'avoy veu à mes talons et me tins pour mort, mais ce pensement avoit esté si soudain que la peur n'eut pas loisir de s'y engendrer), il me sembla que c'estoit un esclair qui me frapoit l'ame de secousse et que je revenoy de l'autre monde. Ce conte d'un évenement si legier est assez vain, n'estoit l'instruction que j'en ay tirée pour moy: car, à la verité, pour s'aprivoiser à la mort, je trouve qu'il n'y a que de s'en avoisiner. Or, comme dict Pline, chacun est à soy-mesmes une très-bonne discipline, pourveu qu'il ait la suffisance de s'espier de près. Ce n'est pas ici ma doctrine, c'est mon estude; et n'est pas la leçon d'autruy, c'est la mienne. Et ne me doibt on sçavoir mauvais gré pour tant, si je la communique. Ce qui me sert, peut aussi par accident servir à un autre. Au demeurant, je ne gaste rien, je n'use que du mien. Et, si je fay le fol, c'est à mes despends et sans l'interest de personne. Car c'est en follie qui meurt en moy, qui n'a point de suitte. Nous n'avons nouvelles que de deux ou

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trois anciens qui ayent battu ce chemin; et si ne pouvons dire si c'est du tout en pareille maniere à cette-cy, n'en connoissant que les noms. Nul depuis ne s'est jetté sur leur trace. C'est une espineuse entreprinse, et plus qu'il ne semble, de suyvre une alleure si vagabonde que celle de nostre esprit; de penetrer les profondeurs opaques de ses replis internes; de choisir et arrester tant de menus airs de ses agitations. Et est un amusement nouveau et extraordinaire, qui nous retire des occupations communes du monde, ouy, et des plus recommandées. Il y a plusieurs années que je n'ay que moy pour visée à mes pensées, que je ne contrerolle et estudie que moy; et, si j'estudie autre chose, c'est pour soudain le coucher sur moy, ou en moy, pour mieux dire. Et ne me semble point faillir, si, comme il se faict des autres sciences, sans comparaison moins utiles, je fay part de ce que j'ay apprins en cette-cy: quoy que je ne me contente guere du progrez que j'y ai faict. Il n'est description pareille en difficulté à la description de soy-mesmes, ny certes en utilité. Encore se faut-il testoner, encore se faut-il ordonner et renger pour sortir en place. Or je me pare sans cesse, car je me descris sans cesse. La coustume a faict le parler de soy vicieux, et le prohibe obstineement en hayne de la ventance qui semble tousjours estre attachée aux propres tesmoignages. Au lieu qu'on doit moucher l'enfant, cela s'appelle l'enaser. In vitium ducit culpae fuga. Je trouve plus de mal que de bien à ce remede. Mais, quand il seroit vray que ce fust necesserement presomption d'entretenir le peuple de soy, je ne doy pas, suivant mon general dessein, refuser une action qui publie cette maladive qualité, puis qu'elle est en moy; et ne doy cacher cette faute que j'ay non seulement en usage, mais en profession. Toutesfois, à dire ce que j'en croy, cette coustume a tort de condamner le vin, par ce que plusieurs s'y enyvrent. On ne peut abuser que des choses qui sont bonnes. Et croy de cette regle qu'elle ne regarde que la populaire defaillance. Ce sont brides à veaux, desquelles ny les Saincts, que nous oyons si hautement parler d'eux, ny les philosophes, ny les theologiens ne se brident. Ne fay-je, moy, quoy que je soye aussi peu l'un que l'autre. S'ils n'en escrivent à point nommé, au moins, quand l'occasion les y porte, ne feignent ils pas de se jetter bien avant sur le trottoir. Dequoy traitte Socrates plus largement que de soy? A quoy achemine il plus souvent les propos de ses disciples, qu'à parler d'eux, non pas de la leçon

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de leur livre, mais de l'estre et branle de leur ame? Nous nous disons religieusement à Dieu, et à nostre confesseur, comme noz voisins à tout le peuple. Mais nous n'en disons, me respondra-on, que les accusations. Nous disons donc tout: car nostre vertu mesme est fautiere et repentable. Mon mestier et mon art, c'est vivre. Qui me defend d'en parler selon mon sens, experience et usage, qu'il ordonne à l'architecte de parler des bastimens non selon soy, mais selon son voisin; selon la science d'un autre, non selon la sienne. Si c'est gloire de soy-mesme publier ses valeurs, que ne met Cicero en avant l'eloquence de Hortence, Hortence celle de Cicero? A l'adventure, entendent ils que je tesmoigne de moy par ouvrages et effects, non nuement par des paroles. Je peins principalement mes cogitations, subject informe, qui ne peut tomber en production ouvragere. A toute peine le puis je coucher en ce corps aerée de la voix. Des plus sages hommes et des plus devots ont vescu fuyants tous apparents effects. Les effects diroyent plus de la Fortune que de moy. Ils tesmoignent leur roole, non pas le mien, si ce n'est conjecturalement et incertainement: eschantillons d'une montre particuliere. Je m'estalle entier: c'est un Skeletos où, d'une veue, les veines, les muscles, les tendons paroissent, chaque piece en son siege. L'effect de la toux en produisoit une partie; l'effect de la palleur ou battement de coeur, un' autre, et doubteusement. Ce ne sont mes gestes que j'escris, c'est moy, c'est mon essence. Je tien qu'il faut estre prudent à estimer de soy, et pareillement consciencieux à en tesmoigner, soit bas, soit haut, indifferemment. Si je me sembloy bon et sage ou près de là, je l'entonneroy à pleine teste. De dire moins de soy qu'il n'y en a, c'est sottise, non modestie. Se payer de moins qu'on ne vaut, c'est lascheté et pusillanimité, selon Aristote. Nulle vertu ne s'ayde de la fausseté; et la verité n'est jamais matiere d'erreur. De dire de soy plus qu'il n'en y a, ce n'est pas tousjours presomption, c'est encore souvent sottise. Se complaire outre mesure de ce qu'on est, en tomber en amour de soy indiscrete, est, à mon advis, la substance de ce vice. Le supreme remede à le guarir, c'est faire tout le rebours de ce que ceus icy ordonnent, qui, en défendant le parler de soy, défendent par consequent encore plus de penser à soy. L'orgeuil gist en la pensée. La langue n'y peut avoir qu'une bien legere part. De s'amuser à soy, il leur semble que c'est se plaire en soy; de se hanter et prattiquer, que

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c'est se trop cherir. Il peut estre. Mais cet excez naist seulement en ceux qui ne se tastent que superficiellement; qui se voyent apres leurs affaires; qui appellent resverie et oysiveté s'entretenir de soy; et s'estoffer et bastir, faire des chasteaux en Espaigne: s'estimants chose tierce et estrangere à eux mesmes. Si quelcun s'enyvre de sa science, regardant souz soy: qu'il tourne les yeux au dessus vers les siecles passez, il baissera les cornes, y trouvant tant de milliers d'esprits qui le foulent aux pieds. S'il entre en quelque flateuse presomption de sa vaillance, qu'il se ramentoive les vies des deux Scipions, de tant d'armées, de tant de peuples, qui le laissent si loing derriere eux. Nulle particuliere qualité n'enorgeuillira celuy qui mettra quand et quand en compte tant de imparfaittes et foibles qualitez autres qui sont en luy, et, au bout, la nihilité de l'humaine condition. Par ce que Socrates avoit seul mordu à certes au precepte de son Dieu, de se connoistre, et par cette estude estoit arrivé à se mespriser, il fut estimé seul digne du surnom de Sage. Qui se connoistra ainsi, qu'il se donne hardiment à connoistre par sa bouche.
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Chapitre 07

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Des Récompenses d'Honneur

Ceux qui escrivent la vie d'Auguste Caesar, remarquent cecy en sa discipline militaire, que, des dons, il estoit merveilleusement liberal envers ceux qui le meritoient, mais que, des pures recompenses d'honneur, il en estoit bien autant espargnant. Si est-ce qu'il avoit esté luy mesme gratifié par son oncle de toutes les recompenses militaires avant qu'il eust jamais esté à la guerre. C'a esté une belle invention, et receue en la plus part des polices du monde, d'establir certaines merques vaines et sans pris, pour en honnorer et recompenser la vertu, comme sont les couronnes de l'aurier, de chesne, de meurte, la forme de certain vestement, le privilege d'aller en coche par ville, ou de nuit avecques flambeau, quelque assiete particuliere aux assemblées publiques, la prerogative d'aucuns surnoms et titres, certaines marques aux armoiries, et choses semblables, dequoy l'usage a esté diversement receu selon l'opinion des nations, et dure encores. Nous avons pour nostre part, et plusieurs de nos voisins, les ordres de chevalerie, qui ne sont establis qu'à cette fin. C'est, à la verité, une bien bonne et profitable coustume de trouver moyen de recognoistre la valeur des hommes rares et excellens, et de les contenter et satis-faire par des payements qui ne chargent aucunement le publiq et qui ne coustent rien au Prince. Et ce qui a esté tousjours conneu par experience ancienne et que nous avons autrefois aussi peu voir entre nous, que les gens de qualité avoyent plus de jalousie de telles recompenses que de celles où il y avoit du guein et du profit, cela n'est pas sans raison et grande apparence. Si au pris qui doit estre simplement d'honneur, on y mesle d'autres commoditez et de la richesse, ce meslange, au lieu [0156v] d'augmenter l'estimation, il la ravale et en retranche. L'ordre Sainct Michel, qui a esté si long temps

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en credit parmy nous, n'avoit point de plus grande commodité que celle-là, de n'avoir communication d'aucune autre commodité. Cela faisoit qu'autrefois il n'y avoit ny charge ny estat, quel qu'il fut, auquel la noblesse pretendit avec tant de desir et d'affection qu'elle faisoit à l'ordre, ny qualité qui apportast plus de respect et de grandeur: la vertu embrassant et aspirant plus volontiers à une recompense purement sienne, plustost glorieuse qu'utile. Car, à la verité, les autres dons n'ont pas leur usage si digne, d'autant qu'on les employe à toute sorte d'occasions. Par des richesses, on satisfaict les services d'un valet, la diligence d'un courrier, le dancer, le voltiger, le parler et les plus viles offices qu'on reçoive; voire et le vice s'en paye, la flaterie, le maquerelage, la trahison: ce n'est pas merveille si la vertu reçoit et desire moins volontiers cette sorte de monnoye commune, que celle qui luy est propre et particuliere, toute noble et genereuse. Auguste avoit raison d'estre beaucoup plus mesnagier et espargnant de cette-cy que de l'autre, d'autant que l'honneur, c'est un privilege qui tire sa principale essence de la rareté; et la vertu mesme:

Cui malus est nemo, quis bonus esse potest?

On ne remerque pas, pour la recommandation d'un homme, qu'il ait soing de la nourriture de ses enfans, d'autant que c'est une action commune, quelque juste qu'elle soit, non plus qu'un grand arbre, où la forest est toute de mesmes. Je ne pense pas que aucun citoyen de Sparte se glorifiat de sa vaillance, car c'estoit une vertu populaire en leur nation, et aussi peu de la fidelité et mespris des richesses. Il n'eschoit pas de recompense à une vertu, pour grande qu'elle soit, qui est passée en coustume; et ne sçay avec, si nous l'appellerions [0157] jamais grande, estant commune. Puis donc que ces loyers d'honneur n'ont autre pris et estimation que cette là, que peu de gens en jouyssent, il n'est, pour les aneantir, que d'en faire largesse. Quand il se trouveroit plus d'hommes qu'au temps passé, qui meritassent nostre ordre, il n'en faloit pas pourtant corrompre l'estimation. Et peut aysément advenir que plus le meritent, car il n'est aucune des vertuz qui s'espende si aysement que la vaillance militaire. Il y en a une autre, vraye, perfecte et philosophique, dequoy je ne parle point (et me sers de ce mot selon nostre usage), bien plus grande que cette cy et plus pleine, qui est une force et asseurance de l'ame, mesprisant également toute sorte d'accidens enemis: equable, uniforme et constante, de

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laquelle la nostre n'est qu'un bien petit rayon. L'usage, l'institution, l'exemple et la coustume peuvent tout ce qu'elles veulent en l'establissement de celle dequoy je parle, et la rendent aysement vulgaire: comme il est tres-aysé à voir par l'experience que nous en donnent nos guerres civiles. Et qui nous pourroit joindre à cette heure et acharner à une entreprise commune tout nostre peuple, nous ferions refleurir nostre ancien nom militaire. Il est bien certain que la recompense de l'ordre ne touchoit pas, au temps passé, seulement cette consideration; elle regardoit plus loing. Ce n'a jamais esté le payement d'un valeureux soldat, mais d'un capitaine fameux. La science d'obeir ne meritoit pas un loyer si honorable. On y requeroit anciennement une expertice bellique plus universelle et qui embrassat la plus part et plus grandes parties d'un homme militaire: Neque enim eaedem militares et imperatoriae artes sunt, qui fut encore, outre cela, de condition accommodable à une telle dignité. Mais je dy, quand plus de gens en seroyent dignes qu'il ne s'en trouvoit autresfois, qu'il ne falloit pas pourtant s'en rendre plus liberal; et eut mieux vallu faillir à n'en estrener pas tous ceux à qui il estoit deu, que de perdre pour jamais, comme nous venons de faire, l'usage d'une invention [0157v] si utile. Aucun homme de coeur ne daigne s'avantager de ce qu'il a de commun avec plusieurs; et ceux d'aujourd'huy, qui ont moins merité cette recompense, font plus de contenance de la desdaigner, pour se loger par là au reng de ceux à qui on faict tort d'espandre indignement et avilir cete marque qui leur estoit particulierement deue. Or, de s'atendre, en effaçant et abolissant cette-cy, de pouvoir soudain remettre en credit et renouveller une semblable coustume, ce n'est pas entreprinse propre à une saison si licencieuse et malade qu'est celle où nous nous trouvons à present; et en adviendra que la derniere encourra, des sa naissance, les incommoditez qui viennent de ruiner l'autre. Les regles de la dispensation de ce nouvel ordre auroyent besoing d'estre extremement tendues et contraintes, pour luy donner authorité; et cette saison tumultuere n'est pas capable d'une bride courte et reglée: outre ce, qu'avant qu'on luy puisse donner credit, il est besoing qu'on ayt perdu la memoire du premier, et du mespris auquel il est cheu. Ce lieu pourroit recevoir quelque discours sur la consideration de la vaillance et difference de cette vertu aux autres; mais Plutarque estant souvant retombé sur ce propos, je me meslerois pour neant de raporter

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icy ce qu'il en dict. Mais il est digne d'estre consideré que nostre nation donne à la vaillance le premier degré des vertus, comme son nom montre, qui vient de valeur; et que, à nostre usage, quand nous disons un homme qui vaut beaucoup, ou un homme de bien, au stile de nostre court et de nostre noblesse, ce n'est à dire autre chose qu'un vaillant homme, d'une façon pareille à la Romaine. Car la generale appellation de vertu prend chez eux etymologie de la force. La forme propre, et seule, et essencielle, de noblesse en France, c'est la vacation militaire. Il est vray semblable que la premiere vertu [0158] qui se soit fait paroistre entre les hommes et qui a donné advantage aux uns sur les autres, ç'à esté cette-cy, par laquelle les plus forts et courageux se sont rendus maistres des plus foibles, et ont acquis reng et reputation particuliere, d'où luy est demeuré cet honneur et dignité de langage; ou bien que ces nations, estant tres-belliqueuses, ont donné le pris à celle des vertus qui leur estoit plus familiere, et le plus digne tiltre. Tout ainsi que nostre passion, et cette fievreuse solicitude que nous avons de la chasteté des femmes, fait aussi qu'une bonne femme, une femme de bien et femme d'honneur et de vertu, ce ne soit en effect à dire autre chose pour nous qu'une femme chaste; comme si, pour les obliger à ce devoir, nous mettions à nonchaloir tous les autres, et leur lachions la bride à toute autre faute, pour entrer en composition de leur faire quitter cette-cy.

Chapitre 08

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De l'Affection des Pères aux Enfans

A Madame d'Estissac. Madame, si l'estrangeté ne me sauve, et la nouvelleté, qui ont accoustumé de donner pris aux choses, je ne sors jamais à mon honneur de cette sotte entreprise; mais elle est si fantastique et a un visage si esloigné de l'usage commun que cela luy pourra donner passage. C'est une humeur melancolique, et une humeur par consequent tres ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude en laquelle il y a quelques années que je m'estoy jetté, qui m'a mis premierement en teste cette resverie de me mesler d'escrire. Et puis, me trouvant entierement despourveu et vuide de toute autre matiere, je me suis presenté moy-mesmes à moy, pour argument et pour subject. C'est le seul livre au monde de son espece, d'un dessein [0158v] farouche et extravagant. Il n'y a rien aussi en cette besoingne digne d'estre remerqué que cette bizarrerie: car à un subject si vain et si vile le meilleur ouvrier du monde n'eust sçeu donner façon qui merite qu'on en face conte. Or,

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Madame, ayant à m'y pourtraire au vif, j'en eusse oublié un traict d'importance, si je n'y eusse representé l'honneur que j'ay tousjours rendu à vos merites. Et l'ay voulu dire signamment à la teste de ce chapitre, d'autant que, parmy vos autres bonnes qualitez, celle de l'amitié que vous avez montrée à vos enfans, tient l'un des premiers rengs. Qui sçaura l'aage auquel Monsieur d'Estissac, vostre mari, vous laissa veufve, les grands et honorables partis qui vous ont esté offerts autant qu'à Dame de France de vostre condition; la constance et fermeté dequoy vous avez soustenu, tant d'années et au travers de tant d'espineuses difficultez, la charge et conduite de leurs affaires qui vous ont agitée par tous les coins de France et vous tiennent encores assiegée; l'heureux acheminement que vous y avez donné par vostre seule prudence ou bonne fortune: il dira aisément avec moy que nous n'avons point d'exemple d'affection maternelle en nostre temps plus exprez que le vostre. Je loue Dieu, Madame, qu'elle est si bien employée: car les bonnes esperances que donne de soy Monsieur d'Estissac vostre fils, asseurent assez que, quand il sera en aage, vous en tirerez l'obeïssance et reconnoissance d'un tres-bon fils. Mais, d'autant qu'à cause de son enfance il n'a peu remerquer les extremes offices qu'il a receu de vous en si grand nombre, je veus, si ces escrits viennent un jour à luy tomber en main, lors que je n'auray plus ny bouche ny parole qui le puisse dire, qu'il reçoive de moy ce tesmoignage en toute verité, qui luy sera encore plus vifvement tesmoigné par les bons effects dequoy, si Dieu plaist, il se ressentira: qu'il n'est gentil-homme en France qui doive plus à sa mere qu'il faict; et qu'il ne peut donner à [0159] l'advenir plus certaine preuve de sa bonté et de sa vertu qu'en vous reconnoissant pour telle. S'il y a quelque loy vrayement naturelle, c'est à dire quelque instinct qui se voye universellement et perpetuellement empreinct aux bestes et en nous (ce qui n'est pas sans controverse), je puis dire, à mon advis, qu'apres le soing que chasque animal a de sa conservation et de fuir ce qui nuit, l'affection que l'engendrant porte à son engeance, tient le second lieu en ce rang. Et, parce que nature semble nous l'avoir recommandée, regardant à estandre et faire aller avant les pieces successives de cette sienne machine, ce n'est pas merveille si, à reculons, des enfans aux peres, elle n'est pas si grande. Joint cette autre consideration Aristotelique, que celuy qui bien faict à quelcun, l'aime mieus qu'il n'en est aimé; et celuy à qui il est deu, aime mieus que celuy qui doibt; et tout ouvrier mieus son ouvrage qu'il n'en seroit aimé, si l'ouvrage avoit du sentiment. D'autant que nous avons cher, estre; et estre consiste en mouvement et action. Parquoy

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chascun est aucunement en son ouvrage. Qui bien faict, exerce une action belle et honneste; qui reçoit, l'exerce utile seulement; or l'utile est de beaucoup moins aimable que l'honneste. L'honneste est stable et permanent, fournissant à celuy qui l'a faict, une gratification constante. L'utile se perd et eschappe facilement; et n'en est la memoire ny si fresche ny si douce. Les choses nous sont plus cheres, qui nous ont plus cousté; et il est plus difficile de donner que de prendre. Puisqu'il a pleu à Dieu nous douer de quelque capacité de discours, affin que, comme les bestes, nous ne fussions pas servilement assujectis aux loix communes, ains que nous nous y appliquassions par jugement et liberté volontaire, nous devons bien prester un peu à la simple authorité de nature, mais non pas nous laisser tyranniquement emporter à elle; la seule raison doit avoir la conduite de nos inclinations. J'ay, de ma part, le goust estrangement mousse à ces propensions qui sont produites en nous sans l'ordonnance et entremise de nostre jugement. Comme, sur ce subjet dequoy je parle, je ne puis recevoir cette passion dequoy on embrasse les enfans à peine encore nez, n'ayant ny mouvement en l'ame, ny forme reconnoissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables. Et ne les ay pas souffert volontiers nourris près de moy. Une vraye affection et bien reglée devroit naistre et s'augmenter avec la connoissance qu'ils nous donnent d'eux; et lors, s'ils le valent, la propension naturelle marchant quant et la raison, les cherir d'une amitié vrayement paternelle; et en juger de mesme, s'ils sont autres, nous rendans tousjours à la raison, nonobstant la force naturelle. Il en va fort souvent au rebours; et le plus communement nous nous sentons plus esmeus des trepignemens, [0159v] jeux et niaiseries pueriles de nos enfans, que nous ne faisons apres de leurs actions toutes formées, comme si nous les avions aymez pour nostre passetemps, comme des guenons, non comme des hommes. Et tel fournit bien liberalement de jouets à leur enfance, qui se trouve resserré à la moindre despense qu'il leur faut estant en aage. Voire, il semble que la jalousie que nous avons de les voir paroistre et jouyr du monde, quand nous sommes à mesme de le quitter, nous rende plus espargnans et rétrains envers eux: il nous fache qu'ils nous marchent sur les talons, comme pour nous solliciter de sortir. Et, si nous avions à craindre cela, puis que l'ordre des choses porte qu'ils ne peuvent, à dire verité, estre ny vivre qu'aux despens de nostre estre et de nostre vie, nous ne devions pas nous mesler d'estre peres. Quant à moy, je treuve que c'est cruauté et injustice de ne les recevoir au partage et societé de nos biens, et compaignons en l'intelligence de nos affaires domestiques, quand ils en sont capables, et de ne retrancher et resserrer nos commoditez pour pourvoir aux leurs, puis que nous les avons

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engendrez à cet effect. C'est injustice de voir qu'un pere vieil, cassé et demi-mort, jouysse seul, à un coin du foyer, des biens qui suffiroient à l'avancement et entretien de plusieurs enfans, et qu'il les laisse cependant, par faute de moyen, perdre leurs meilleures années sans se pousser au service public et connoissance des hommes. On les jette au desespoir de chercher par quelque voie, pour injuste qu'elle soit, à pourvoir à leur besoing: comme j'ay veu de mon temps plusieurs jeunes hommes de bonne maison, si adonnez au larcin, que nulle correction les en pouvoit détourner. J'en connois un, bien apparenté, à qui, par la priere d'un sien frere, tres-honneste et brave gentilhomme, je parlay une fois pour cet effect. Il me respondit et confessa tout rondement qu'il avoit esté acheminé à cett'ordure par la rigueur et avarice de son pere, mais qu'à present il y estoit si accoustumé qu'il ne s'en pouvoit garder; et lors il [0160] venoit d'estre surpris en larrecin des bagues d'une dame, au lever de laquelle il s'estoit trouvé avec beaucoup d'autres. Il me fit souvenir du conte que j'avois ouy faire d'un autre gentilhomme, si fait et façonné à ce beau mestier du temps de sa jeunesse, que, venant apres à estre maistre de ses biens, deliberé d'abandonner cette trafique, il ne se pouvoit garder pourtant, s'il passoit pres d'une boutique où il y eust chose dequoy il eust besoin, de la desrober, en peine de l'envoyer payer apres. Et en ay veu plusieurs si dressez et duitz à cela, que parmi leurs compaignons mesmes ils desroboient ordinairement des choses qu'ils vouloient rendre. Je suis Gascon, et si n'est vice auquel je m'entende moins. Je le hay un peu plus par complexion que je ne l'accuse par discours: seulement par desir, je ne soustrais rien à personne. Ce quartier en est, à la verité, un peu plus descrié que les autres de la Françoise nation: si est-ce que nous avons veu de nostre temps, à diverses fois, entre les mains de la justice, des hommes de maison, d'autres contrées, convaincus de plusieurs horribles voleries. Je crains que de cette débauche il s'en faille aucunement prendre à ce vice des peres. Et si on me respond ce que fit un jour un Seigneur de bon entendement, qu'il faisoit espargne des richesses, non pour en tirer autre fruict et usage que pour se faire honnorer et rechercher aux siens, et que, l'aage lui ayant osté toutes autres forces, c'estoit le seul remede qui luy restoit pour se maintenir en authorité en sa famille et pour eviter qu'il ne vint à mespris et desdain à tout le monde (de vray, non la vieillesse seulement, mais toute imbecillité, selon Aristote, est promotrice de l'avarice): cela est quelque chose; mais c'est la medecine à un mal duquel on devoit eviter la naissance. Un pere est bien miserable, qui ne tient l'affection de ses enfans que par le besoin qu'ils ont de son secours, si cela

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se doit nommer affection. Il faut se rendre respectable par sa vertu et par sa suffisance, et aymable par sa bonté et douceur de ses meurs. Les cendres mesmes d'une riche matiere, elles [0160v] ont leur pris; et les os et reliques des personnes d'honneur, nous avons accoustumé de les tenir en respect et reverence. Nulle vieillesse peut estre si caducque et si rance à un personnage qui a passé en honneur son aage, qu'elle ne soit venerable, et notamment à ses enfans, desquels il faut avoir reglé l'ame à leur devoir par raison, non par necessité et par le besoin, ny par rudesse et par force,

et errat longè, mea quidem sententia,
Qui imperium credat esse gravius aut stabilius
Vi quod fit, quam illud quod amicitia adjungitur.

J'accuse toute violence en l'éducation d'une ame tendre, qu'on dresse pour l'honneur et la liberté. Il y a je ne sçay quoy de servile en la rigueur et en la contraincte; et tiens que ce qui ne se peut faire par la raison, et par prudence et adresse, ne se faict jamais par la force. On m'a ainsin eslevé. Ils disent qu'en tout mon premier aage je n'ay tasté des verges qu'à deux coups, et bien mollement. J'ay deu la pareille aux enfans que j'ay eu; ils meurent tous en nourrisse; mais Leonor, une seule fille qui est eschappée à cette infortune, a attaint six ans et plus, sans qu'on ait emploié à sa conduicte et pour le chastiement de ses fautes pueriles, l'indulgence de sa mere s'y appliquant ayséement, autre chose que parolles, et bien douces. Et quand mon desir y seroit frustré, il est assez d'autres causes ausquelles nous prendre, sans entrer en reproche avec ma discipline, que je sçay estre juste et naturelle. J'eusse esté beaucoup plus religieux encores en cela envers des masles, moins nais à servir et de condition plus libre: j'eusse aymé à leur grossir le coeur d'ingénuité et de franchise. Je n'ay veu autre effect aux verges, sinon de rendre les ames plus laches ou plus malitieusement opiniastres. Voulons nous estre aimez de nos enfans? leur voulons nous oster l'occasion de souhaiter nostre mort (combien que nulle occasion d'un si horrible souhait peut estre ny juste [0161] ny excusable: nullum scelus rationem habet? accommodons leur vie raisonnablement de ce qui est en nostre puissance. Pour cela, il ne nous faudroit pas marier si jeunes que nostre aage vienne quasi à se confondre avec le leur. Car cet inconvenient nous jette à plusieurs grandes difficultez. Je dy specialement à la noblesse, qui est d'une condition oisifve et qui ne vit, comme on dit,

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que de ses rentes. Car ailleurs, où la vie est questuere, la pluralité et compaignie des enfans, c'est un agencement de mesnage, ce sont autant de nouveaux utils et instrumens à s'enrichir. Je me mariay à trente trois ans, et loue l'opinion de trente cinq, qu'on dit estre d'Aristote. Platon ne veut pas qu'on se marie avant les trente; mais il a raison de se mocquer de ceux qui font les oeuvres de mariage après cinquante cinq; et condamne leur engeance indigne d'aliment et de vie. Thales y donna les plus vrayes bornes, qui, jeune, respondit à sa mere le pressant de se marier, qu'il n'estoit pas temps; et, devenu sur l'aage, qu'il n'estoit plus temps. Il faudroit refuser l'opportunité à toute action importune. Les anciens Gaulois estimoient à extreme reproche d'avoir eu accointance de femme avant l'aage de vingt ans, et recommandoient singulierement aux hommes qui se vouloient dresser pour la guerre, de conserver bien avant en l'aage leur pucellage, d'autant que les courages s'amolissent et divertissent par l'accouplage des femmes.

Ma hor congiunto à giovinetta sposa,
Lieto homai de' figli, era invilito
Ne gli affetti di padre e di marito.

L'histoire grecque remarque de Jecus Tarentin, de Chryso, d'Astylus, de Diopompus et d'autres, que, pour maintenir leurs corps fermes au service de la course des jeux Olympiques, de la palestrine et autres exercices, ils se privarent, autant que leur dura ce soin, de toute sorte d'acte Venerien. Muleasses, Roy de Thunes, celuy que l'empereur Charles 5 remit en son estat, reprochoit la memoire de son pere, pour son hantise aveq ses femmes, et l'appeloit brède, effeminé, faiseur d'enfans. En certaine contrée des Indes Espaignolles, on ne permettoit aux hommes de se marier qu'après quarante ans, et si le permettoit-on aux filles à dix ans. Un gentil-homme qui a trente cinq ans, il n'est pas temps qu'il face place à son fils qui en a vingt: il est luy-mesme au train de paroistre et aux voyages des guerres et en la court de son Prince; il a besoin de ses pieces, et en doit certainement faire part, mais telle part qu'il ne s'oublie pas pour autruy. Et à celuy-là peut servir justement cette responce que

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les peres ont ordinairement en la bouche: Je ne me veux pas despouiller devant que de m'aller coucher. Mais un pere aterré d'années et de maux, privé, par sa foiblesse et faute de santé, de la commune societé des hommes, il se faict tort et aux siens de couver inutilement un grand tas de richesses. Il est assez en estat, s'il est sage, pour avoir desir de se [0161v] despouiller pour se coucher: non pas jusques à la chemise, mais jusques à une robbe de nuict bien chaude; le reste des pompes, dequoy il n'a plus que faire, il doibt en estrener volontiers ceux à qui, par ordonnance naturelle, cela doit appartenir. C'est raison qu'il leur en laisse l'usage, puis que nature l'en prive: autrement, sans doubte, il y a de la malice et de l'envie. La plus belle des actions de l'Empereur Charles cinquiesme fut celle-là à l'imitation d'aucuns anciens de son qualibre, d'avoir sçeu reconnoistre que la raison nous commande assez de nous dépouiller, quand nos robes nous chargent et empeschent; et de nous coucher, quand les jambes nous faillent. Il resigna ses moyens, grandeur et puissance, à son fils, lors qu'il sentit defaillir en soy la fermeté et la force pour conduire les affaires avec la gloire qu'il y avoit acquise.

Solve senescentem mature sanus equum, ne
Peccet ad extremum ridendus, et ilia ducat.

Cette faute de ne se sçavoir reconnoistre de bonne heure, et ne sentir l'impuissance et extreme alteration que l'aage apporte naturellement et au corps et à l'ame, qui, à mon opinion, est égale (si l'ame n'en a plus de la moitié), a perdu la reputation de la plus part des grands hommes du monde. J'ay veu de mon temps et connu familierement des personnages de grande authorité, qu'il estoit bien aisé à voir estre merveilleusement descheus de cette ancienne suffisance que je connoissois par la reputation qu'ils en avoient acquise en leurs meilleurs ans. Je les eusse, pour leur honneur, volontiers souhaitez retirez en leur maison à leur aise et deschargez des occupations publiques et guerrieres, qui n'estoient plus pour leurs epaules. J'ay autrefois esté privé en la maison d'un gentil-homme veuf et fort vieil, d'une vieillesse toutefois assez verte. Cettuy-cy avoit plusieurs filles à marier et un fils desjà en aage de paroistre: cela chargeoit sa maison de plusieurs despences et visites [0162] estrangieres, à quoy il prenoit peu de plaisir, non seulement pour le soin de l'espargne, mais encore plus pour avoir, à cause de l'aage, pris une forme de vie fort esloignée de la nostre. Je luy dy un jour un peu hardiment, comme j'ay accoustumé,

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qu'il luy sieroit mieux de nous faire place, et de laisser à son fils sa maison principale (car il n'avoit que celle-là de bien logée et accommodée), et se retirer en une sienne terre voisine, où personne n'apporteroit incommodité à son repos, puis qu'il ne pouvoit autrement eviter nostre importunité, veu la condition de ses enfans. Il m'en creut depuis, et s'en trouva bien. Ce n'est pas à dire qu'on leur donne par telle voye d'obligation, de laquelle on ne se puisse plus desdire. Je leur lairrois, moy qui suis à mesme de jouer ce rolle, la jouyssance de ma maison et de mes biens, mais avec liberté de m'en repentir, s'ils m'en donnoient occasion. Je leur en lairrois l'usage, par ce qu'il ne me seroit plus commode; et, de l'authorité des affaires en gros, je m'en reserverois autant qu'il me plairoit,

ayant tousjours jugé que ce doit estre un grand contentement à un pere vieil, de mettre luy-mesme ses enfans en train du gouvernement de ses affaires, et de pouvoir pendant sa vie contreroller leurs deportemens, leur fournissant d'instruction et d'advis suyvant l'experience qu'il en a, et d'acheminer luy mesme l'ancien honneur et ordre de sa maison en la main de ses successeurs, et se respondre par là des esperances qu'il peut prendre de leur conduite à venir. Et, pour cet effect, je ne voudrois pas fuir leur compaignie; je voudroy les esclairer de pres, et jouyr, selon la condition de mon aage, de leur allegresse et de leurs festes. Si je ne vivoy parmi eux (comme je ne pourroy sans offencer leur assemblée par le chagrin de mon aage et la subjection de mes maladies, et sans contraindre aussi et forcer les reigles et façons de vivre que j'auroy lors), je voudroy au moins [0162v] vivre pres d'eux en un quartier de ma maison, non pas le plus en parade, mais le plus en commodité. Non comme je vy, il y a quelques années, un Doyen de Saint Hilaire de Poictiers, rendu à telle solitude par l'incommodité de sa melancholie, que, lors que j'entray en sa chambre, il y avoit vingt et deux ans qu'il n'en estoit sorty un seul pas; et si avoit toutes ses actions libres et aysées, sauf un reume qui luy tomboit sur l'estomac. A peine une fois la sepmaine vouloit-il permettre que aucun entrast pour le voir: il se tenoit tousjours enfermé par le dedans de sa chambre, seul, sauf qu'un valet luy apportoit une fois le jour à manger, qui ne faisoit qu'entrer et sortir. Son occupation estoit se promener et lire quelque livre (car il connoissoit aucunement les lettres), obstiné au demeurant de mourir en cette démarche, comme il fit bien tost après. J'essayeroy, par une douce conversation de nourrir en mes enfans une vive amitié et bienveillance non feinte en mon endroict, ce qu'on gaigne aiséement en une nature bien née: car si ce sont bestes furieuses comme nostre siecle en produit à foison, il les faut hayr et fuyr pour telles. Je veux mal à cette coustume d'interdire aux enfans l'appellation paternelle

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et leur en enjoindre un' estrangere, comme plus reverentiale, nature n'aiant volontiers pas suffisamment pourveu à nostre authorité; nous appelons Dieu tout-puissant pere, et desdaignons que noz enfans nous en appellent. C'est aussi injustice et folie de priver les enfans qui sont en aage de la familiarité des peres, et vouloir maintenir en leur endroict une morgue austere et desdaigneuse, esperant par là les tenir en crainte et obeissance. Car c'est une farce tres-inutile qui rend les peres ennuieux aux enfans et, qui pis est, ridicules. Ils ont la jeunesse et les forces en la main, et par consequent le vent et la faveur du monde; et reçoivent avecques mocquerie ces mines fieres et tyranniques d'un homme qui n'a plus de sang ny au coeur ny aux veines, vrais espouvantails de cheneviere. Quand je pourroy me faire craindre, j'aimeroy encore mieux me faire aymer. Il y a tant de sortes de deffauts en la vieillesse, tant d'impuissance; elle est si propre au mespris, que le meilleur acquest qu'elle puisse faire, c'est l'affection et amour [0163] des siens: le commandement et la crainte, ce ne sont plus ses armes. J'en ay veu quelqu'un duquel la jeunesse avoit esté tres-imperieuse. Quand c'est venu sur l'aage, quoy qu'il le passe sainement ce qui se peut, il frappe, il mord, il jure, le plus tempestatif maistre de France; il se ronge de soing et de vigilance: tout cela n'est qu'un bastelage auquel la famille mesme conspire; du grenier, du celier, voire et de sa bource, d'autres ont la meilleure part de l'usage, cependant qu'il en a les clefs en sa gibessiere, plus cherement que ses yeux. Cependant qu'il se contente de l'espargne et chicheté de sa table, tout est en desbauche en divers reduicts de sa maison, en jeu et en despence, et en l'entretien des comptes de sa veine cholere et pourvoyance. Chacun est en sentinelle contre luy. Si, par fortune, quelque chetif serviteur s'y adonne, soudain il luy est mis en soupçon: qualité à laquelle la vieillesse mord si volontiers de soy-mesme. Quant de fois s'est il vanté à moy de la bride qu'il donnoit aux siens, et exacte obeïssance et reverence qu'il en recevoit; combien il voyoyt cler en ses affaires,

Ille solus nescit omnia.

Je ne sache homme qui peut aporter plus de parties et naturelles et acquises, propres à conserver la maistrise, qu'il faict; et si en est descheu comme un enfant. Partant l'ay-je choisi, parmy plusieurs telles conditions que je cognois, comme plus exemplaire. Ce seroit matière à une question scholastique, s'il est ainsi mieux, ou autrement. En presence, toutes choses luy cedent. Et laisse-on ce vain

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cours à son authorité, qu'on ne luy resiste jamais: on le croit, on le craint, on le respecte tout son saoul. Donne-il congé à un valet, il plie son pacquet, le voilà parti; mais hors de devant luy seulement. Les pas de la vieillesse sont si lents, les sens si troubles, qu'il vivra et fera son office en mesme maison, un an, sans estre apperceu. Et quand la saison en est, on faict venir des lettres lointaines, piteuses, suppliantes, pleines de promesse de mieux faire, par où on le remet en grâce. Monsieur faict-il quelque marché ou quelque despesche qui desplaise? on la supprime, forgeant tantost apres assez de causes pour excuser la faute d'execution ou de responce. Nulles lettres estrangeres ne luy estants premierement apportées, il ne void que celles qui semblent commodes à sa science. Si, par cas d'adventure, il les saisit, ayant en coustume de se reposer sur certaine personne de les luy lire, on y trouve sur le champ ce qu'on veut; et faict-on à tous coups que tel luy demande pardon qui l'injurie par mesme lettre. Il ne void en fin ses affaires que par une image disposée et desseignée et satisfactoire le plus qu'on peut, pour n'esveiller son chagrin et son courroux. J'ay veu, souz des figures differentes, assez d'oeconomies longues, constantes, de tout pareil effect. Il est tousjours proclive aux femmes de disconvenir à leurs maris: Elles saisissent à deux mains toutes couvertures de leur contraster; la premiere excuse leur sert de planiere justification. J'en ay veu qui desrobboit gros à son mary pour, disoit-elle à son confesseur, faire ses aulmosnes plus grasses. Fiez-vous à cette relligieuse dispensation' Nul maniement leur semble avoir assez de dignité, s'il vient de la concession du mary. Il faut qu'elles l'usurpent ou finement ou fierement, et tousjours injurieusement, pour luy donner de la grace et de l'authorité. Comme en mon propos, quand c'est contre un pauvre vieillard, et pour des enfans, lors empouignent elles ce titre, et en servent leur passion avec gloire; et, comme en un commun servage, monopolent facilement contre sa domination et gouvernement. Si ce sont masles, grands et fleurissans, ils subornent aussi incontinant, ou par force ou par faveur, et maistre d'Hostel et receveur, et tout le reste. Ceux qui n'ont ny femme ny fils, tombent en ce malheur plus difficilement, mais plus cruellement aussi et indignement. Le vieux Caton disoit en son temps, qu'autant de valets, autant d'ennemis. Voyez si, selon la distance de la pureté de son siecle au nostre, il ne nous a pas voulu advertir que femme, fils et valet, autant d'ennemis à nous. Bien sert à la decrepitude de nous fournir le doux benefice d'inapercevance et d'ignorance et facilité à

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nous [0163v] laisser tromper. Si nous y mordions, que seroit ce de nous, mesme en ce temps où les Juges qui ont à decider nos controverses, sont communément partisans de l'enfance et interessez? Au cas que cette pipperie m'eschappe à voir, au moins ne m'eschappe-il pas, à voir que je suis très pippable. Et aura l'on jamais assez dict de quel pris est un amy, et de combien autre chose que ces liaisons civiles? L'image mesme que j'en voys aux bestes, si pure, aveq quelle religion je la respecte' Si les autres me pippent, au moins ne me pippe je pas moy mesmes à m'estimer capable de m'en garder, ny à me ronger la cervelle pour m'en rendre. Je me sauve de telles trahisons en mon propre giron, non par une inquiete et tumultuaire curiosité, mais par diversion plustost et resolution. Quand j'oy reciter l'estat de quelqu'un, je ne m'amuse pas à luy; je tourne incontinent les yeux à moy, voir comment j'en suis. Tout ce qui le touche, me regarde. Son accident m'advertit et m'esveille de ce costé là. Tous les jours et à toutes heures, nous disons d'un autre ce que nous dirions plus proprement de nous, si nous sçavions replier aussi bien qu'estendre nostre consideration. Et plusieurs autheurs blessent en cette maniere la protection de leur cause, courant temerairement en avant à l'encontre de celle qu'ils attaquent, et lanceant à leurs ennemis des traits propres à leur estre relancez. Feu Monsieur le Mareschal de Monluc, ayant perdu son fils qui mourut en l'Isle de Maderes, brave gentil'homme à la verité et de grande esperance, me faisoit fort valoir, entre ses autres regrets, le desplaisir et creve-coeur qu'il sentoit de ne s'estre jamais communiqué à luy; et, sur cette humeur d'une gravité et grimace paternelle, avoir perdu la commodité de gouster et bien connoistre son fils, et aussi de luy declarer l'extreme amitié qu'il luy portoit et le digne jugement qu'il faisoit de sa vertu. Et ce pauvre garçon, disoit-il, n'a rien veu de moy qu'une contenance refroignée et pleine de mespris, et a emporté cette creance que je n'ay sçeu ny l'aymer, ny l'estimer selon son merite. A qui gardoy-je à découvrir cette singuliere affection que je luy portoy dans mon ame? estoit ce pas luy qui en devoit avoir tout le plaisir et toute l'obligation? Je me suis contraint et geiné pour maintenir ce vain masque; et y ay perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté quant et quant, qu'il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n'ayant jamais reçeu de moy que rudesse, ny senti qu'une façon tyrannique.

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Je trouve que cette plainte estoit bien prise et raisonnable: car, comme je sçay par une trop certaine experience, il n'est aucune si douce consolation en la perte de nos amis que celle que nous aporte la science de n'avoir rien oublié à leur dire et d'avoir eu avec eux une parfaite et entiere communication. Je m'ouvre aux miens--tant que je puis;--et leur signifie tres-volontiers l'estat de ma volonté et de mon jugement envers eux, comme envers un chacun. Je me haste de me produire et de me presenter: car je ne veux pas qu'on s'y mesconte, à quelque part que ce soit. Entre autres coustumes particulieres qu'avoyent nos anciens Gaulois, à ce que dit [0164] Caesar, cettecy en estoit: que les enfans ne se presentoyent aus peres, ny s'osoient trouver en public en leur compaignie, que lors qu'ils commençoyent à porter les armes, comme s'ils vouloyent dire que lors il estoit aussi saison que les peres les receussent en leur familiarité et accointance. J'ai veu encore une autre sorte d'indiscretion en aucuns peres de mon temps, qui ne se contentent pas d'avoir privé pendant leur longue vie leurs enfans de la part qu'ils devoyent avoir naturellement en leurs fortunes, mais laissent encore apres eux à leurs femmes cette mesme authorité sur tous leurs biens, et loy d'en disposer à leur fantasie. Et ay connu tel Seigneur, des premiers officiers de nostre couronne, ayant par esperance de droit à venir plus de cinquante mille escus de rente, qui est mort necessiteux et accablé de debtes, aagé de plus de cinquante ans, sa mere en son extreme decrepitude jouyssant encore de tous ses biens par l'ordonnance du pere, qui avoit de sa part vécu pres de quatre vingt ans. Cela ne me semble aucunement raisonnable. Pourtant trouve je peu d'advancement à un homme de qui les affaires se portent bien, d'aller cercher une femme qui le charge d'un grand dot: il n'est point de debte estrangier qui aporte plus de ruyne aux maisons: mes predecesseurs ont communeement suyvy ce conseil bien à propos, et moy aussi. Mais ceux qui nous desconseillent les femmes riches, de peur qu'elles soyent moins traictables et recognoissantes, se trompent de faire perdre quelque reelle commodité pour une si frivole conjecture. A une femme desraisonnable il ne couste non plus de passer par dessus une raison que par dessus une autre. Elles s'ayment le mieux où elles ont plus de tort. L'injustice les alleche; comme les bonnes, l'honneur de leurs actions vertueuses: et en sont debonnaires

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d'autant plus qu'elles sont plus riches, comme plus volontiers et glorieusement chastes de ce qu'elles sont belles. C'est raison de laisser l'administration des affaires aux meres, pendant que les enfans ne sont pas en l'eage, selon les loix, pour en manier la charge; mais le pere les a bien mal nourris, s'il ne peut esperer qu'en cet aage là ils auront plus de sagesse et de suffisance que sa femme, veu l'ordinaire foiblesse du sexe. Bien seroit-il toutesfois, à la vérité, plus contre nature de faire dépendre les meres de la discretion de leurs enfans. On leur doit donner largement dequoy maintenir leur estat selon la condition de leur maison et de leur aage, d'autant que la necessité et l'indigence est beaucoup plus mal seante et mal-aisée à [0164v] supporter à elles qu'aux masles: il faut plustost en charger les enfans que la mere. En general la plus saine distribution de noz biens en mourant, me semble estre, les laisser distribuer à l'usage du païs. Les loix y ont mieux pensé que nous; et vaut mieux les laisser faillir en leur eslection que de nous hazarder temerairement de faillir en la nostre. Ils ne sont pas proprement nostres, puis que, d'une prescription civile et sans nous, ils sont destinez à certains successeurs. Et encore que nous ayons quelque liberté au-delà, je tiens qu'il faut une grande cause et bien apparente pour nous faire oster à un ce que sa fortune luy avoit acquis et à quoi la justice commune l'appelloit; et que c'est abuser contre raison de cette liberte, d'en servir noz fantasies frivoles et privées. Mon sort m'a fait grace de ne m'avoir presenté des occasions qui me peussent tenter, et divertir mon affection de la commune et legitime ordonnance. J'en voy envers qui c'est temps perdu d'employer un long soin de bons offices: un mot receu de mauvais biais efface le merite de dix ans. Heureux qui se trouve à point pour leur oindre la volonté sur ce dernier passage ! La voisine action l'emporte: non pas les meilleurs et plus frequens offices, mais les plus recens et presens font l'operation. Ce sont gens qui se jouent de leurs testaments comme de pommes ou de verges, à gratifier ou chastier chaque action de ceux qui y pretendent interest. C'est chose de trop longue suitte et de trop de poids pour estre ainsi promenée à chaque instant, et en laquelle les sages se plantent une fois pour toutes, regardans à la raison et observations publiques. Nous prenons un peu trop à coeur ces substitutions masculines. Et proposons une éternité ridicule à noz noms. Nous poisons aussi trop les vaines conjectures de l'advenir que nous donnent les esprits pueriles. A l'adventure eust on fait injustice de me deplacer de mon rang pour avoir esté le plus lourd et plombé, le plus long et desgouté en ma leçon, non

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seulement que tous mes freres, mais que tous les enfans de ma province, soit leçon d'exercice d'esprit, soit leçon d'exercice du corps. C'est follie de faire des triages extraordinaires sur la foy de ces divinations ausquelles nous sommes si souvent trompez. Si on peut blesser cette regle et corriger les destinées aux chois qu'elles ont faict de noz heritiers, on le peut avec plus d'apparence en consideration de quelque remarquable et enorme difformité corporelle, vice constant, inamandable, et, selon nous grands estimateurs de la beauté, d'important prejudice. Le plaisant dialogue du legislateur de Platon avec ses citoyens fera honneur à ce passage: Comment donc, disent-ils, sentans leur fin prochaine, ne pourrons nous point disposer de ce qui est à nous à qui il nous plaira? O dieux, quelle cruauté qu'il ne nous soit loisible, selon que les nostres nous auront servy en noz maladies, en nostre vieillesse, en nos affaires, de leur donner plus et moins selon noz fantasies ! A quoi le legislateur respond en cette maniere: Mes amis, qui avez sans doubte bien tost à mourir, il est malaisé et que vous vous cognoissiez, et que vous cognoissiez ce qui est à vous, suivant l'inscription Delphique. Moy qui fay les loix, tiens que ny vous n'estes à vous, ny n'est à vous, ce que vous jouyssez. Et vos biens et vous estes à vostre famille, tant passée que future. Mais encore plus sont au public et vostre famille et voz biens. Parquoy, si quelque flatteur en vostre vieillesse ou en vostre maladie, ou quelque passion vous sollicite mal à propos de faire testement injuste, je vous en garderay. Mais, ayant respect et à l'interest universel de la cité et à celuy de vostre famille, j'establiray des loix et feray sentir, comme de raison, que la commodité particulière doit ceder à la commune. Allez vous en doucement et de bonne voglie où l'humaine necessité vous appelle. C'est à moy, qui ne regarde pas l'une chose plus que l'autre, qui, autant que je puis, me soingne du general, d'avoir soin de ce que vous laissez. Revenant à mon propos, il me semble, je ne sçay comment, qu'en toutes façons la maistrise n'est aucunement deue aux femmes sur des hommes, sauf la maternelle et naturelle, si ce n'est pour le chatiment de ceux qui, par quelque humeur fievreuse, se sont volontairement soubmis à elles; mais cela ne touche point les vieilles, dequoy nous parlons icy. C'est l'apparence de cette consideration qui nous a fait forger et donner pied si volontiers à cette loy, que nul ne veit onques, qui prive les femmes de la succession de cette couronne; et n'est guiere Seigneurie au monde où elle ne s'allegue, comme icy, par une vray-semblance de raison qui l'authorise; mais la fortune luy a donné plus de credit en certains lieux

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qu'aux autres. Il est dangereux de laisser à leur jugement la dispensation de nostre succession, selon le chois qu'elles feront des enfans, qui est à tous les coups inique et fantastique. Car cet appetit desreglé et goust malade qu'elles ont au temps de leurs groisses, elles l'ont en l'ame en tout temps. Communement on les void s'adonner aux plus foibles et malotrus, ou à ceux, si elles en ont, qui leur pendent encores au col. Car, n'ayant point assez de force de discours pour choisir et embrasser ce qui le vaut, elles se laissent plus volontiers aller où les impressions de nature sont plus seules; comme les animaux, qui n'ont cognoissance de leurs petits, que pendant qu'ils tiennent à leur mamelle. Au demeurant, il est aisé à voir par experience que cette affection naturelle, à qui nous donnons tant d'authorité, a les racines bien foibles. Pour un fort legier profit, nous arrachons tous les jours leurs propres enfans d'entre les bras des meres, et leur faisons prendre les nostres en charge; nous leur faisons abandonner les leurs à quelque chetive nourrisse à qui nous ne voulons pas commettre les [0165] nostres, ou à quelque chevre: leur defandant, non seulement de les alaiter, quelque dangier qu'ils en puissent encourir, mais encore d'en avoir aucun soin, pour s'employer du tout au service des nostres. Et voit on, en la plus part d'entre elles, s'engendrer bien tost par accoustumance un' affection bastarde, plus vehemente que la naturelle, et plus grande sollicitude de la conservation des enfans empruntez que des leurs propres. Et ce que j'ay parlé des chevres, c'est d'autant qu'il est ordinaire autour de chez moy de voir les femmes de vilage, lors qu'elles ne peuvent nourrir les enfans de leurs mamelles, appeller des chevres à leurs secours; et j'ay à cette heure deux laquays qui ne tetterent jamais que huict jours laict de femme. Ces chevres sont incontinant duites à venir alaitter ces petits enfans, reconoissent leur voix quand ils crient, et y accourent: si on leur en presente un autre que leur nourrisson, elles le refusent; et l'enfant en faict de mesmes d'une autre chevre. J'en vis un, l'autre jour, à qui on osta la sienne, parce que son pere ne l'avoit qu'empruntée d'un sien voisin: il ne peut jamais s'adonner à l'autre qu'on luy presenta, et mourut sans doute de faim. Les bestes alterent et abastardissent aussi aiséement que nous l'affection naturelle. Je croy qu'en ce que recite Herodote de certain destroit de la Lybie, qu'on s'y mesle aux femmes indifferemment, mais que l'enfant, ayant force de marcher, trouve son pere celuy vers lequel, en la presse, la naturelle inclination porte ses premiers pas, il y a souvent du mesconte. Or, à considerer cette simple occasion d'aymer nos enfans pour les avoir engendrez, pour laquelle nous les appellons autres nous mesmes, il semble qu'il y ait bien une autre production venant de nous, qui ne soit

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pas de moindre recommandation: car ce que nous engendrons par l'ame, les enfantemens de nostre esprit, de nostre courage et suffisance, sont produicts par une plus noble partie que la corporelle, et sont plus nostres; nous sommes pere et mere ensemble en cette generation; ceux cy nous coustent bien plus cher, et nous apportent plus d'honeur, s'ils ont quelque chose de bon. Car la valeur de nos autres enfans est beaucoup plus leur que nostre; la part que nous y avons est bien [0165v] legiere; mais de ceux cy toute la beauté, toute la grace et pris est nostre. Par ainsin, ils nous representent et nous rapportent bien plus vivement que les autres. Platon adjouste que ce sont icy des enfans immortels, qui immortalisent leurs peres, voire et les deïfient, comme à Lycurgus, à Solon, à Minos. Or, les Histoires estant pleines d'exemples de cette amitié commune des peres envers les enfans, il ne m'a pas semblé hors de propos d'en tirer aussi quelcun de cette cy. Heliodorus, ce bon Evesque de Tricea, ayma mieux perdre la dignité, le profit, la devotion d'une prelature si venerable, que de perdre sa fille, fille qui dure encore, bien gentille, mais à l'adventure pourtant un peu trop curieusement et mollement goderonnée pour fille ecclesiastique et sacerdotale, et de trop amoureuse façon. Il y eut un Labienus à Rome, personnage de grande valeur et authorité, et, entre autres qualitez, excellent en toute sorte de literature, qui estoit, ce croy-je, fils de ce grand Labienus, le premier des capitaines qui furent soubs Caesar en la guerre des Gaules, et qui, depuis, s'estant jetté au party du grand Pompeius, s'y maintint si valeureusement jusques à ce que Caesar le deffit en Espaigne. Ce Labienus dequoy je parle, eust plusieurs envieux de sa vertu, et, comme il est vray semblable, les courtisans et favoris des Empereurs de son temps pour ennemis de sa franchise et des humeurs paternelles qu'il retenoit encore contre la tyrannie, desquelles il est croyable qu'il avoit teint ses escrits et ses livres. Ses adversaires poursuivirent devant le magistrat à Rome, et obtindrent de faire condamner plusieurs siens ouvrages, qu'il avoit mis en lumiere, à estre bruslés. Ce fut par luy que commença ce nouvel exemple de peine, qui, dépuis, fut continué à Rome à plusieurs autres, de punir de mort les escrits mesmes et les estudes. Il n'y avoit point assez de moyen et matiere de cruauté, si nous n'y meslions des choses que nature a exemptées de tout sentiment et de toute souffrance, comme la reputation et les inventions de nostre esprit, et si nous n'alions communiquer les maux corporels aux disciplines et monumens des Muses. Or Labienus ne peut souffrir cette perte, ny de survivre à cette sienne si chere geniture; il se fit porter

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et enfermer tout vif dans le monument de ses ancestres, là où il pourveut tout d'un train à se tuer et à s'enterrer ensemble. Il est malaisé de montrer aucune autre plus vehemente affection paternelle que celle là. Cassius [0166] Severus, homme tres-eloquent et son familier, voyant brusler ses livres, crioit que, par mesme sentence, on le devoit quant et quant condamner à estre bruslé tout vif: car il portoit et conservoit en sa memoire ce qu'ils contenoient. Pareil accident advint à Greuntius Cordus, accusé d'avoir en ses livres loué Brutus et Cassius. Ce senat vilain, servile et corrompu, et digne d'un pire maistre que Tibere, condamna ses escripts au feu; il fut content de faire compaignie à leur mort, et se tua par abstinence de manger. Le bon Lucanus estant jugé par ce coquin de Neron, sur les derniers traits de sa vie, comme la pluspart du sang fut desjà escoulé par les veines des bras qu'il s'estoit faictes tailler à son medecin pour mourir, et que la froideur eut saisi les extremitez de ses membres et commençat à approcher des parties vitales, la derniere chose qu'il eut en sa memoire, ce furent aucuns des vers de son livre de la guerre de Pharsale, qu'il recitoit; et mourut ayant cette derniere voix en la bouche. Cela, qu'estoit ce qu'un tendre et paternel congé qu'il prenoit de ses enfans, representant les a-dieux et les estroits embrassemens que nous donnons aux nostres en mourant, et un effet de cette naturelle inclination qui r'appelle en nostre souvenance, en cette extremité, les choses que nous avons eu les plus cheres pendant nostre vie? Pensons nous qu'Epicurus qui, en mourant, tourmenté, comme il dit, des extremes douleurs de la colique, avoit toute sa consolation en la beauté de sa doctrine qu'il laissoit au monde, eut receu autant de contentement d'un nombre d'enfans bien nais et bien eslevez, s'il en eust eu, comme il faisoit de la production de ses riches escrits? et que, s'il eust esté au chois de laisser apres luy un enfant contrefaict et mal nay, ou un livre sot et inepte, il ne choisit plustost, et non luy seulement, mais tout homme de pareille suffisance, d'encourir le premier mal'heur que l'autre? Ce seroit à l'adventure impieté en Sainct Augustin [0166v] (pour exemple) si d'un costé on luy proposoit d'enterrer ses escrits, dequoy nostre religion reçoit un si grand fruit, ou d'enterrer ses enfans, au cas qu'il en eut, s'il n'aimoit mieux enterrer ses enfans. Et je ne sçay si je n'aimerois pas mieux beaucoup en avoir produict ung, parfaictement bien formé, de l'acointance des muses, que de l'acointance de ma femme. A cettuy-cy, tel qu'il est, ce que je donne, je le donne purement et irrevocablement, comme on donne aux enfans corporels: ce peu de bien

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que je luy ay faict, il n'est plus en ma disposition; il peut sçavoir assez de choses que je ne sçay plus, et tenir de moy ce que je n'ay point retenu et qu'il faudroit que, tout ainsi qu'un estranger, j'empruntasse de luy, si besoin m'en venoit. Il est plus riche que moy, si je suis plus sage que luy. Il est peu d'hommes addonez à la poesie, qui ne se gratifiassent plus d'estre peres de l'Eneide que du plus beau garçon de Rome, et qui ne souffrissent plus aiséement l'une perte que l'autre. Car, selon Aristote, de tous les ouvriers, le poete nomméement est le plus amoureux de son ouvrage. Il est malaisé à croire qu'Epaminondas, qui se vantoit de laisser pour toute posterité des filles qui feroyent un jour honneur à leur pere (c'estoyent les deux nobles victoires qu'il avoit gaigné sur les Lacedemoniens), eust volontiers consenty à échanger celles là aux plus gorgiases de toute la Grece, ou que Alexandre et Caesar ayent jamais souhaité d'estre privez de la grandeur de leurs glorieux faicts de guerre, pour la commodité d'avoir des enfans et heritiers, quelques parfaits et accompliz qu'ils peussent estre; voire je fay grand doubte que Phidias, ou autre excellent statuere, aymat autant la conservation et la durée de ses enfans naturels, comme il feroit d'une image excellente qu'avec long travail et estude il auroit parfaite selon l'art. Et, quant à ces passions vitieuses et furieuses qui ont eschauffé quelque fois les peres à l'amour de leurs filles, ou les meres envers leurs fils, encore s'en trouve il de pareilles en cette autre sorte de parenté: tesmoing ce que l'on recite de Pygmalion, qui, ayant basty une statue de femme de beauté singuliere, il devint si éperduement espris de l'amour forcené de ce sien ouvrage, qu'il falut qu'en faveur de sa rage les dieux la luy vivifiassent,

Tentatum mollescit ebur, positoque rigore
Subsedit digitis.


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Chapitre 09

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Des Armes des Parthes

C'est une façon vitieuse de la noblesse de nostre temps, et pleine de mollesse, de ne prendre les armes que sur le point d'une extreme necessité, et s'en descharger aussi tost qu'il y a tant soit peu d'apparence que le danger soit esloigné. D'où il survient plusieurs desordres. Car, chacun criant et courant à ses armes sur le point de la charge, les uns sont à lasser encore leur cuirasse, que leurs compaignons sont desjà rompus. Nos peres donnoient leur salade, leur lance et leurs gantelets à porter, et n'abandonnoient le reste de leur equippage, tant que la courvée duroit. Nos trouppes sont à cette heure toutes troublées et difformées par la confusion du bagage et des valets, qui ne peuvent esloigner leurs maistres à cause de leurs armes. Tite-Live, parlant des nostres: Intolerantissima laboris corpora vix arma humeris gerebant.

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Plusieurs nations vont encore et alloient anciennement à la guerre sans se couvrir; ou se couvroient d'inutiles defances,

Tegmina queis capitum raptus de subere cortex.

Alexandre, le plus hazardeux capitaine qui fut jamais, s'armoit fort rarement. Et ceux d'entre nous qui les mesprisent, n'empirent pour cela de guiere leur marché. S'il se voit quelqu'un tué par le defaut d'un harnois, il n'en est guiere moindre nombre que l'empeschement des armes a fait perdre, engagés sous leur pesanteur, ou froissez et rompus, ou par un contre-coup, ou autrement. Car il semble, à la vérité, à voir le poix des nostres et leur espesseur, que nous ne cherchons qu'à nous deffendre; et en sommes plus chargez que couvers. Nous avons assez à faire à en soutenir le fais, entravez et contraints, comme si nous n'avions à combattre que du choq de nos armes, et comme si nous n'avions pareille obligation à les deffendre [
0167v] que elles ont à nous. Tacitus peint plaisamment des gens de guerre de nos anciens Gaulois, ainsin armez pour se maintenir seulement, n'ayans moyen ny d'offencer, ny d'estre offencez, ny de se relever abbatus. Lucullus, voyant certains hommes d'armes Medois qui faisoient front en l'armée de Tigranes, poisamment et malaiséement armez, comme dans une prison de fer, print de là opinion de les deffaire aiséement, et par eux commença sa charge et sa victoire. Et, à présent que nos mosquetaires sont en credit, je croy que l'on trouvera quelque invention de nous emmurer pour nous en garentir, et nous faire trainer à la guerre enfermez dans des bastions, comme ceux que les antiens faisoient porter à leurs elephans. Cette humeur est bien esloignée de celle du jeune Scipion, lequel accusa aigrement ses soldats de ce qu'ils avoient semé des chaussetrapes soubs l'eau, à l'endroit du fossé par où ceux d'une ville qu'il assiegeoit, pouvoient faire des sorties sur luy: disant que ceux qui assailloient, devoient penser à entreprendre, non pas à craindre, et craignant avec raison que cette provision endormist leur vigilance à se garder. Il dict aussi à un jeune homme, qui luy faisoit montre de son beau bouclier: Il est vrayement beau, mon fils; mais un soldat Romain doit avoir plus de fiance en sa main dextre qu'en la gauche. Or il n'est que la coustume qui nous rende insupportable la charge de nos armes:

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L'husbergo in dosso haveano, e l'elmo in testa,
Dui di quelli guerrier, de i quali io canto.
Ne notte o di, doppo ch'entraro in questa
Stanza, gli haveano mai mesi da canto,
Che facile a portar comme la vesta
Era lor, perche in uso l'avean tanto.

L'empereur Caracalla alloit par païs, à pied, armé de toutes pieces, conduisant son armée. Les pietons Romains portoient non seulement le morrion, l'espée et l'escu (car, quant aux armes, dit Cicero, ils estoient si accoustumez à les avoir sur le dos qu'elles ne les empeschoient non [0168] plus que leurs membres: arma enim membra militis esse dicunt mais quant et quant encore ce qu'il leur falloit de vivres pour quinze jours, et certaine quantité de paux pour faire leurs rempars, jusques à soixante livres de poix. Et les soldats de Marius, ainsi chargez, estoient duits à faire cinq lieues en cinq heures, et six, s'il y avoit haste. Leur discipline militaire estoit beaucoup plus rude que la nostre; aussi produisoit elle de bien autres effects. Ce traict est merveilleux à ce propos, qu'il fut reproché à un soldat Lacedemonien qu'estant à l'expedition d'une guerre on l'avoit veu soubs le couvert d'une maison. Ils estoient si durcis à la peine, que c'estoit honte d'estre veu soubs un autre toict que celuy du ciel, quelque temps qu'il fit. Le jeune Scipion, reformant son armée en Hespaigne, ordonna à ses soldats de ne manger que debout et rien de cuit. Nous ne menerions guiere loing nos gens à ce pris là. Au demeurant, Marcellinus, homme nourry aux guerres Romaines, remerque curieusement la façon que les Parthes avoyent de s'armer, et la remerque d'autant qu'elle estoit esloignée de la Romaine. Ils avoient, dit-il, des armes tissues en maniere de petites plumes, qui n'empeschoient pas le mouvement de leur corps: et si estoient si fortes que nos dards rejalissoient, venant à les hurter (ce sont les escailles dequoy nos ancestres avoient fort accoustumé de se servir). Et en un autre lieu: Ils avoient, dict-il, leurs chevaux forts et roydes, couverts de gros cuir; et eux estoient armez, de cap à pied, de grosses lames de fer, rengées de

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tel artifice qu'à l'endroit des jointures des membres elles [0168v] prestoient au mouvement. On eust dict que c'estoient des hommes de fer: car ils avoient des accoustremens de teste si proprement assis, et representans au naturel la forme et parties du visage, qu'il n'y avoit moyen de les assener que par des petits trous ronds qui respondoient à leurs yeux, leur donnant un peu de lumiere, et par des fentes qui estoient à l'endroict des naseaux, par où ils prenoient assez malaisément halaine.

Flexilis inductis animatur lamina membris,
Horribilis visu; credas simulachra moveri
Ferrea, cognatoque viros spirare metallo.
Par vestitus equis; ferrata fronte minantur,
Ferratosque movent, securi vulneris, armos.

Voilà une description qui retire bien fort à l'equippage d'un homme d'armes François, à tout ses bardes. Plutarque dit que Demetrius fit faire pour luy et pour Alcinus, le premier homme de guerre qui fut au pres de luy, à chacun un harnois complet du poids de six vingts livres, là où les communs harnois n'en pesoient que soixante.

Chapitre 10

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Des Livres

Je ne fay point de doute qu'il ne m'advienne souvent de parler de choses qui sont mieus traictées chez les maistres du mestier, et plus veritablement. C'est icy purement l'essay de mes facultez naturelles, et nullement des acquises; et qui me surprendra d'ignorance, il ne fera rien contre moy, car à peine respondroy-je à autruy de mes discours, qui ne m'en responds point à moy; ny n'en suis satisfaict. Qui sera en cherche de science, si la pesche où elle se loge: il n'est rien dequoy je face moins de profession. Ce sont icy mes fantasies, par lesquelles je ne tasche point à donner à connoistre les choses, mais moy: elles [0169] me seront à l'adventure connuez un jour, ou l'ont autresfois esté, selon que la fortune

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m'a peu porter sur les lieux où elles estoient esclaircies. Mais il ne m'en souvient plus. Et si je suis homme de quelque leçon, je suis homme de nulle retention. Ainsi je ne pleuvy aucune certitude, si ce n'est de faire connoistre jusques à quel poinct monte, pour cette heure, la connoissance que j'en ay. Qu'on ne s'attende pas aux matieres, mais à la façon que j'y donne. Qu'on voye, en ce que j'emprunte, si j'ay sçeu choisir de quoy rehausser mon propos. Car je fay dire aux autres ce que je ne puis si bien dire, tantost par foiblesse de mon langage, tantost par foiblesse de mon sens. Je ne compte pas mes emprunts, je les poise. Et si je les eusse voulu faire valoir par nombre, je m'en fusse chargé deux fois autant. Ils sont tous, ou fort peu s'en faut, de noms si fameux et anciens qu'ils me semblent se nommer assez sans moi. Ez raisons et inventions que je transplante en mon solage et confons aux miennes, j'ay à escient ommis parfois d'en marquer l'autheur, pour tenir en bride la temerité de ces sentences hastives qui se jettent sur toute sorte d'escrits, notamment jeunes escrits d'hommes encore vivants, et en vulgaire, qui reçoit tout le monde à en parler et qui semble convaincre la conception et le dessein, vulgaire de mesmes. Je veux qu'ils donnent une nazarde à Plutarque sur mon nez, et qu'ils s'eschaudent à injurier Seneque en moy. Il faut musser ma foiblesse souz ces grands credits. J'aimeray quelqu'un qui me sçache deplumer, je dy par clairté de jugement et par la seule distinction de la force et beauté des propos. Car moy, qui, à faute de memoire, demeure court? tous les coups à les trier, par cognoissance de nation, sçay tres-bien sentir, à mesurer ma portée, que mon terroir n'est aucunement capable d'aucunes fleurs trop riches que j'y trouve semées, et que tous les fruicts de mon creu ne les sçauroient payer.

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De cecy suis-je tenu de respondre, si je m'empesche moymesme, s'il y a de la vanité et vice en mes discours, que je ne sente poinct ou que je ne soye capable de sentir en me le representant. Car il eschape souvent des fautes à nos yeux, mais la maladie du jugement consiste à ne les pouvoir apercevoir lorsqu'un autre nous les descouvre. La science et la verité peuvent loger chez nous sans jugement, et le jugement y peut aussi estre sans elles: voire la reconnoissance de l'ignorance est l'un des plus beaux et plus seurs tesmoignages de jugement que je trouve. Je n'ay point d'autre sergent de bande à ranger mes pieces que la fortune. A mesme que mes resveries se presentent, je les entasse; tantost elles se pressent en foule, tantost elles se trainent [0169v] à la file. Je veux qu'on voye mon pas naturel et ordinaire, ainsin detraqué qu'il est. Je me laisse aller comme je me trouve: aussi ne sont ce pas icy matieres qu'il ne soit pas permis d'ignorer, et d'en parler casuellement et temerairement. Je souhaiterois bien avoir plus parfaicte intelligence des choses, mais je ne la veux pas achepter si cher qu'elle couste. Mon dessein est de passer doucement, et non laborieusement, ce qui me reste de vie. Il n'est rien pourquoy je me vueille rompre la teste, non pas pour la science, de quelque grand pris qu'elle soit. Je ne cherche aux livres qu'à m'y donner du plaisir par un honneste amusement; ou, si j'estudie, je n'y cherche que la science qui traicte de la connoissance de moy mesmes, et qui m'instruise à bien mourir et à bien vivre:

Hac meus ad metas sudet oportet equus.

Les difficultez, si j'en rencontre en lisant, je n'en ronge pas mes ongles; je les laisse là, apres leur avoir fait une charge ou deux. Si je m'y plantois, je m'y perdrois, et le temps: car j'ay un esprit primsautier. Ce que je ne voy de la premiere charge, je le voy moins en m'y obstinant. Je ne fay rien sans gayeté; et la continuation et la contention trop ferme esblouit mon jugement, l'attriste et le lasse. Ma veue s'y confond et s'y dissipe. Il faut que je le retire et que je l'y remette à secousses: tout ainsi que, pour juger du lustre de l'escarlatte, on nous ordonne de passer les yeux par-dessus, en la parcourant à diverses veues, soudaines, reprinses, et reiterées. Si ce livre me fasche, j'en prens un autre; et ne m'y addonne qu'aux heures où l'ennuy de rien faire commence à me saisir. Je ne me prens

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guiere aux nouveaux, pour ce que les anciens me semblent plus pleins et plus roides; ny aux Grecs, par ce que mon jugement ne sçait pas faire ses besoignes d'une puerile et apprantisse intelligence. Entre les livres simplement plaisans, je trouve, des modernes, le Decameron de Boccace, Rabelays et les Baisers de Jean second, s'il les faut loger sous ce tiltre, [0170] dignes qu'on s'y amuse. Quant aux Amadis et telles sortes d'escrits, ils n'ont pas eu le credit d'arrester seulement mon enfance. Je diray encore cecy, ou hardiment ou temerairement, que cette vieille ame poisante ne se laisse plus chatouiller, non seulement à l'Arioste, mais encores au bon Ovide: sa facilité et ses inventions, qui m'ont ravy autresfois, à peine m'entretiennent elles à cette heure. Je dy librement mon advis de toutes choses, voire et de celles qui surpassent à l'adventure ma suffisance, et que je ne tiens aucunement estre de ma jurisdiction. Ce que j'en opine, c'est aussi pour declarer la mesure de ma veue, non la mesure des choses. Quand je me trouve dégousté de l'Axioche de Platon, comme d'un ouvrage sans force, eu esgard à un tel autheur, mon jugement ne s'en croit pas: il n'est pas si sot de s'opposer à l'authorité de tant d'autres fameux jugemens anciens, qu'il tient ses regens et ses maistres, et avec lesquels il est plustost content de faillir. Il s'en prend à soy, et se condamne, ou de s'arrester à l'escorce, ne pouvant penetrer jusques au fons, ou de regarder la chose par quelque faux lustre. Il se contente de se garentir seulement du trouble et du desreiglement; quant à sa foiblesse, il la reconnoit et advoue volontiers. Il pense donner juste interpretation aux apparences que sa conception luy presente; mais elles sont imbecilles et imparfaictes. La plus part des fables d'Esope ont plusieurs sens et intelligences. Ceux qui les mythologisent, en choisissent quelque visage qui quadre bien à la fable; mais pour la pluspart, ce n'est que le premier visage et superficiel; il y en a d'autres plus vifs, plus essentiels et internes, ausquels ils n'ont sçeu penetrer: voylà comme j'en fay. Mais, pour suyvre ma route, il m'a tousjours semblé qu'en la poesie Vergile, Lucrece, Catulle et Horace tiennent de bien loing le premier rang: et signammant Vergile en ses Georgiques, que j'estime le plus [0170v] accomply ouvrage de la Poesie: à la comparaison duquel on peut reconnoistre aysément qu'il y a des endroicts de l'Aeneide ausquels l'autheur eut donné encore quelque tour de pigne, s'il en eut eu loisir. Et le cinquiesme livre en l'Aeneide me semble le plus parfaict. J'ayme aussi

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Lucain, et le practique volontiers: non tant pour son stile que pour sa valeur propre et verité de ses opinions et jugemens. Quant au bon Terence, la mignardise et les graces du langage Latin, je le trouve admirable à representer au vif les mouvemens de l'ame et la condition de nos meurs; à toute heure nos actions me rejettent à luy. Je ne le puis lire si souvent, que je n'y trouve quelque beauté et grace nouvelle. Ceux des temps voisins à Vergile se plaignoient dequoy aucuns luy comparoient Lucrece. Je suis d'opinion que c'est à la verité une comparaison inegale; mais j'ay bien à faire à me r'asseurer en cette creance, quand je me treuve attaché à quelque beau lieu de ceux de Lucrece. S'ils se piquoient de cette comparaison, que diroient ils de la bestise et stupidité barbaresque de ceux qui luy comparent à cette heure Arioste? et qu'en diroit Arioste luy-mesme?

O seclum insipiens et infacetum

J'estime que les anciens avoient encore plus à se plaindre de ceux qui apparioient Plaute à Terence (cettuy cy sent bien mieux son Gentilhomme), que Lucrece à Vergile. Pour l'estimation et preference de Terence, faict beaucoup que le pere de l'eloquence Romaine l'a si souvent en la bouche, et seul de son rang, et la sentence que le premier juge des poetes Romains donne de son compagnon. Il m'est souvent tombé en fantasie, comme en nostre temps, ceux qui se meslent de faire des comedies (ainsi que les Italiens, qui y sont assez heureux) employent trois ou quatre argumens de celles de Terence ou de Plaute pour en faire une des leurs. Ils entassent en une seule Comedie cinq ou six contes de Bocacce. Ce qui les faict ainsi se charger de matiere, c'est la deffiance qu'ils ont de se pouvoir soustenir de leurs propres graces: il faut qu'ils trouvent un corps où s'appuyer; et, n'ayant pas du leur assez dequoy nous arrester, ils veulent que le conte nous amuse. [0171] Il en va de mon autheur tout au contraire: les perfections et beautez de sa façon de dire nous font perdre l'appetit de son subject; sa gentillesse et sa mignardise nous retiennent par tout; il est par tout si plaisant,

liquidus puroque simillimus amni,

et nous remplit tant l'ame de ses graces que nous en oublions celles de sa fable.

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Cette mesme consideration me tire plus avant: je voy que les bons et anciens Poetes ont evité l'affectation et la recherche, non seulement des fantastiques elevations Espagnoles et Petrarchistes, mais des pointes mesmes plus douces et plus retenues, qui sont l'ornement de tous les ouvrages Poetiques des siècles suyvans. Si n'y a il bon juge qui les trouve à dire en ces anciens, et qui n'admire plus sans comparaison l'egale polissure et cette perpetuelle douceur et beauté fleurissante des Epigrammes de Catulle, que tous les esguillons dequoy Martial esguise la queue des siens. C'est cette mesme raison que je disoy tantost, comme Martial de soy, minus illi ingenio laborandum fuit, in cujus locum materia successerat. Ces premiers là, sans s'esmouvoir et sans se picquer, se font assez sentir: ils ont dequoy rire par tout, il ne faut pas qu'ils se chatouillent; ceux-cy ont besoing de secours estrangier: à mesure qu'ils ont moins d'esprit, il leur faut plus de corps. Ils montent à cheval parce qu'ils ne sont assez forts sur leurs jambes. Tout ainsi qu'en nos bals, ces hommes de vile condition, qui en tiennent escole, pour ne pouvoir representer le port et la decence de nostre noblesse, cherchent à se recommander par des sauts perilleux et autres mouvemens estranges et bateleresques. Et les Dames ont meilleur marché de leur contenance aux danses où il y a diverses descoupeures et agitation de corps, qu'en certaines autres danses [0171v] de parade, où elles n'ont simplement qu'à marcher un pas naturel et representer un port naïf et leur grace ordinaire. Comme j'ay veu aussi les badins excellens, vestus à leur ordinaire et d'une contenance commune, nous donner tout le plaisir qui se peut tirer de leur art; les apprentifs et qui ne sont de si haute leçon, avoir besoin de s'enfariner le visage, de se travestir et se contrefaire en mouvemens et grimaces sauvages pour nous aprester à rire. Cette mienne conception se reconnoit mieux qu'en tout autre lieu, en la comparaison de l'Aeneide et du Furieux. Celuy-là, on le voit aller à tire d'aisle, d'un vol haut et ferme, suyvant tousjours sa pointe; cettuy-cy, voleter et sauteler de conte en conte comme de branche en branche, ne se fiant à ses aisles que pour une bien courte traverse, et prendre pied à chaque bout de champ, de peur que l'haleine et la force luy faille,

Excursusque breves tentat.

Voylà donc, quant à cette sorte de subjects, les autheurs qui me plaisent le plus.

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Quant à mon autre leçon, qui mesle un peu plus de fruit au plaisir, par où j'apprens à renger mes humeurs et mes conditions, les livres qui m'y servent, c'est Plutarque, dépuis qu'il est François, et Seneque. Ils ont tous deux cette notable commodité pour mon humeur, que la science que j'y cherche, y est traictée à pieces décousues, qui ne demandent pas l'obligation d'un long travail, dequoy je suis incapable, comme sont les Opuscules de Plutarque et les Epistres de Seneque, qui est la plus belle partie de ses escrits, et la plus profitable. Il ne faut pas grande entreprinse pour m'y mettre; et les quitte où il me plait. Car elles n'ont point de suite des unes aux autres. Ces autheurs se rencontrent en la plus part des opinions utiles et vrayes; comme aussi leur fortune les fist naistre environ mesme siecle, tous [0172] deux precepteurs de deux Empereurs Romains, tous deux venus de païs estrangier, tous deux riches et puissans. Leur instruction est de la cresme de la philosophie, et presentée d'une simple façon et pertinente. Plutarque est plus uniforme et constant; Seneque, plus ondoyant et divers. Cettuy-cy se peine, se roidit et se tend pour armer la vertu contre la foiblesse, la crainte et les vitieux appetis; l'autre semble n'estimer pas tant leur effort, et desdaigner d'en haster son pas et se mettre sur sa targue. Plutarque a les opinions Platoniques, douces et accommodables à la société civile; l'autre les a Stoïques et Epicurienes, plus esloignées de l'usage commun, mais, selon moy, plus commodes en particulier et plus fermes. Il paroit en Seneque qu'il preste un peu à la tyrannie des Empereurs de son temps, car je tiens pour certain que c'est d'un jugement forcé qu'il condamne la cause de ces genereux meurtriers de Caesar; Plutarque est libre par tout. Seneque est plein de pointes et saillies; Plutarque, de choses. Celuy-là vous eschauffe plus, et vous esmeut; cettuy-cy vous contente davantage et vous paye mieux. Il nous guide, l'autre nous pousse. Quant à Cicero, les ouvrages qui me peuvent servir chez luy à mon desseing, ce sont ceux qui traitent de la philosophie signamment morale. Mais, à confesser hardiment la verité (car, puis qu'on a franchi les barrieres de l'impudence, il n'y a plus de bride), sa façon d'escrire me semble ennuyeuse, et toute autre pareille façon. Car ses prefaces, definitions, partitions, etymologies, consument la plus part de son ouvrage; ce qu'il y a de vif et de mouelle, est estouffé par ses longueries d'apprets. Si j'ay employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moy, et que

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je r'amentoive ce que j'en ay tiré de suc et de substance, la plus part du temps je n'y treuve que du vent: car il n'est pas encor venu aux argumens qui servent à son propos, et aux raisons qui touchent proprement le neud que [0172v] je cherche. Pour moy, qui ne demande qu'à devenir plus sage, non plus sçavant ou eloquent, ces ordonnances logiciennes et Aristoteliques ne sont pas à propos: je veux qu'on commence par le dernier point; j'entens assez que c'est que mort et volupté; qu'on ne s'amuse pas à les anatomizer: je cherche des raisons bonnes et fermes d'arrivée, qui m'instruisent à en soustenir l'effort. Ny les subtilitez grammairiennes, ny l'ingenieuse contexture de parolles et d'argumentations n'y servent; je veux des discours qui donnent la premiere charge dans le plus fort du doubte: les siens languissent autour du pot. Ils sont bons pour l'escole, pour le barreau et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller, et sommes encore, un quart d'heure apres, assez à temps pour rencontrer le fil du propos. Il est besoin de parler ainsin aux juges qu'on veut gaigner à tort ou à droit, aux enfans et au vulgaire à qui il faut tout dire, voir ce qui portera. Je ne veux pas qu'on s'employe à me rendre attantif et qu'on me crie cinquante fois: Or oyez ! à la mode de nos Heraux. Les Romains disoyent en leur Religion: Hoc age, que nous disons en la nostre: Sursum corda; ce sont autant de parolles perdues pour moy. J'y viens tout preparé du logis: il ne me faut point d'alechement ny de sause: je menge bien la viande toute crue; et, au lieu de m'eguiser l'apetit par ces preparatoires et avant-jeux, on me le lasse et affadit. La licence du temps m'excusera elle de cette sacrilege audace, d'estimer aussi trainans les dialogismes de Platon mesmes et estouffans par trop sa matiere, et de pleindre le temps que met à ces longues interlocutions, vaines et preparatoires, un homme qui avoit tant de meilleures choses à dire? Mon ignorance m'excusera mieux, sur ce que je ne voy rien en la beauté de son langage. Je demande en general les livres qui usent des sciences, non ceux qui les dressent. Les deux premiers, et Pline, et leurs semblables, ils n'ont point de Hoc age; ils veulent avoir à faire à gens qui s'en soyent advertis eux mesmes: ou, s'ils en ont, c'est un Hoc age substantiel, et qui a son corps à part. Je voy aussi volontiers les Epitres ad Atticum, non seulement par ce qu'elles contiennent une tres-ample instruction de l'Histoire et affaires de son temps, mais beaucoup plus pour y descouvrir ses humeurs privées. Car j'ay une singuliere curiosité, comme j'ay dit ailleurs, de connoistre

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l'ame et les naïfs jugemens de mes autheurs. Il faut bien juger leur suffisance, mais non pas leurs meurs ny eux, [0173] par cette montre de leurs escris qu'ils étalent au theatre du monde. J'ay mille fois regretté que nous ayons perdu le livre que Brutus avoit escrit de la vertu: car il faict beau apprendre la theorique de ceux qui sçavent bien la practique. Mais, d'autant que c'est autre chose le presche que le prescheur, j'ayme bien autant voir Brutus chez Plutarque que chez luy mesme. Je choisiroy plutost de sçavoir au vray les devis qu'il tenoit en sa tente à quelqu'un de ses privez amis, la veille d'une bataille, que les propos qu'il tint le lendemain à son armée; et ce qu'il faisoit en son cabinet et en sa chambre, que ce qu'il faisoit emmy la place et au Senat. Quant à Cicero, je suis du jugement commun, que, hors la science, il n'y avoit pas beaucoup d'excellence en son ame: il estoit bon cytoyen, d'une nature debonnaire, comme sont volontiers les hommes gras et gosseurs, tels qu'il estoit; mais de mollesse et de vanité ambitieuse, il en avoit, sans mentir, beaucoup. Et si ne sçay comment l'excuser d'avoir estimé sa poesie digne d'estre mise en lumiere: ce n'est pas grande imperfection que de mal faire des vers; mais c'est à luy faute de jugement de n'avoir pas senty combien ils estoyent indignes de la gloire de son nom. Quant à son eloquence, elle est du tout hors de comparaison; je croy que jamais homme ne l'egalera. Le jeune Cicero, qui n'a ressemblé son pere que de nom, commandant en Asie, il se trouva un jour en sa table plusieurs estrangers, et entre autres Caestius, assis au bas bout, comme on se fourre souvent aux tables ouvertes des grands. Cicero s'informa qui il estoit, à l'un de ses gens qui luy dit son nom. Mais, comme [0173v] celuy qui songeoit ailleurs et qui oublioit ce qu'on luy respondoit, il le luy redemenda encore, dépuis, deux ou trois fois; le serviteur, pour n'estre plus en peine de luy redire si souvent mesme chose, et pour le luy faire connoistre par quelque circonstance: C'est, dict-il, ce Caestius de qui on vous a dit qu'il ne faict pas grand estat de l'eloquence de vostre pere au pris de la sienne. Cicero, s'estant soudain picqué de cela, commenda qu'on empoignast ce pauvre Caestius, et le fit tres-bien foeter en sa presence: voylà un mal courtois hoste. Entre ceux mesmes qui ont estimé, toutes choses contées, cette sienne eloquence incomparable, il y en a eu qui n'ont pas laissé d'y remarquer des fautes: comme ce grand Brutus, son amy, disoit que c'estoit une eloquence cassée et esrenée, fractam et elumbem. Les orateurs voisins de son siecle reprenoyent aussi en luy ce curieux soing de certaine

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longue cadance au bout de ses clauses, et notoient ces mots: esse videatur, qu'il employe si souvent. Pour moy, j'ayme mieux une cadance qui tombe plus court?, coupée en yambes. Si mesle il par fois bien rudement ses nombres, mais rarement. J'en ay remarqué ce lieu à mes aureilles: Ego vero me minus diu senem esse mallem, quam esse senem, antequam essem. Les Historiens sont ma droitte bale: ils sont plaisans et aysez; et quant et quant l'homme en general, de qui je cherche la cognoissance, y paroist plus vif et plus entier qu'en nul autre lieu, la diversité et verité de ses conditions internes en gros et en destail, la varieté des moyens de son assemblage et des accidents qui le menacent. Or ceux qui escrivent les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux evenemens, plus à ce qui part du dedans qu'à ce qui arrive au dehors, ceux là me sont plus propres. Voylà pourquoy, en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque. Je suis bien marry que nous n'ayons une douzaine de Laertius, ou qu'il ne soit ou plus estendu ou plus entendu. Car je ne considere pas moins curieusement la fortune et la vie de ces grands praecepteurs du monde, que la diversité de leurs dogmes et fantasies. [0174] En ce genre d'estude des Histoires, il faut feuilleter sans distinction toutes sortes d'autheurs, et vieils et nouveaux, et barragouins et François, pour y apprendre les choses dequoy diversement ils traictent. Mais Caesar singulierement me semble meriter qu'on l'estudie, non pour la science de l'Histoire seulement, mais pour luy mesme, tant il a de perfection et d'excellence par dessus tous les autres, quoy que Saluste soit du nombre. Certes, je lis cet autheur avec un peu plus de reverence et de respect qu'on ne list les humains ouvrages: tantost le considerant luy mesme par ses actions et le miracle de sa grandeur, tantost la pureté et inimitable polissure de son langage qui a surpassé non seulement tous les Historiens, comme dit Cicero, mais à l'adventure Cicero mesme. Avec tant de syncerité en ses jugemens, parlant de ses ennemis, que, sauf les fauces couleurs dequoy il veut couvrir sa mauvaise cause et l'ordure de sa pestilente ambition, je pense qu'en cela seul on y puisse trouver à redire

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qu'il a esté trop espargnant à parler de soy. Car tant de grandes choses ne peuvent avoir esté executées par luy, qu'il n'y soit alé beaucoup plus du sien qu'il n'y en met. J'ayme les Historiens ou fort simples ou excellens. Les simples, qui n'ont point dequoy y mesler quelque chose du leur, et qui n'y apportent que le soin et la diligence de r'amasser tout ce qui vient à leur notice, et d'enregistrer à la bonne foy toutes choses sans chois et sans triage, nous laissent le jugement entier pour la cognoissance de la verité. Tel est entre autres, pour exemple, le bon Froissard, qui a marché en son entreprise d'une si franche naïfveté, qu'ayant faict une faute il ne creint aucunement de la reconnoistre et corriger en l'endroit où il en a esté adverty; et qui nous represente la diversité mesme des bruits qui couroyent [0174v] et les differens rapports qu'on luy faisoit. C'est la matiere de l'Histoire, nue et informe; chacun en peut faire son profit autant qu'il a d'entendement. Les bien excellens ont la suffisance de choisir ce qui est digne d'estre sçeu, peuvent trier de deux raports celuy qui est plus vray-semblable; de la condition des Princes et de leurs humeurs, ils en concluent les conseils et leur attribuent les paroles convenables. Ils ont raison de prendre l'authorité de regler nostre creance à la leur; mais certes cela n'appartient à guieres de gens. Ceux d'entredeux (qui est la plus commune façon), ceux là nous gastent tout: ils veulent nous mascher les morceaux; ils se donnent loy de juger, et par consequent d'incliner l'Histoire à leur fantasie: car, dépuis que le jugement pend d'un costé, on ne se peut garder de contourner et tordre la narration à ce biais. Ils entreprennent de choisir les choses dignes d'estre sçeues, et nous cachent souvent telle parole, telle action privée, qui nous instruiroit mieux; obmetent, pour choses incroyables, celles qu'ils n'entendent pas, et peut estre encore telle chose, pour ne la sçavoir dire en bon Latin ou François. Qu'ils estalent hardiment leur eloquence et leurs discours, qu'ils jugent à leur poste; mais qu'ils nous laissent aussi dequoy juger apres eux, et qu'ils n'alterent ny dispensent, par leurs racourcimens et par leur chois, rien sur le corps de la matiere, ains qu'ils nous la r'envoyent pure et entiere en toutes ses dimentions. Le plus souvent on trie pour cette charge, et notamment en ces siecles icy, des personnes d'entre le vulgaire, pour cette seule consideration de sçavoir bien parler, comme si nous cherchions d'y apprendre la [0175] grammaire' Et eux ont raison, n'ayans esté gagez que pour cela et n'ayant mis en vente que le babil, de ne se soucier aussi principalement que de cette partie. Ainsin, à force beaux mots, ils nous vont patissant une belle

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contexture des bruits qu'ils ramassent és carrefours des villes. Les seules bonnes histoires sont celles qui ont esté escrites par ceux mesmes qui commandoient aux affaires, ou qui estoient participans à les conduire, ou, au moins, qui ont eu la fortune d'en conduire d'autres de mesme sorte. Telles sont quasi toutes les Grecques et Romaines. Car, plusieurs tesmoings oculaires ayant escrit de mesme subject (comme il advenoit en ce temps là que la grandeur et le sçavoir se rencontroient communeement), s'il y a de la faute, elle doit estre merveilleusement legiere, et sur un accident fort doubteux. Que peut-on esperer d'un medecin traictant de la guerre, ou d'un escholier traictant les desseins des Princes? Si nous voulons remerquer la religion que les Romains avoient en cela, il n'en faut que cet exemple: Asinius Pollio trouvoit és histoires mesme de Caesar quelque mesconte, en quoy il estoit tombé pour n'avoir peu jetter les yeux en tous les endroits de son armée, et en avoir creu les particuliers qui luy rapportoient souvent des choses non assez verifiées; ou bien pour n'avoir esté assez curieusement adverty par ses Lieutenans des choses qu'ils avoient conduites en son absence. On peut voir par cet exemple si cette recherche de la verité est delicate, qu'on ne se puisse pas fier d'un combat à la science de celuy qui y a commandé, ny aux soldats de ce qui s'est passé pres d'eux, si, à la mode d'une information judiciaire, on ne confronte les tesmoins et reçoit les objects sur la preuve des pontilles de chaque accident. Vrayement, la connoissance que nous avons de nos affaires, est bien plus lache. Mais cecy a esté [0175v] suffisamment traicté par Bodin, et selon ma conception. Pour subvenir un peu à la trahison de ma memoire et à son defaut, si extreme qu'il m'est advenu plus d'une fois de reprendre en main des livres comme recens et à moy inconnus, que j'avoy leu soigneusement quelques années au paravant et barbouillé de mes notes, j'ay pris en coustume, dépuis quelque temps, d'adjouter au bout de chasque livre (je dis de ceux desquels je ne me veux servir qu'une fois) le temps auquel j'ay achevé de le lire et le jugement que j'en ay retiré en gros, afin que cela me represente au moins l'air et Idée generale que j'avois conceu de l'autheur en le lisant. Je veux icy transcrire aucunes de ces annotations. Voicy ce que je mis, il y a environ dix ans, en mon Guicciardin (car, quelque langue que parlent mes livres, je leur parle en la mienne): Il est historiographe diligent, et duquel, à mon advis, autant exactement que de nul autre, on peut apprendre la verité des affaires de son temps:

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aussi en la pluspart en a-il esté acteur luy mesme, et en rang honnorable. Il n'y a aucune apparence que, par haine, faveur ou vanité, il ayt déguisé les choses: dequoy font foy les libres jugements qu'il donne des grands, et notamment de ceux par lesquels il avoit esté avancé et employé aux charges, comme du Pape Clement septiesme. Quant à la partie dequoy il semble se vouloir prevaloir le plus, qui sont ses digressions et discours, il y en a de bons et enrichis de beaux traits; mais il s'y est trop pleu: car, pour ne vouloir rien laisser à dire, ayant un suject si plain et ample, et à peu pres infiny, il en devient lasche, et sentant un peu au caquet scholastique. J'ay aussi remerqué cecy, que de tant d'ames et effects qu'il juge, de tant de mouvemens et conseils, il n'en rapporte jamais un seul à la vertu, religion et conscience, comme si ces parties là estoyent du tout esteintes au monde; et, de toutes les actions, pour belles par apparence qu'elles soient d'elles mesmes, il en rejecte la [0176] cause à quelque occasion vitieuse ou à quelque profit. Il est impossible d'imaginer que, parmy cet infiny nombre d'actions dequoy il juge, il n'y en ait eu quelqu'une produite par la voye de la raison. Nulle corruption peut avoir saisi les hommes si universellement que quelqu'un n'eschappe de la contagion: cela me faict craindre qu'il y aye un peu du vice de son goust: et peut estre advenu qu'il ait estimé d'autruy selon soy. En mon Philippe de Comines il y a cecy: Vous y trouverez le langage doux et aggreable, d'une naifve simplicité; la narration pure, et en laquelle la bonne foy de l'autheur reluit evidemment, exempte de vanité parlant de soy, et d'affection et d'envie parlant d'autruy; ses discours et enhortemens accompaignez plus de bon zele et de verité que d'aucune exquise suffisance; et tout par tout de l'authorité et gravité, representant son homme de bon lieu et élevé aux grans affaires. Sur les memoires de Monsieur du Bellay: C'est tousjours plaisir de voir les choses escrites par ceux qui ont essayé comme il les faut conduire; mais il ne se peut nier qu'il ne se découvre évidemment, en ces deux seigneurs icy, un grand dechet de la franchise et liberté d'escrire qui reluit és anciens de leur sorte, comme au Sire de Jouinvile, domestique de Saint Loys, Eginard, Chancelier de Charlemaigne, et, de plus fresche memoire, en Philippe de Commines. C'est icy plustost un plaidoier pour le Roy François contre l'Empereur Charles cinquiesme qu'une histoire. Je ne veux pas croire qu'ils ayent rien changé quant au gros du faict; mais, de contourner le jugement des evenemens, souvent contre raison, à nostre avantage, et d'obmettre tout ce qu'il y a de chatouilleux en la vie de leur maistre, ils en font mestier: tesmoing les reculemens de messieurs

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de Montmorency et de Brion, qui y sont oubliez; voire le seul nom de Madame d'Estampes ne s'y trouve point. On peut couvrir les actions secrettes; mais de taire ce que tout le monde sçait, et les choses qui ont tiré des effects publiques et de telle consequence, c'est un defaut inexcusable. Somme, pour avoir l'entiere connoissance du Roy François et des choses advenues de son temps, qu'on s'adresse ailleurs, si on m'en croit: ce qu'on peut faire icy de profit, c'est par la deduction particuliere des batailles et exploits de guerre où ces gentils-hommes se sont trouvez; quelques paroles et actions privées d'aucuns princes de leur temps; et les pratiques et negociations conduites par le Seigneur de Langeay, où il y a tout plein de choses dignes d'estre sceues, et des discours non vulgaires.

Chapitre 11

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De la Cruauté

Il me semble que la vertu est chose autre et plus noble que les inclinations à la bonté qui naissent en nous. Les ames reglées d'elles mesmes et bien nées, elles suyvent mesme train, et representent en leurs actions mesme visage que les vertueuses. Mais la vertu sonne je ne sçay quoy de plus grand et de plus actif que de se laisser, par une heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison. Celuy qui, d'une douceur et facilité naturelle, mespriseroit les offences receues, feroit chose tres-belle et digne de louange; mais celuy qui, picqué et outré jusques au vif d'une offence, s'armeroit des armes de la raison contre ce furieux appetit de vengeance, et apres un grand conflict s'en rendroit en fin maistre, feroit sans doubte beaucoup plus. Celuy-là feroit bien, et cettuy-cy vertueusement: l'une action se pourroit dire bonté; l'autre, vertu: car il semble que le nom de la vertu presuppose de la difficulté et du contraste, et qu'elle ne peut s'exercer sans partie. C'est à l'adventure pourquoy nous nommons Dieu bon, fort, et liberal, et juste; mais nous ne le nommons pas vertueux: ses operations sont toutes naifves et sans effort. Des Philosophes, non seulement Stoiciens mais encore Epicuriens (et cette enchere, je l'emprunte de l'opinion commune, qui est fauce; quoy que die ce subtil rencontre d'Arcesilaus à celuy qui luy reprochoit que beaucoup de gents passoient de son eschole en l'Epicurienne, mais jamais au rebours: Je croy bien ! Des coqs il se faict des chappons assez, mais des chappons il ne s'en faict jamais des coqs. Car, à la verité, en fermeté et rigueur d'opinions et de preceptes, la secte Epicurienne ne cede aucunement à la Stoique; et un Stoicien, reconnoissant meilleure foy que ces disputateurs qui, pour combatre Epicurus et se donner beau jeu, luy font dire ce à quoy il ne pensa jamais, contournans ses paroles à gauche, argumentans par la loy grammairienne autre sens de sa façon de parler et autre creance que celle qu'ils sçavent qu'il avoit en l'ame et en ses moeurs, dit qu'il a laissé d'estre Epicurien pour cette consideration, entre autres, qu'il trouve leur route trop hautaine et inaccessible; et ii qui philedonoi vocantur, sunt

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philochaloi et philodichaioi, omnesque virtutes et colunt et retinent); des philosophes Stoiciens et Epicuriens, dis-je, il y en a plusieurs qui ont jugé que ce n'estoit pas assez d'avoir l'ame en bonne assiette, bien reglée et bien disposée à la vertu; ce n'estoit pas assez d'avoir nos resolutions et nos discours au dessus de tous les efforts de fortune, mais qu'il falloit encore rechercher les occasions d'en venir à la preuve. Ils veulent quester de la douleur, de la necessité et du mespris, pour les combatre, et pour tenir leur ame en haleine: multum sibi adjicit virtus lacessita. C'est l'une des raisons pourquoy Epaminondas, qui estoit encore d'une tierce secte, refuse des richesses que la fortune luy met en main par une voie tres-legitime, pour avoir, dict-il, à s'escrimer contre la pauvreté, en laquelle extreme il se maintint tousjours. Socrates s'essayoit, ce me semble, encor plus rudement, conservant pour son exercice la malignité de sa femme: qui est un essay à fer esmoulu. Metellus, ayant, seul de tous les Senateurs Romains, entrepris, par l'effort de sa vertu, de soustenir la violence de Saturninus, Tribun du peuple à Rome, qui vouloit à toute force faire passer une loy injuste en faveur de la commune, et ayant encouru par là les peines capitales que Saturninus avoit establies contre les refusans, entretenoit ceux qui, en cette extremité, le conduisoient en la place, [0177v] de tels propos: Que c'estoit chose trop facile et trop lache que de mal faire, et que de faire bien où il n'y eust point de danger, c'estoit chose vulgaire; mais de faire bien où il y eust dangier, c'estoit le propre office d'un homme de vertu. Ces paroles de Metellus nous representent bien clairement ce que je vouloy verifier, que la vertu refuse la facilité pour compaigne; et que cette aisée, douce et panchante voie, par où se conduisent les pas reglez d'une bonne inclination de nature, n'est pas celle de la vraye vertu. Elle demande un chemin aspre et espineux; elle veut avoir ou des difficultez estrangeres à luicter, comme celle de Metellus, par le moyen desquelles fortune se plaist à luy rompre la roideur de sa course; ou des difficultez internes que luy apportent les appetits desordonnez et imperfections de nostre condition. Je suis venu jusques icy bien à mon aise. Mais, au bout de ce discours, il me tombe en fantasie que l'ame de Socrates, qui est la plus parfaicte qui soit venue à ma connoissance, seroit, à mon compte, une ame de peu de recommandation: car je ne puis concevoir en ce personnage là aucun effort de vitieuse concupiscence. Au train de sa vertu, je n'y puis imaginer aucune difficulté et aucune contrainte; je connoy sa raison si puissante et si maistresse chez luy qu'elle n'eust jamais donné moyen à un appetit

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vitieux seulement de naistre. A une vertu si eslevée que la sienne, je ne puis rien mettre en teste. Il me semble la voir marcher d'un victorieux pas et triomphant, en pompe et à son aise, sans empeschement ne destourbier. Si la vertu ne peut luire que par le combat des appetits contraires, dirons nous donq qu'elle ne se puisse passer de l'assistance du vice, et qu'elle luy doive cela, d'en estre mise en credit et en honneur? Que deviendroit aussi cette brave et genereuse volupté Epicurienne qui fait estat de nourrir mollement en son giron et y faire follatrer la vertu, luy donnant pour ses jouets la honte, les fievres, la pauvreté, la mort et les [0178] geénes? Si je presuppose que la vertu parfaite se connoit à combatre et porter patiemment la douleur, à soustenir les efforts de la goute sans s'esbranler de son assiette; si je luy donne pour son object necessaire l'aspreté et la difficulté: que deviendra la vertu qui sera montée à tel point que de non seulement mespriser la douleur, mais de s'en esjouyr et de se faire chatouiller aux pointes d'une forte colique, comme est celle que les Epicuriens ont establie et de laquelle plusieurs d'entre eux nous ont laissé par leurs actions des preuves tres-certaines? Comme ont bien d'autres, que je trouve avoir surpassé par effect les regles mesmes de leur discipline. Tesmoing le jeune Caton. Quand je le voy mourir et se deschirer les entrailles, je ne me puis contenter de croire simplement qu'il eust lors son ame exempte totalement de trouble et d'effroy, je ne puis croire qu'il se maintint seulement en cette démarche que les regles de la secte Stoique luy ordonnoient, rassise, sans émotion et impassible; il y avoit, ce me semble, en la vertu de cet homme trop de gaillardise et de verdeur pour s'en arrester là. Je croy sans doubte qu'il sentit du plaisir et de la volupté en une si noble action, et qu'il s'y agrea plus qu'en autre de celles de sa vie: Sic abiit e vita ut causam moriendi nactum se esse gauderet. Je le croy si avant, que j'entre en doubte s'il eust voulu que l'occasion d'un si bel exploit luy fust ostée. Et, si la bonté qui luy faisoit embrasser les commoditez publiques plus que les siennes, ne me tenoit en bride, je tomberois aisément en cette opinion, qu'il sçavoit bon gré à la fortune d'avoir mis sa vertu à une si belle espreuve, et d'avoir favorisé ce brigand à fouler aux pieds l'ancienne liberté de sa patrie. Il me semble lire en cette action je ne sçay quelle esjouissance de son ame, et une émotion de plaisir extraordinaire et d'une volupté virile, lors qu'elle consideroit la noblesse et hauteur de son entreprise: Deliberata morte ferocior,

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non pas esguisée par quelque esperance de gloire, comme les [0178v] jugemens populaires et effeminez d'aucuns hommes ont jugé, car cette consideration est trop basse pour toucher un coeur si genereux, si hautain et si roide; mais pour la beauté de la chose mesme en soy: laquelle il voyoit bien plus à clair et en sa perfection, lui qui en manioit les ressorts, que nous ne pouvons faire. La philosophie m'a faict plaisir de juger qu'une si belle action eust esté indecemment logée en toute autre vie qu'en celle de Caton, et qu'à la sienne seule il appartenoit de finir ainsi. Pourtant ordonna-il selon raison et à son fils et aux senateurs qui l'accompagnoient, de prouvoir autrement à leur faict. Catoni cum incredibilem natura tribuisset gravitatem, eamque ipse perpetua constantia roboravisset, semperque in proposito consilio permansisset, moriendum potius quàm tyranni vultus aspiciendus erat. Toute mort doit estre de mesmes sa vie. Nous ne devenons pas autres pour mourir. J'interprete tousjours la mort par la vie. Et si on me la recite d'apparence forte, attachée à une foible vie, je tiens qu'elle est produitte d'une cause foible et sortable à sa vie. L'aisance donc de cette mort, et cette facilité qu'il avoit acquise par la force de son ame, dirons nous qu'elle doive rabattre quelque chose du lustre de sa vertu? Et qui, de ceux qui ont la cervelle tant soit peu teinte de la vraye philosophie, peut se contenter d'imaginer Socrates seulement franc de crainte et de passion en l'accident de sa prison, de ses fers et de sa condemnation? Et qui ne reconnoit en luy non seulement de la fermeté et de la constance (c'estoit son assiette ordinaire que celle-là), mais encore je ne sçay quel contentement nouveau et une allegresse enjouée en ses propos et façons dernieres? A ce tressaillir, du plaisir qu'il sent à gratter sa jambe apres que les fers en furent hors, accuse il pas une pareille douceur et joye en son ame, pour estre desenforgée des incommodités passées, et à mesme d'entrer en cognoissance des choses advenir? Caton me pardonnera, s'il luy plaist; sa mort est plus tragique et plus tendue, mais cette-cy est encore, je ne sçay comment, plus belle. Aristippus, à ceux qui la pleignoyent: Les dieux m'en envoyent une telle ! fit il. On voit aux ames de ces deux personnages et de leurs imitateurs (car de semblables, je fay grand doubte qu'il y en ait eu) une si parfaicte habitude à la vertu qu'elle leur est passée en complexion. Ce n'est plus vertu penible, ny des ordonnances de la raison, pour lesquelles maintenir

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il faille que leur ame se roidisse; c'est l'essence mesme de leur ame, c'est son train naturel et ordinaire. Ils l'ont rendue telle par un long exercice des preceptes de la philosophie, ayans rencontré une belle et riche nature. Les passions vitieuses, qui naissent en nous, ne trouvent plus par où faire entrée en eux; la force et roideur de leur ame estouffe et esteint les concupiscences aussi tost qu'elles commencent à s'esbranler. Or qu'il ne soit plus beau, par une haute et divine resolution, d'empescher la naissance des tentations, et de s'estre formé à la [0179] vertu de maniere que les semences mesmes des vices en soyent desracinées, que d'empescher à vive force leur progrez, et, s'estant laissé surprendre aux émotions premieres des passions, s'armer et se bander pour arrester leur course et les vaincre; et que ce second effect ne soit encore plus beau que d'estre simplement garny d'une nature facile et debonnaire, et dégoustée par soy mesme de la débauche et du vice, je ne pense point qu'il y ait doubte. Car cette tierce et derniere façon, il semble bien qu'elle rende un homme innocent, mais non pas vertueux; exempt de mal faire, mais non assez apte à bien faire. Joint que cette condition est si voisine à l'imperfection et à la foiblesse que je ne sçay pas bien comment en démeler les confins et les distinguer. Les noms mesmes de bonté et d'innocence sont à cette cause aucunement noms de mespris. Je voy que plusieurs vertus, comme la chasteté, sobrieté et temperance, peuvent arriver à nous par defaillance corporelle. La fermeté aux dangiers (si fermeté il la faut appeler), le mespris de la mort, la patience aux infortunes, peut venir et se treuve souvent aux hommes par faute de bien juger de tels accidens et ne les concevoir tels qu'ils sont. La faute d'apprehension et la bétise contrefont ainsi par fois les effects vertueux: comme j'ay veu souvent advenir qu'on a loué des hommes de ce dequoy ils meritoyent du blasme. Un Seigneur Italien tenoit une fois ce propos en ma presence, au desavantage de sa nation: que la subtilité des Italiens et la vivacité de leurs conceptions estoit si grande qu'ils prevoyoyent les dangiers et accidens qui leur pouvoyent advenir, de si loin, qu'il ne falloit pas trouver estrange, si on les voyoit souvent, à la guerre, prouvoir à leur seurté, voire avant que d'avoir reconneu le peril; que nous et les Espaignols, qui n'estions pas si fins, allions plus outre, et qu'il nous falloit faire voir à l'oeil et toucher à la main le dangier avant que de nous en effrayer, et que [0179v] lors aussi nous n'avions plus de tenue; mais que les Allemans et les Souysses, plus grossiers et plus lourds, n'avoyent le sens de se raviser, à peine lors mesmes qu'ils estoyent accablez soubs les coups. Ce n'estoit à l'adventure que pour rire. Si est il bien vray qu'au mestier de la guerre les apprentis se jettent bien souvent aux dangiers, d'autre inconsideration qu'ils ne font apres y avoir esté échaudez:

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haud ignarus quantum nova gloria in armis,
Et praedulce decus primo certamine possit.

Voylà pourquoy, quand on juge d'une action particuliere, il faut considerer plusieurs circonstances et l'homme tout entier qui l'a produicte, avant la baptizer. Pour dire un mot de moy-mesme. J'ay veu quelque fois mes amis appeller prudence en moy, ce qui estoit fortune; et estimer advantage de courage et de patience, ce qui estoit advantage de Jugement et opinion; et m'attribuer un titre pour autre, tantost à mon gain, tantost à ma perte. Au demeurant, il s'en faut tant que je sois arrivé à ce premier et plus parfaict degré d'excellence, où de la vertu il se faict une habitude, que du second mesme je n'en ay faict guiere de preuve. Je ne me suis mis en grand effort pour brider les desirs dequoy je me suis trouvé pressé. Ma vertu, c'est une vertu, ou innocence, pour mieux dire, accidentale et fortuite. Si je fusse nay d'une complexion plus déreglée, je crains qu'il fut allé piteusement de mon faict. Car je n'ay essayé guiere de fermeté en mon ame pour soustenir des passions, si elles eussent esté tant soit peu vehementes. Je ne sçay point nourrir des querelles et du debat chez moy. Ainsi, je ne me puis dire nul granmercy dequoy je me trouve exempt de plusieurs vices:

si vitiis mediocribus et mea paucis
Mendosa est natura, alioqui recta, velut si
Egregio inspersos reprehendas corpore naevos,

[0180] je le doy plus à ma fortune qu'à ma raison. Elle m'a faict naistre d'une race fameuse en preud'homie et d'un tres-bon pere: je ne sçay s'il a escoulé en moy partie de ses humeurs, ou bien si les exemples domestiques et la bonne institution de mon enfance y ont insensiblement aydé; ou si je suis autrement ainsi nay,

Seu libra, seu me scorpius aspicit
Formidolosus, pars violentior
Natalis horae, seu tyrannus
Hesperiae Capricornus undae;

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mais tant y a que la pluspart des vices, je les ay de moy mesmes en horreur. La responce d'Antisthenes à celuy qui luy demandoit le meilleur apprentissage: Desapprendre le mal, semble s'arrester à cette image. Je les ay, dis-je, en horreur, d'une opinion si naturelle et si mienne que ce mesme instinct et impression que j'en ay apporté de la nourrice, je l'ay conservé sans que aucunes occasions me l'ayent sçeu faire alterer; voire non pas mes discours propres qui, pour s'estre débandez en aucunes choses de la route commune, me licentieroient aisément à des actions que cette naturelle inclination me fait haïr. Je diray un monstre, mais je le diray pourtant: je trouve par là, en plusieurs choses, plus d'arrest et de reigle en mes meurs qu'en mon opinion, et ma concupiscence moins desbauchée que ma raison. Aristippus establit des opinions si hardies en faveur de la volupté et des richesses, qu'il mit en rumeur toute la philosophie à l'encontre de luy. Mais, quant à ses moeurs, le tyran Dionysius luy ayant presenté trois belles garses pour qu'il en fist le chois, il respondit qu'il les choisissoit toutes trois et qu'il avoit mal prins à Paris d'en preferer une à ses compaignes; mais les ayant conduittes à son logis, il les renvoya sans en taster. Son valet se trouvant surchargé en chemin de l'argent qu'il portoit apres luy, il luy ordonna qu'il en jettast et versast là ce qui luy faschoit. Et Epicurus, duquel les dogmes sont irreligieux et delicats, se porta en sa vie tres-devotieusement et laborieusement. Il escrit à un sien amy qu'il ne vit que de pain bis et d'eaue, qu'il luy envoie un peu de fromage pour quand il voudra faire quelque somptueux repas. Seroit il vray que, pour estre bon à faict, il nous le faille estre par occulte, naturelle et universelle propriété, sans loy, sans raison, sans exemple? Les desbordemens ausquels je me suis trouvé engagé, ne sont pas, Dieu mercy, des pires. Je les ay bien condamnez chez moy, selon qu'ils le valent: car mon jugement ne s'est pas trouvé infecté par eux. Au rebours, il les accuse plus rigoureusement en moy que en un autre. Mais c'est tout, car, au demourant, j'y apporte trop peu de resistance, et me laisse trop ayseement pancher à l'autre part de la balance, sauf pour les regler et empescher du meslange d'autres vices, lesquels s'entretiennent et s'entrenchainent pour la plus part les uns aux autres, qui [0180v] ne s'en prend garde. Les miens, je les ay retranchez et contrains les plus seuls et les plus simples que j'ay peu,

nec ultra
Errorem foveo.

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Car, quant à l'opinion des Stoïciens, qui disent, le sage oeuvrer, quand il oeuvre, par toutes les vertus ensemble, quoy qu'il y en ait une plus apparente selon la nature de l'action (et à cela leur pourroit servir aucunement la similitude du corps humain, car l'action de la colere ne se peut exercer que toutes les humeurs ne nous y aydent, quoy que la colere predomine), si de là ils veulent tirer pareille consequence que, quand le fautier faut, il faut par tous les vices ensemble, je ne les en croy pas ainsi simplement, ou je ne les entens pas, car je sens par effect le contraire. Ce sont subtilitez aigues, insubstantielles, ausquelles la philosophie s'arreste par fois. Je suy quelques vices, mais j'en fuy d'autres, autant qu'un sainct sçauroit faire. Aussi desadvouent les peripateticiens cette connexité et cousture indissoluble; et tient Aristote qu'un homme prudent et juste peut estre et intemperant et incontinant. Socrates advouoit à ceux qui reconnoissoient en sa physionomie quelque inclination au vice, que c'estoit à la verité sa propension naturelle, mais qu'il avoit corrigée par discipline. Et les familiers du philosophe Stilpo disoient qu'estant nay subject au vin et aux femmes, il s'estoit rendu par estude tres-abstinent de l'un et de l'autre. Ce que j'ay de bien, je l'ay au rebours par le sort de ma naissance. Je ne le tiens ny de loy, ny de precepte, ou autre aprentissage. L'innocence qui est en moy, est une innocence niaise: peu de vigueur, et point d'art. Je hay, entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l'extreme de tous les vices. Mais c'est jusques à telle mollesse que je ne voy pas égorger un poulet sans desplaisir, et ois impatiemment gemir un lievre sous les dens de mes chiens, quoy que ce soit un plaisir violent que la chasse. Ceux qui ont à combatre la volupté, usent volontiers de cet argument, pour montrer qu'elle est toute vitieuse et desraisonnable: que lors qu'elle est en son plus grand effort, elle nous maistrise de façon que la raison n'y peut avoir accez; et aleguent l'experience que nous en sentons en l'accointance des femmes,

cùm jam praesagit gaudia corpus, [0181]
Atque in eo est venus ut muliebria conserat arva;

où il leur semble que le plaisir nous transporte si fort hors de nous que nostre discours ne sçauroit lors faire son office, tout perclus et ravi en la

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volupté. Je sçay qu'il en peut aller autrement, et qu'on arrivera par fois, si on veut, à rejetter l'ame sur ce mesme instant à autres pensemens. Mais il la faut tendre et roidir d'aguet. Je sçay qu'on peut gourmander l'effort de ce plaisir; et m'y cognoy bien; et si n'ay point trouvé Venus si imperieuse Deesse que plusieurs et plus chastes que moy la tesmoignent. Je ne prens pour miracle, comme faict la Royne de Navarre en l'un des contes de son Heptameron (qui est un gentil livre pour son estoffe), ny pour chose d'extreme difficulté, de passer des nuicts entieres, en toute commodité et liberté, avec une maistresse de long temps desirée, maintenant la foy qu'on luy aura engagée de se contenter des baisers et simples attouchemens. Je croy que l'exemple de la chasse y seroit plus propre (comme il y a moins de plaisir, il y a plus de ravissement et de surprinse, par où nostre raison estonnée perd le loisir de se preparer et bander à l'encontre), lors qu'apres une longue queste la beste vient en sursaut à se presenter en lieu où, à l'adventure, nous l'esperions le moins. Cette secousse et l'ardeur de ces huées nous frappe si qu'il seroit malaisé à ceux qui ayment cette sorte de chasse de retirer sur ce point la pensée ailleurs. Et les poetes font Diane victorieuse du brandon et des fleches de Cupidon:

Quis non malarum, quas amor curas habet,
Haec inter obliviscitur?

Pour [0181v] revenir à mon propos, je me compassionne fort tendrement des afflictions d'autruy, et pleurerois aiseement par compaignie, si, pour occasion que ce soit, je sçavois pleurer. Il n'est rien qui tente mes larmes que les larmes, non vrayes seulement, mais comment que ce soit, ou feintes ou peintes. Les morts, je ne les plains guiere, et les envierois plutost; mais je plains bien fort les mourans. Les sauvages ne m'offensent pas tant de rostir et manger les corps des trespassez que ceux qui les tourmentent et persecutent vivans. Les executions mesme de la justice, pour raisonnables qu'elles soyent, je ne les puis voir d'une veue ferme. Quelcun ayant à tesmoigner la clemence de Julius Caesar: Il estoit, dit-il, doux en ses vengeances: ayant forcé les Pyrates de se rendre à luy qu'ils avoyent auparavant pris prisonnier et mis à rançon, d'autant qu'il les avoit menassez de les faire mettre en croix, il les y condemna, mais ce fut apres les avoir faict estrangler. Philomon, son secretaire, qui l'avoit voulu empoisonner, il ne le punit pas plus aigrement que d'une mort simple. Sans dire qui est cet autheur Latin qui ose alleguer, pour tesmoignage

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de clemence, de seulement tuer ceux desquels on a esté offencé, il est aisé à deviner qu'il est frappé des vilains et horribles exemples de cruauté que les tyrans Romains mirent en usage. Quant à moy, en la justice mesme, tout ce qui est au delà de la mort simple, me semble pure cruauté, et notamment à nous qui devrions avoir respect d'en envoyer les ames en bon estat; ce qui ne se peut, les ayant agitées et desesperées par tourmens insupportables. Ces jours passés, un soldat prisonnier ayant apperceu d'une tour où il estoit, qu'en la place des charpantiers commençoient à dresser leurs ouvrages, et le peuple à s'y assembler, tint que c'estoit pour luy, et, entré en desespoir, n'ayant autre chose à se tuer, se saisit d'un vieux clou de charrette rouillé, que la fortune luy presenta, et s'en donna deux grands coups autour de la gorge; et, voyant qu'il n'en avoit peu esbranler sa vie, s'en donna un autre tantost apres dans le ventre, de quoy il tumba en evanouïssement. Et en cet estat le trouva le premier de ses gardes qui entra pour le voir. On le fit revenir; et, pour emploier le temps avant qu'il defaillit, on luy fit sur l'heure lire sa sentence qui estoit d'avoir la teste tranchée, de laquelle il se trouva infiniement resjoui et accepta à prendre du vin qu'il avoit refusé; et, remerciant les juges de la douceur inesperée de leur condemnation, dict que cette deliberation de se tuer luy estoit venue par l'horreur de quelque plus cruel supplice, du quel luy avoient augmenté la crainte les apprets pour en fuir une plus insupportable. Je conseillerois que ces exemples de rigueur, par le moyen desquels on veut tenir le peuple en office, s'exerçassent contre les corps des criminels: car de les voir priver de sepulture, de les voir bouillir et mettre à quartiers, cela toucheroit quasi autant le vulgaire que les peines qu'on fait souffrir aux vivans, quoy que par effect ce soit peu, ou rien, comme Dieu dict, Qui corpus occidunt, et postea non habent quod faciant. Et les poetes font singulierement valoir l'horreur de cette peinture, et au dessus de la mort:

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Heu' relliquias semiassi regis, denudatis ossibus, Per terram sanie delibutas faede divexarier. Je me rencontray un jour à Rome sur le point qu'on défaisoit Catena, un [0182] voleur insigne. On l'estrangla sans aucune émotion de l'assistance; mais, quand on vint à le mettre à quartiers, le bourreau ne donnoit coup, que le peuple ne suivit d'une vois pleintive et d'une exclamation, comme si chacun eut presté son sentiment à cette charongne. Il faut exercer ces inhumains excez contre l'escorce, non contre le vif. Ainsin amollit, en cas aucunement pareil, Artoxerses l'aspreté des loix anciennes de Perse, ordonnant que les Seigneurs qui avoyent failly en leur estat, au lieu qu'on les souloit foïter, fussent despouillés, et leurs vestements foitez pour eux; et, au lieu qu'on leur souloit arracher les cheveux, qu'on leur ostat leur haut chappeau seulement. Les Aegyptiens, si devotieux, estimoyent bien satisfaire à la justice divine, luy sacrifians des pourceaux en figure et representez: invention hardie de vouloir payer en peinture et en ombrage Dieu, substance si essentielle. Je vy en une saison en laquelle nous foisonnons en exemples incroyables de ce vice, par la licence de nos guerres civiles; et ne voit on rien aux histoires anciennes de plus extreme que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m'y a nullement aprivoisé. A peine me pouvoy-je persuader, avant que je l'eusse veu, qu'il se fut trouvé des ames si monstrueuses, qui, pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre: hacher et détrencher les membres d'autruy; esguiser leur esprit à inventer des tourmens inusitez et des morts nouvelles, sans inimitié, sans profit, et pour cette seule fin de jouïr du plaisant spectacle des gestes et mouvemens pitoyables, des gemissemens et voix lamentables d'un homme mourant en angoisse. Car voylà l'extreme point où la cruauté puisse atteindre. Ut homo hominem, non iratus, non timens, tantum spectaturus, occidat. De moy, je n'ay pas sçeu voir seulement sans desplaisir poursuivre et tuer une beste innocente, qui est sans deffence et de qui nous ne recevons aucune offence. Et, comme il advient communement que le cerf, se sentant hors d'alaine et de force, n'ayant plus autre remede, se rejette et rend à nous mesmes qui le poursuivons, nous demandant mercy par ses larmes,

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quaestuque, cruentus
Atque imploranti similis,

[0182v] ce m'a tousjours semblé un spectacle tres-desplaisant. Je ne prens guiere beste en vie à qui je ne redonne les champs. Pythagoras les achetoit des pescheurs et des oyseleurs pour en faire autant:

primoque à caede ferarum
Incaluisse puto maculatum sanguine ferrum.

Les naturels sanguinaires à l'endroit des bestes tesmoignent une propension naturelle à la cruauté. Apres qu'on se fut apprivoisé à Romme aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. Nature, à ce creins-je, elle mesme attache à l'homme quelque instinct à l'inhumanité. Nul ne prent son esbat à voir des bestes s'entrejouer et caresser, et nul ne faut de le prendre à les voir s'entredeschirer et desmambrer. Et, afin qu'on ne se moque de cette sympathie que j'ay avecques elles, la Theologie mesme nous ordonne quelque faveur en leur endroit; et, considerant que un mesme maistre nous a logez en ce palais pour son service et qu'elles sont, comme nous, de sa famille, elle a raison de nous enjoindre quelque respect et affection envers elles. Pythagoras emprunta la Metempsichose des Aegyptiens; mais depuis elle a esté receue par plusieurs nations, et notamment par nos Druides:

Morte carent animae; sempérque, priore relicta
Sede, novis domibus vivunt, habitantque receptae.

La Religion de nos anciens Gaulois portoit que les ames, estant eternelles, ne cessoyent de se remuer et changer de place d'un corps à un autre; meslant en outre à cette fantasie quelque consideration de la justice divine: car, selon les déportemens de l'ame, pendant qu'elle avoit esté chez Alexandre, ils disoyent que Dieu luy ordonnoit un autre corps à habiter, plus ou moins penible, et raportant à sa condition:

muta ferarum
Cogit vincla pati, truculentos ingerit ursis, [0183]
Praedonésque lupis, fallaces vulpibus addit;

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Atque ubi per varios annos, per mille figuras
Egit, lethaeo purgatos flumine, tandem
Rursus ad humanae revocat primordia formae.

Si elle avoit esté vaillante, la logeoient au corps d'un Lyon; si voluptueuse, en celuy d'un pourceau; si lache, en celuy d'un cerf ou d'un lièvre; si malitieuse, en celuy d'un renard: ainsi du reste, jusques à ce que, purifiée par ce chastiement, elle reprenoit le corps de quelque autre homme.

Ipse ego, nam memini, Trojani tempore belli
Panthoides Euphorbus eram.

Quant à ce cousinage là d'entre nous et les bestes, je n'en fay pas grand recepte; ny de ce aussi que plusieurs nations, et notamment des plus anciennes et plus nobles, ont non seulement receu des bestes à leur societé et compaignie, mais leur ont donné un rang bien loing au dessus d'eux, les estimant tantost familieres et favories de leurs dieux, et les ayant en respect et reverence plus qu'humaine; et d'autres ne reconnoissant autre Dieu ny autre divinité qu'elles: belluae a barbaris propter beneficium consecratae.

Crocodilon adorat
Pars haec, illa pavet saturam serpentibus Ibin;
Effigies hic nitet aurea cercopitheci;
hic piscem fluminis, illic
Oppida tota canem venerantur.

Et l'interpretation mesme que Plutarque donne à cet erreur, qui est tres-bien prise, leur est encores honorable. Car il dit que ce n'estoit le chat, ou le boeuf (pour exemple) que les Egyptiens adoroient, mais qu'ils adoroient en ces bestes là quelque image des facultez divines: en cette-cy la patience et l'utilité, en cette-là la vivacité: ou comme nos voisins les Bourguignons avec toute l'Allemaigne l'impatience de se voir enfermée, par où ils se representoyent la liberté, la quelle ils aymoient et

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adoroyent au delà de toute autre faculté divine; et ainsi des autres. Mais, quand je rencontre, parmy les opinions les plus moderées, les discours qui essayent à montrer la prochaine ressemblance de [0183v] nous aux animaux, et combien ils ont de part à nos plus grands privileges, et avec combien de vraysemblance on nous les apparie, certes, j'en rabats beaucoup de nostre presomption, et me demets volontiers de cette royauté imaginaire qu'on nous donne sur les autres creatures. Quand tout cela en seroit à dire, si y a-il un certain respect qui nous attache, et un general devoir d'humanité, non aux bestes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grace et la benignité aux autres creatures qui en peuvent estre capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. Je ne creins point à dire la tendresse de ma nature si puerile que je ne puis pas bien refuser à mon chien la feste qu'il m'offre hors de saison ou qu'il me demande. Les Turcs ont des aumosnes et des hospitaux pour les bestes. Les Romains avoient un soing public de la nourriture des oyes, par la vigilance desquelles leur Capitole avoit esté sauvé; les Atheniens ordonnerent que les mules et mulets qui avoyent servy au bastiment du temple appellé Hecatompedon, fussent libres, et qu'on les laissast paistre par tout sans empeschement. Les Agrigentins avoyent en usage commun d'enterrer serieusement les bestes qu'ils avoient eu cheres, comme les chevaux de quelque rare merite, les chiens et les oiseaux utiles ou mesme qui avoyent servy de passe-temps à leurs enfans. Et la magnificence qui leur estoit ordinaire en toutes autres choses, paroissoit aussi singulierement à la sumptoisité et nombre des monuments élevés à cette fin, qui ont duré en parade plusieurs siecles depuis. Les Aegyptiens enterroyent les loups, les ours, les crocodiles, les chiens et les chats en lieux sacrez, enbasmoyent leurs corps et portoyent le deuil à leur trepas. Cimon fit une sepulture honorable aux juments avec lesquelles il avoit gaigné par trois fois le pris de la course aux jeux Olympiques. L'ancien Xantippus fit enterrer son chien sur un chef, en la coste de la mer qui en a depuis retenu le nom. Et Plutarque faisoit, dit-il, conscience de vendre et envoier à la boucherie, pour un legier profit, un boeuf qui l'avoit long temps servy.

Chapitre 12

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Apologie de Raimond Sebond

C'est, à la verité, une tres-utile et grande partie que la science, ceux qui la mesprisent, tesmoignent assez leur bestise; mais je n'estime pas pourtant sa valeur jusques à cette mesure extreme qu'aucuns luy attribuent, comme Herillus le philosophe, qui logeoit en elle le [0184] souverain bien, et tenoit qu'il fut en elle de nous rendre sages et contens: ce que je ne croy pas, ny ce que d'autres ont dict, que la science est mere de toute vertu, et que tout vice est produit par l'ignorance. Si cela est vray, il est subject à une longue interpretation. Ma maison a esté de long temps ouverte aux gens de sçavoir, et en est fort conneue: car mon pere, qui l'a commandée cinquante ans et plus, eschauffé de cette ardeur nouvelle dequoy le Roy François premier embrassa les lettres et les mit en credit, rechercha avec grand soing et despence l'accointance des hommes doctes, les recevant

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chez luy comme personnes sainctes et ayans quelque particuliere inspiration de sagesse divine, recueillant leurs sentences et leurs discours comme des oracles, et avec d'autant plus de reverence et de religion qu'il avoit moins de loy d'en juger, car il n'avoit aucune connoissance des lettres, non plus que ses predecesseurs. Moy, je les ayme bien, mais je ne les adore pas. Entre autres, Pierre Bunel, homme de grande reputation de sçavoir en son temps, ayant arresté quelques jours à Montaigne en la compaignie de mon pere avec d'autres hommes de sa sorte, luy fit present, au desloger, d'un livre qui s'intitule Theologia naturalis sive liber creaturarum magistri Raymondi de? Sabonde. Et par ce que la langue Italienne et Espaignolle estoient familieres à mon pere, et que ce livre est basty d'un Espagnol barragoiné en terminaisons Latines, il esperoit qu'avec un bien peu d'aide il en pourroit faire son profit, et le luy recommanda comme livre tres-utile et propre à la saison en laquelle il le luy donna; ce fut lors que les nouvelletez de Luther commençoient d'entrer en credit et esbranler en beaucoup de lieux nostre ancienne creance. En quoy il avoit un tres-bon advis, prevoyant bien, par discours de raison, que ce commencement de maladie declineroit aysément en un execrable atheisme: car le vulgaire, n'ayant pas la faculté de [0184v] juger des choses par elles mesmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, apres qu'on luy a mis en main la hardiesse de mespriser et contreroller les opinions qu'il avoit eues en extreme reverence, comme sont celles où il va de son salut, et qu'on a mis aucuns articles de sa religion en doubte et à la balance, il jette tantost apres aisément en pareille incertitude toutes les autres pieces de sa creance, qui n'avoient pas chez luy plus d'authorité ny de fondement que celles qu'on luy a esbranlées; et secoue comme un joug tyrannique toutes les impressions qu'il avoit receues par l'authorité des loix ou reverence de l'ancien usage,

Nam cupide concultatur nimis ante metutum;

entreprenant des-lors en avant de ne recevoir rien à quoy il n'ait interposé son decret et presté particulier consentement. Or, quelques jours avant sa mort, mon pere, ayant de fortune rencontré ce livre soubs un tas d'autres papiers abandonnez, me commanda de le luy mettre en François. Il faict bon traduire les autheurs comme celuy-là, où il n'y a guiere que la matiere à representer; mais ceux qui ont donné

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beaucoup à la grace et à l'elegance du langage, ils sont dangereux à entreprendre: nommément pour les rapporter à un idiome plus foible. C'estoit une occupation bien estrange et nouvelle pour moy; mais, estant de fortune pour lors de loisir, et ne pouvant rien refuser au commandement du meilleur pere qui fut onques, j'en vins à bout comme je peus: à quoy il print un singulier plaisir, et donna charge qu'on le fit imprimer; ce qui fut executé apres sa mort. Je trouvay belles les imaginations de cet autheur, la contexture de son ouvrage bien suyvie, et son dessein plein de pieté. Par ce que beaucoup de gens s'amusent à le lire, et notamment les dames, à qui nous devons plus de service, je me suis trouvé souvent à mesme de les secourir, pour [0185] descharger leur livre de deux principales objections qu'on luy faict. Sa fin est hardie et courageuse, car il entreprend, par raisons humaines et naturelles, establir et verifier contre les atheistes tous les articles de la religion Chrestienne: en quoy, à dire la verité, je le trouve si ferme et si heureux que je ne pense point qu'il soit possible de mieux faire en cet argument là, et croy que nul ne l'a esgalé. Cet ouvrage me semblant trop riche et trop beau pour un autheur duquel le nom soit si peu conneu, et duquel tout ce que nous sçavons, c'est qu'il estoit Espaignol, faisant profession de medecine à Thoulouse, il y a environ deux cens ans, je m'enquis autrefois à Adrien Tournebu, qui sçavoit toutes choses, que ce pouvoit estre de ce livre; il me respondit qu'il pensoit que ce fut quelque quinte essence tirée de Saint Thomas d'Aquin: car, de vray, cet esprit là, plein d'une erudition infinie et d'une subtilité admirable, estoit seul capable de telles imaginations. Tant y a que, quiconque en soit l'autheur et inventeur (et ce n'est pas raison d'oster sans plus grande occasion à Sebond ce tiltre), c'estoit un tres-suffisant homme et ayant plusieurs belles parties. La premiere reprehension qu'on fait de son ouvrage, c'est que les Chretiens se font tort de vouloir appuyer leur creance par des raisons humaines, qui ne se conçoit que par foy et par une inspiration particuliere de la grace divine. En cette objection il semble qu'il y ait quelque zele de pieté, et à cette cause nous faut-il avec autant plus de douceur et de respect essayer de satisfaire à ceux qui la mettent en avant. Ce seroit mieux la charge d'un homme versé en la Theologie, que de moy qui n'y sçay rien. Toutefois je juge ainsi, qu'à une chose si divine et si hautaine, et surpassant de si loing l'humaine intelligence, comme est cette verité de

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laquelle il a pleu à la bonté de Dieu nous esclairer, il est bien besoin qu'il nous preste encore son secours, d'une faveur extraordinaire et privilegée, pour [0185v] la pouvoir concevoir et loger en nous; et ne croy pas que les moyens purement humains en soyent aucunement capables; et, s'ils l'estoient, tant d'ames rares et excellentes, et si abondamment garnies de forces naturelles és siecles anciens, n'eussent pas failly par leur discours d'arriver à cette connoissance. C'est la foy seule qui embrasse vivement et certainement les hauts mysteres de nostre Religion. Mais ce n'est pas à dire que ce ne soit une tres-belle et tres-louable entreprinse d'accommoder encore au service de nostre foy les utils naturels et humains que Dieu nous a donnez. Il ne faut pas douter que ce ne soit l'usage le plus honorable que nous leur sçaurions donner, et qu'il n'est occupation ny dessein plus digne d'un homme Chrestien que de viser par tous ses estudes et pensemens à embellir, estandre et amplifier la verité de sa creance. Nous ne nous contentons point de servir Dieu d'esprit et d'ame; nous luy devons encore et rendons une reverence corporelle; nous appliquons nos membres mesmes et nos mouvements et les choses externes à l'honorer. Il en faut faire de mesme, et accompaigner nostre foy de toute la raison qui est en nous, mais tousjours avec cette reservation de n'estimer pas que ce soit de nous qu'elle dépende, ny que nos efforts et argumens puissent atteindre à une si supernaturelle et divine science. Si elle n'entre chez nous par une infusion extraordinaire; si elle y entre non seulement par discours, mais encore par moyens humains, elle n'y est pas en sa dignité ny en sa splendeur. Et certes je crain pourtant que nous ne la jouyssions que par cette voye. Si nous tenions à Dieu par l'entremise d'une foy vive; si nous tenions à Dieu par luy, non par nous; si nous avions un pied et un fondement divin, les occasions humaines n'auroient pas le pouvoir de nous esbranler, comme elles ont; nostre fort ne seroit pas pour se rendre à une si foible batterie; l'amour de la nouvelleté, la contraincte des Princes, la bonne [0186] fortune d'un party, le changement temeraire et fortuite de nos opinions n'auroient pas la force de secouer et alterer nostre croiance; nous ne la lairrions pas troubler à la mercy d'un nouvel argument et à la persuasion, non pas de toute la Rhetorique qui fust onques; nous soutienderions ces flots d'une fermeté inflexible et immobile,

Illisos fluctus rupes ut vasta refundit,
Et varias circum latrantes dissipat undas
Mole sua.

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Si ce rayon de la divinité nous touchoit aucunement, il y paroistroit par tout: non seulement nos parolles, mais encore nos operations en porteroient la lueur et le lustre. Tout ce qui partiroit de nous, on le verroit illuminé de cette noble clarté. Nous devrions avoir honte qu'és sectes humaines il ne fust jamais partisan, quelque difficulté et estrangeté que maintint sa doctrine, qui n'y conformast aucunement ses deportemens et sa vie: et une si divine et celeste institution ne marque les Chrestiens que par la langue. Voulez vous voir cela? comparez nos meurs à un Mahometan, à un Payen; vous demeurez tousjours au dessoubs: là où, au regard de l'avantage de nostre religion, nous devrions luire en excellence, d'une extreme et incomparable distance; et devroit on dire: Sont ils si justes, si charitables, si bons ? ils sont donq Chrestiens. Toutes autres apparences sont communes à toutes religions: esperance, confiance, evenemens, ceremonies, penitence, martyres. La marque peculière de nostre verité devroit estre nostre vertu, comme elle est aussi la plus celeste marque et la plus difficile, et que c'est la plus digne production de la verité. Pourtant eust raison nostre bon Saint Loys, quand ce Roy Tartare qui s'estoit faict Chrestien, desseignoit de venir à Lyon baiser les pieds au Pape et y reconnoistre la sanctimonie qu'il esperoit trouver en nos meurs, de l'en destourner instamment, de peur qu'au contraire nostre desbordée façon de vivre ne le dégoustast d'une si saincte creance. Combien que depuis il advint tout diversement à cet autre, lequel, estant allé à Romme pour mesme effect, y voyant la dissolution des prelats et peuple de ce temps là, s'establit d'autant plus fort en nostre religion, [0186v] considerant combien elle devoit avoir de force et de divinité à maintenir sa dignité et sa splendeur parmy tant de corruption et en mains si vicieuses. Si nous avions une seule goute de foy, nous remuerions les montaignes de leur place, dict la saincte parole: nos actions, qui seroient guidées et accompaignées de la divinité, ne seroient pas simplement humaines; elles auroient quelque chose de miraculeux comme nostre croyance. Brevis est institutio vitae honestae beataeque, si credas. Les uns font accroire au monde qu'ils croyent ce qu'ils ne croyent pas. Les autres, en plus grand nombre, se le font accroire à eux mesmes, ne sçachants pas penetrer que c'est que croire. Et nous trouvons estrange si, aux guerres qui pressent à cette heure nostre estat, nous voyons flotter les evenements et diversifier d'une maniere commune et ordinaire. C'est que nous n'y apportons rien que

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le nostre. La justice qui est en l'un des partis, elle n'y est que pour ornement et couverture; elle y est bien alleguée, mais elle n'y est ny receue, ny logée, ny espousée: elle y est comme en la bouche de l'advocat, non comme dans le coeur et affection de la partie. Dieu doibt son secours extraordinaire à la foy et à la religion, non pas à nos passions. Les hommes y sont conducteurs et s'y servent de la religion: ce devroit estre tout le contraire. Sentez si ce n'est par noz mains que nous la menons, à tirer comme de cire tant de figures contraires d'une regle si droitte et si ferme. Quand c'est il veu mieux qu'en France en noz jours? Ceux qui l'ont prinse à gauche, ceux qui l'ont prinse à droitte, ceux qui en disent le noir, ceux qui en disent le blanc, l'employent si pareillement à leurs violentes et ambitieuses entreprinses, s'y conduisent d'un progrez si conforme en desbordement et injustice, qu'ils rendent doubteuse et malaisée à croire la diversité qu'ils pretendent de leurs opinions en chose de laquelle depend la conduitte et loy de nostre vie. Peut on veoir partir de mesme eschole et discipline des meurs plus unies, plus unes? Voyez l'horrible impudence dequoy nous pelotons les raisons divines, et combien irreligieusement nous les avons et rejettées et reprinses selon que la fortune nous a changé de place en ces orages publiques. Cette proposition si solenne: S'il est permis au subjet de se rebeller et armer contre son prince pour la defence de la religion, souvienne-vous en quelles bouches, cette année passée, l'affirmative d'icelle estoit l'arc-boutant d'un parti, la negative de quel autre parti c'estoit l'arc-boutant; et oyez à present de quel quartier vient la voix et instruction de l'une et de l'autre; et si les armes bruyent moins pour cette cause que pour cette là. Et nous bruslons les gents qui disent qu'il faut faire souffrir à la verité le joug de nostre besoing: et de combien faict la France pis que de le dire ! Confessons la verité: qui trieroit de l'armée, mesme legitime et moienne, ceux qui y marchent par le seul zele d'une affection religieuse, et encore ceux qui regardent seulement la protection des loix de leur pays ou service du Prince, il n'en sçauroit bastir une compaignie de gensdarmes complete. D'où vient cela, qu'il s'en trouve si peu qui ayent maintenu mesme volonté et mesme progrez en nos mouvemens publiques,

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et que nous les voyons tantost n'aller que le pas, tantost y courir à bride avalée? et mesmes hommes tantost gaster nos affaires par leur violence et aspreté, tantost par leur froideur, mollesse et pesanteur, si ce n'est qu'ils y sont poussez par des considerations particulieres et casuelles selon la diversité desquelles ils se remuent? Je voy cela evidemment, que nous ne prestons volontiers à la devotion, que les offices qui flattent nos passions. Il n'est point d'hostilité excellente comme la chrestienne. Nostre zele faict merveilles, quand il va secondant nostre pente vers la haine, la cruauté, l'ambition, l'avarice, la detraction, la rebellion. A contrepoil, vers la bonté, la benignité, la temperance, si, comme par miracle, quelque rare complexion ne l'y porte, il ne va ny de pied ny d'aile. Nostre religion est faicte pour extirper les vices; elle les couvre, les nourrit, les incite. Il ne faut point faire barbe de foarre à Dieu (comme on dict). Si nous le croyons, je ne dy pas par foy, mais d'une simple croyance, voire (et je le dis à nostre grande confusion) si nous [0187] le croyons et cognoissions comme une autre histoire, comme l'un de nos compaignons, nous l'aimerions au dessus de toutes autres choses, pour l'infinie bonté et beauté qui reluit en luy: au moins marcheroit il en mesme reng de nostre affection que les richesses, les plaisirs, la gloire et nos amis. Le meilleur de nous ne craind point de l'outrager, comme il craind d'outrager son voisin, son parent, son maistre. Est il si simple entendemant, lequel, ayant d'un coté l'object d'un de nos vicieux plaisirs et de l'autre en pareille cognoissance et persuasion l'estat d'une gloire immortelle, entrast en troque de l'un pour l'autre? Et si nous y renonçons souvent de pur mespris: car quel goust nous attire au blasphemer, sinon à l'adventure le goust mesme de l'offence? Le philosophe Antisthenes, comme on l'initioit aux mysteres d'Orpheus, le prestre luy disant que ceux qui se vouoyent à cette religion avoyent à recevoir apres leur mort des biens eternels et parfaicts: Pourquoy ne meurs tu donc toi mesmes ? luy fit-il. Diogenes, plus brusquement selon sa mode, et hors de nostre propos, au prestre qui le preschoit de mesme de se faire de son ordre pour parvenir aux biens de l'autre monde: Veux tu pas que je croye qu'Agesilaus et Epaminondas, si grands hommes, seront miserables, et que toy, qui n'es qu'un veau, seras bien heureux par ce que tu es prestre?

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Ces grandes promesses de la beatitude eternelle, si nous les recevions de pareille authorité qu'un discours philosophique, nous n'aurions pas la mort en telle horreur que nous avons.

Non jam se moriens dissolvi conquereretur;
Sed magis ire foras, vestémque relinquere, ut anguis,
Gauderet, praelonga senex aut cornua cervus.

Je veuil estre dissout, dirions nous, et estre aveques Jesus-Christ. La force du discours de Platon, de l'immortalité de l'ame, poussa bien aucuns de ses disciples à la mort, pour joïr plus promptement des esperances qu'il leur donnoit. Tout cela, c'est un signe tres-evident que nous ne recevons nostre religion qu'à nostre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoyvent. Nous nous sommes rencontrez au païs où elle estoit en usage; ou nous regardons son ancienneté ou l'authorité des hommes qui l'ont maintenue; ou creignons les menaces qu'ell' attache aux mescreans; ou suyvons ses promesses. Ces considerations là doivent estre employées à nostre creance, mais comme subsidiaires: ce sont liaisons humaines. Une autre region, d'autres tesmoings, pareilles promesses et menasses nous pourroyent imprimer par mesme voye une croyance contraire. Nous sommes Chrestiens à mesme titre que nous sommes ou Perigordins ou Alemans. Et ce que dit Plato, qu'il est peu d'hommes si fermes en l'atheisme, qu'un dangier pressant ne ramene à la recognoissance de la divine puissance, ce rolle ne touche point un vray Chrestien. C'est à faire aux religions mortelles [0187v] et humaines d'estre receues par une humaine conduite. Quelle foy doit ce estre, que la lacheté et la foiblesse de coeur plantent en nous et establissent? Plaisante foy qui ne croit ce qu'elle croit que pour n'avoir le courage de le descroire ! Une vitieuse passion, comme celle de l'inconstance et de l'estonnement, peut elle faire en nostre ame aucune production reglée? Ils establissent, dict-il, par la raison de leur jugement, que ce qui se recite des enfers et des peines futures est feint. Mais, l'occasion de l'experimenter s'offrant lors que la vieillesse ou les maladies les approchent de leur mort, la terreur d'icelle les remplit d'une nouvelle creance par

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l'horreur de leur condition à venir. Et par ce que telles impressions rendent les courages craintifs, il deffend en ses loix toute instruction de telles menaces, et la persuasion que des Dieux il puisse venir à l'homme aucun mal, sinon pour son plus grand bien, quand il y eschoit, et pour un medecinal effect. Ils recitent de Bion qu'infect des atheismes de Theodorus, il avoit esté longtemps se moquant des hommes religieux; mais, la mort le surprenant, qu'il se rendit aux plus extremes superstitions, comme si les dieux s'ostoyent et se remettoyent selon l'affaire de Bion. Platon et ces exemples veulent conclurre que nous sommes ramenez à la creance de Dieu, ou par amour, ou par force. L'Atheisme estant une proposition come desnaturée et monstrueuse, difficile aussi et malaisée d'establir en l'esprit humain, pour insolent et desreglé qu'il puisse estre: il s'en est veu assez, par vanité et par fierté de concevoir des opinions non vulgaires et reformatrices du monde, en affecter la profession par contenance, qui, s'ils sont asses fols, ne sont pas assez forts pour l'avoir plantée en leur conscience pourtant. Ils ne lairront de joindre les mains vers le ciel, si vous leur attachez un bon coup d'espée en la poitrine. Et, quand la crainte ou la maladie aura abatu cette licentieuse ferveur d'humeur volage, ils ne lairront de se revenir et se laisser tout discretement manier aux creances et exemples publiques. Autre chose est un dogme serieusement digeré; autre chose, ces impressions superficielles, lesquelles, nées de la desbauche d'un esprit desmanché, vont nageant temerairement et incertainement en la fantasie. Hommes bien miserables et escervellez, qui taschent d'estre pires qu'ils ne peuvent' L'erreur du paganisme, et l'ignorance de nostre sainte verité, laissa tomber cette grande ame de Platon (mais grande d'humaine grandeur seulement), encores en cet autre voisin abus, que les enfans et les vieillars se trouvent plus susceptibles de religion, comme si elle naissoit et tiroit son credit de nostre imbecillité. Le neud qui devroit attacher nostre jugement et nostre volonté, qui devroit estreindre nostre ame et joindre à nostre createur, ce devroit estre un neud prenant ses repliz et ses forces, non pas de nos considerations, de noz raisons et passions, mais d'une estreinte divine et supernaturelle, n'ayant qu'une forme, un visage et un lustre, qui est l'authorité de Dieu et sa grace. Or, nostre coeur et nostre ame estant regie et commandée par la foy, c'est raison qu'elle tire au service de son dessain toutes noz autres pieces selon leur portée. Aussi n'est-il pas croyable que toute cette machine n'ait quelques marques empreintes de la main de ce grand architecte, et qu'il n'y ait quelque image és choses du monde, raportant aucunement à l'ouvrier qui les a basties et formées. Il a laissé en ces hauts ouvrages

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le caractere de sa divinité, et ne tient qu'à nostre imbecillité que nous ne le puissions descouvrir. C'est ce qu'il nous dit luy mesme, que ses operations invisibles, il nous les manifeste par les visibles. Sebond s'est travaillé à ce digne estude, et nous montre comment il n'est piece du monde qui desmante son facteur. Ce seroit faire tort à la bonté divine, si l'univers ne consentoit à nostre creance. Le ciel, la terre, les elemans, nostre corps et nostre ame, toutes choses y conspirent: il n'est que de trouver le moyen de s'en servir. Elles nous instruisent, si nous sommes [0188] capables d'entendre. Car ce monde est un temple tres-sainct, dedans lequel l'homme est introduict pour y contempler des statues, non ouvrées de mortelle main, mais celles que la divine pensée a faict sensibles: le Soleil, les estoilles, les eaux et la terre, pour nous representer les intelligibles. Les choses invisibles de Dieu, dit saint Paul, apparoissent par la creation du monde, considerant sa sapience eternelle et sa divinité par ses oeuvres.

Atque adeo faciem coeli non invidet orbi
Ipse Deus, vultusque suos corpusque recludit
Semper volvendo; seque ipsum inculcat et offert,
Ut bene cognosci possit, doceatque videndo
Qualis eat, doceatque suas attendere leges.

Or nos raisons et nos discours humains, c'est comme la matiere lourde et sterile: la grace de Dieu en est la forme; c'est elle qui y donne la façon et le pris. Tout ainsi que les actions vertueuses de Socrates et de Caton demeurent vaines et inutiles pour n'avoir eu leur fin et n'avoir regardé l'amour et obeïssance du vray createur de toutes choses, et pour avoir ignoré Dieu: ainsin est-il de nos imaginations et discours; ils ont quelque corps, mais c'est une masse informe, sans façon et sans jour, si la foy et grace de Dieu n'y sont joinctes. La foy venant à teindre et illustrer les argumens de Sebon, elle les rend fermes et solides: ils sont capables de servir d'acheminement et de premiere guyde à un aprentis pour le mettre à la voye de cette connoissance; ils le façonnent aucunement et rendent capable de la grace de Dieu, par le moyen de laquelle se [0188v] parfournit et se perfet apres nostre creance. Je sçay un homme d'authorité, nourry aux lettres, qui m'a confessé avoir esté ramené des erreurs de la mescreance

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par l'entremise des argumens de Sebond. Et, quand on les despouillera de cet ornement et du secours et approbation de la foy, et qu'on les prendra pour fantasies pures humaines, pour en combatre ceux qui sont precipitez aux espouvantables et horribles tenebres de l'irreligion, ils se trouveront encores lors aussi solides et autant fermes que nuls autres de mesme condition qu'on leur puisse opposer: de façon que nous serons sur les termes de dire à noz parties,

Si melius quid habes, accerse, vel imperium fer;

qu'ils souffrent la force de noz preuves, ou qu'ils nous en facent voir ailleurs, et sur quelque autre suject, de mieux tissues et mieux estofées. Je me suis, sans y penser, à demy desjà engagé dans la seconde objection à laquelle j'avois proposé de respondre pour Sebond. Aucuns disent que ses argumens sont foibles et ineptes à verifier ce qu'il veut, et entreprennent de les choquer aysément. Il faut secouer ceux cy un peu plus rudement, car ils sont plus dangereux et plus malitieux que les premiers. On couche volontiers le sens des escris d'autrui à la faveur des opinions qu'on a prejugées en soi: et un atheïste se flate à ramener tous autheurs à l'atheïsme: infectant de son propre venin la matiere innocente. Ceux cy ont quelque preoccupation de jugement qui leur rend le goust fade aux raisons de Sebond. Au demeurant, il leur semble qu'on leur donne beau jeu de les mettre en liberté de combatre nostre religion par les armes pures humaines, laquelle ils n'oseroyent ataquer en sa majesté pleine d'authorité et de commandement. Le moyen que je prens pour rabatre cette frenaisie et qui me semble le plus propre, c'est de froisser et fouler aux pieds l'orgueil et humaine fierté; leur faire sentir l'inanité, la vanité et deneantise de l'homme; leur arracher [0189] des points les chetives armes de leur raison; leur faire baisser la teste et mordre la terre soubs l'authorité et reverance de la majesté divine. C'est à elle seule qu'apartient la science et la sapience; elle seule qui peut estimer de soy quelque chose, et à qui nous desrobons ce que nous nous contons et ce que nous nous prisons,

Ou gar ea phronein ho Theos mega allon ae heaouton.

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Abbattons ce cuider, premier fondement de la tyrannie du maling esprit: Deus superbis resistit; humilibus autem dat gratiam. L'intelligence est en tous les Dieux, dict Platon, et en fort peu d'hommes. Or c'est cependant beaucoup de consolation à l'homme Chrestien de voir nos utils mortels et caduques si proprement assortis à nostre foy saincte et divine que, lors qu'on les emploie aux sujects de leur nature mortels et caduques, ils n'y soient pas appropriez plus uniement ny avec plus de force. Voyons donq si l'homme a en sa puissance d'autres raisons plus fortes que celles de Sebond, voire s'il est en luy d'arriver à aucune certitude par argument et par discours. Car Sainct Augustin, plaidant contre ces gens icy, a occasion de reprocher leur injustice en ce qu'ils tiennent les parties de nostre creance fauces, que nostre raison faut à establir; et, pour montrer qu'assez de choses peuvent estre et avoir esté, desquelles nostre discours ne sçauroit fonder la nature et les causes, il leur met en avant certaines experiences connues et indubitables ausquelles l'homme confesse rien ne veoir; et cela, comme toutes autres choses, d'une curieuse et ingenieuse recherche. Il faut plus faire, et leur apprendre que, pour convaincre la foiblesse de leur raison, il n'est besoing d'aller triant des rares exemples, et qu'elle est si manque et si aveugle qu'il n'y a nulle si claire facilité qui luy soit assez claire; que l'aisé et le malaisé luy sont un; que tous subjects esgalement, et la nature en general desadvoue sa jurisdiction et entremise. Que nous presche la verité, quand elle nous presche de fuir la mondaine philosophie, quand elle nous inculque si souvant que nostre sagesse n'est que folie devant Dieu; que, de toutes les vanitez, la plus vaine c'est l'homme; que l'homme qui présume de son sçavoir, ne sçait pas encore que c'est que sçavoir; et que l'homme, qui n'est rien, s'il pense estre quelque chose, se seduit soy mesmes et se trompe? Ces sentences du sainct esprit expriment si clairement et si vivement ce que je veux maintenir, qu'il ne me faudroit aucune autre preuve contre des gens qui se rendroient avec toute submission et obeïssance à son authorité. Mais ceux cy veulent estre foitez à leurs propres despens et ne veulent souffrir qu'on combatte leur raison que par elle mesme. Considerons donq pour cette heure l'homme seul, sans secours estranger, armé seulement de ses armes, et despourveu de la grace et cognoissance divine, qui est tout son honneur, sa force et le fondement de son estre. Voyons combien il a de tenue en ce bel equipage. Qu'il me face entendre par l'effort de son [0189v] discours, sur quels fondemens il a basty ces grands

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avantages qu'il pense avoir sur les autres creatures. Qui luy a persuadé que ce branle admirable de la voute celeste, la lumiere eternelle de ces flambeaux roulans si fierement sur sa teste, les mouvemens espouvantables de cette mer infinie, soyent establis et se continuent tant de siecles pour sa commodité et pour son service? Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette miserable et chetive creature, qui n'est pas seulement maistresse de soy, exposée aux offences de toutes choses, se die maistresse et emperiere de l'univers, duquel il n'est pas en sa puissance de cognoistre la moindre partie, tant s'en faut de la commander? Et ce privilege qu'il s'atribue d'estre seul en ce grand bastimant, qui ayt la suffisance d'en recognoistre la beauté et les pieces, seul qui en puisse rendre graces à l'architecte et tenir conte de la recepte et mise du monde, qui lui a seelé ce privilege? Qu'il nous montre lettres de cette belle et grande charge. Ont elles esté ottroyées en faveur des sages seulement? Elles ne touchent guere de gents. Les fols et les meschants sont ils dignes de faveur si extraordinaire, et, estant la pire piece du monde, d'estre preferez à tout le reste? En croirons nous cestuy-là: Quorum igitur causa quis dixerit effectum esse mundum? Eorum scilicet animantium quae ratione utuntur. Hi sunt dii et homines, quibus profecto nihil est melius. Nous n'aurons jamais assez bafoué l'impudence de cet accouplage. Mais, pauvret, qu'a il en soy digne d'un tel avantage? A considerer cette vie incorruptible des corps celestes, leur beauté, leur grandeur, leur agitation continuée d'une si juste regle:

cum suspicimus magni caelestia mundi
Templa super, stellisque micantibus Aethera fixum,
Et venit in mentem Lunae solisque viarum;

à considerer la domination et puissance que ces corps là ont, non seulement sur nos vies et conditions de nostre fortune,

Facta etenim et vitas hominum suspendit ab astris,

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mais sur nos inclinations mesmes, nos discours, nos volontez, qu'ils regissent, poussent et agitent à la mercy de leurs influances, selon que nostre raison nous l'apprend et le trouve,

speculataque longè
Deprendit tacitis dominantia legibus astra, [0190]
Et totum alterna mundum ratione moveri,
Fatorumque vices certis discernere signis;

à voir que non un homme seul, non un Roy, mais les monarchies, les empires et tout ce bas monde se meut au branle des moindres mouvemens celestes,

Quantaque quam parvi faciant discrimina motus:
Tantum est hoc regnum, quod regibus imperat ipsis'

si nostre vertu, nos vices, nostre suffisance et science, et ce mesme discours que nous faisons de la force des astres, et cette comparaison d'eux à nous, elle vient, comme juge nostre raison, par leur moyen et de leur faveur,

furit alter amore,
Et pontum tranare potest et vertere Trojam;
Alterius sors est scribendis legibus apta;
Ecce patrem nati perimunt, natosque parentes;
Mutuaque armati coeunt in vulnera fratres:
Non nostrum hoc bellum est; coguntur tanta movere,
Inque suas ferri paenas, lacerandaque membra;
Hoc quoque fatale est, sic ipsum expendere fatum;

si nous tenons de la distribution du ciel cette part de raison que nous avons, comment nous pourra elle esgaler à luy? commant soub-mettre à nostre science son essence et ses conditions? Tout ce que nous voyons en ces corps là, nous estonne. Quae molitio, quae ferramenta, qui vectes, quae machinae, qui ministri tanti operis fuerunt? Pourquoy les privons nous et d'ame, et de vie, et de discours? Y avons nous recogneu quelque

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stupidité immobile et insensible, nous qui n'avons aucun commerce avecques eux, que d'obeïssance? Dirons nous que nous n'avons veu en nulle autre creature qu'en l'homme l'usage d'une ame raisonable? Et quoy ! avons nous veu quelque chose semblable au soleil? Laisse il d'estre, par ce que nous n'avons rien veu de semblable? et ses mouvemens d'estre, par ce qu'il n'en est point de pareils? Si ce que nous n'avons pas veu, n'est pas, nostre science est merveilleusement raccourcie: Quae sunt tantae animi angustiae ! Sont ce pas des songes de l'humaine vanité, de faire de la Lune une terre celeste, y songer des montaignes, des vallées, comme Anaxagoras? y planter des habitations et demeures humaines, et y dresser des colonies pour nostre commodité, comme faict Platon et Plutarque? et de nostre terre en faire un astre esclairant et lumineux? Inter caetera mortalitatis incommoda et hoc est, calligo mentium, nec tantum necessitas errandi sed errorum amor. Corruptibile corpus aggravat animam, et deprimit terrena inhabitatio sensum multa cogitantem. La presomption est nostre maladie naturelle et originelle. La plus [0190v] calamiteuse et fraile de toutes les creatures, c'est l'homme, et quant et quant la plus orgueilleuse. Elle se sent et se void logée icy, parmy la bourbe et le fient du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l'univers, au dernier estage du logis et le plus esloigné de la voute celeste, avec les animaux de la pire condition des trois; et se va plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune et ramenant le ciel soubs ses pieds. C'est par la vanité de cette mesme imagination qu'il s'egale à Dieu, qu'il s'attribue les conditions divines, qu'il se trie soy mesme et separe de la presse des autres creatures, taille les parts aux animaux ses confreres et compaignons, et leur distribue telle portion de facultez et de forces que bon luy semble. Comment cognoit il, par l'effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux? par quelle comparaison d'eux à nous conclud il la bestise qu'il leur attribue? Quand je me joue à ma chatte, qui sçait si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d'elle. Platon, en sa peinture de l'aage doré sous Saturne, compte entre les principaux advantages de l'homme de lors la communication qu'il avoit avec les bestes, desquelles s'enquerant et s'instruisant il sçavoit les vrayes qualitez et differences de chacune

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d'icelles, par où il acqueroit une tres-parfaicte intelligence et prudence, et en conduisoit de bien loing plus hureusement sa vie que nous ne sçaurions faire. Nous faut il meilleure preuve à juger l'impudence humaine sur le faict des bestes? Ce grand autheur a opiné qu'en la plus part de la forme corporelle que nature leur a donné, elle a regardé seulement l'usage des prognostications qu'on en tiroit en son temps. Ce defaut qui empesche la communication d'entre elles et nous, pourquoy n'est il aussi bien à nous qu'à elles? C'est à deviner, à qui est la faute de ne nous entendre point: car nous ne les entendons non plus qu'elles nous. Par cette mesme raison, elles nous peuvent estimer bestes, comme nous les en estimons. Ce n'est pas grand' merveille si nous ne les entendons pas: aussi ne faisons nous les Basques et les Troglodites. Toutesfois aucuns se sont vantez de les entendre, comme Apollonius Thyaneus, Melampus, Tyresias, Thales et autres. Et puis qu'il est ainsi, comme disent les cosmographes, qu'il y a des nations qui reçoyvent un chien pour leur Roy, il faut bien qu'ils donnent certaine interpretation à sa voix et mouvements. Il nous faut remarquer la parité qui est entre nous. Nous avons quelque moyenne intelligence de leur sens; aussi ont les bestes du nostre, environ à mesme mesure. Elles nous flatent, nous menassent et nous requierent; et nous, elles. Au demeurant, nous [0191] decouvrons bien evidemment que entre elles il y a une pleine et entiere communication et qu'elles s'entr'entendent, non seulement celles de mesme espece, mais aussi d'especes diverses.

Et mutae pecudes et denique secla ferarum
Dissimiles suerunt voces variasque cluere,
Cum metus aut dolor est, aut cum jam gaudia gliscunt.

En certain abbayer du chien le cheval cognoist qu'il y a de la colere; de certaine autre sienne voix il ne s'effraye point. Aux bestes mesmes qui n'ont pas de voix, par la societé d'offices que nous voyons entre elles, nous argumentons aisément quelque autre moyen de communication: leurs mouvemens discourent et traictent:

Non alia longè ratione atque ipsa videtur
Protrahere ad gestum pueros infantia linguae.

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Pourquoy non, tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent et content des histoires par signes? J'en ay veu de si soupples et formez à cela, qu'à la verité il ne leur manquoit rien à la perfection de se sçavoir faire entendre; les amoureux se courroussent, se reconcilient, se prient, se remercient, s'assignent et disent enfin toutes choses des yeux:

E'l silentio ancor suole
Haver prieghi e parole.

Quoy des mains ? nous requerons, nous promettons, appellons, congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons, doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, mesprisons, deffions, despitons, flattons, applaudissons, benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, resjouissons, complaignons, attristons, desconfortons, desesperons, estonnons, escrions, taisons; et quoy non ? d'une variation et multiplication à l'envy de la langue. De la teste: nous convions, nous renvoyons, advouons, desadvouons, desmentons, bienveignons, honorons, venerons, desdaignons, demandons, esconduisons, égayons, lamentons, caressons, tansons, soubmettons, bravons, enhortons, menaçons, asseurons, enquerons. Quoy des sourcils ? quoy des espaules ? Il n'est mouvement qui ne parle et un langage intelligible sans discipline et un langage publique: qui faict, voyant la varieté et usage distingué des autres, que cestuy cy doibt plus tost estre jugé le propre de l'humaine nature. Je laisse à part ce que particulierement la necessité en apprend soudain à ceux qui en ont besoing et les alphabets des doigts et grammaires en gestes, et les sciences qui ne s'exercent et expriment que par iceux, et les nations que Pline dit n'avoir point d'autre langue. Un Ambassadeur de la ville d'Abdere, apres avoir longuement parlé au Roy Agis de Sparte, luy demanda: Et bien, Sire, quelle responce veux-tu que je rapporte à nos citoyens?--Que je t'ay laissé dire tout ce que tu as voulu, et tant que tu as voulu, sans jamais dire mot. Voilà pas un taire parlier et bien intelligible? Au reste, quelle sorte de nostre suffisance ne reconnoissons nous aux operations des animaux? Est-il police reglée avec plus d'ordre,

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diversifiée à plus de charges et d'offices, et plus constamment entretenue que celle des mouches à miel? Cette disposition d'actions et de vacations si ordonnée, la pouvons [0191v] nous imaginer se conduire sans discours et sans providence?

His quidam signis atque haec exempla sequuti,
Esse apibus partem divinae mentis et haustus
Aethereos dixere.

Les arondelles, que nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos maisons, cherchent elles sans jugement et choisissent elles sans discretion, de mille places, celle qui leur est la plus commode à se loger? Et, en cette belle et admirable contexture de leurs bastimens, les oiseaux peuvent ils se servir plustost d'une figure quarrée que de la ronde, d'un angle obtus que d'un angle droit, sans en sçavoir les conditions et les effects? Prennent-ils tantost de l'eau, tantost de l'argile, sans juger que la dureté s'amollit en l'humectant? Planchent-ils de mousse leur palais, ou de duvet, sans prevoir que les membres tendres de leurs petits y seront plus mollement et plus à l'aise? Se couvrent-ils du vent pluvieux, et plantent leur loge à l'Orient, sans connoistre les conditions differentes de ces vents et considerer que l'un leur est plus salutaire que l'autre? Pourquoy espessit l'araignée sa toile en un endroit et relasche en un autre? se sert à cette heure de cette sorte de neud, tantost de celle-là, si elle n'a et deliberation, et pensement, et conclusion? Nous reconnoissons assez, en la pluspart de leurs ouvrages, combien les animaux ont d'excellence au dessus de nous et combien nostre art est foible à les imiter. Nous voyons toutesfois aux nostres, plus grossiers, les facultez que nous y employons, et que nostre ame s'y sert de toutes ses forces; pourquoy n'en estimons nous autant d'eux? pourquoy attribuons nous à je ne sçay quelle inclination naturelle et servile les ouvrages qui surpassent tout ce que nous pouvons par nature et par art? En quoy, sans y penser, nous leur donnons un tres-grand avantage sur nous, de faire que nature, par une douceur maternelle, les accompaigne et guide, comme par la main, à [0192] toutes les actions et commoditez de leur vie; et qu'à nous elle nous abandonne au hazard et à la fortune, et à quester, par art, les choses nécessaires à nostre conservation; et nous refuse quant et quant les moyens de pouvoir arriver, par aucune institution et contention d'esprit, à l'industrie naturelle des bestes: de maniere que leur stupidité brutale surpasse en toutes commoditez tout ce que peut nostre divine intelligence.

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Vrayement, à ce compte, nous aurions bien raison de l'appeller une tres-injuste maratre. Mais il n'en est rien; nostre police n'est pas si difforme et desreglée. Nature a embrassé universellement toutes ses creatures; et n'en est aucune qu'elle n'ait bien plainement fourny de tous moyens necessaires à la conservation de son estre: car ces plaintes vulgaires que j'oy faire aux hommes (comme la licence de leurs opinions les esleve tantost au dessus des nues, et puis les ravale aux antipodes), que nous sommes le seul animal abandonné nud sur la terre nue, lié, garrotté, n'ayant dequoy s'armer et couvrir que de la despouille d'autruy; là où toutes les autres creatures, nature les a revestues de coquilles, de gousses, d'escorse, de poil, de laine, de pointes, de cuir, de bourre, de plume, d'escaille, de toison et de soye, selon le besoin de leur estre; les a armées de griffes, de dents, de cornes, pour assaillir et pour defendre; et les a elle mesmes instruites à ce qui leur est propre, à nager, à courir, à voler, à chanter, là où l'homme ne sçait ny cheminer, ny parler, ny manger, ny rien que pleurer, sans apprentissage:

Tum porro puer, ut saevis projectus ab undis
Navita, nudus humi jacet, infans, indigus omni
Vitali auxilio, cum primum in luminis oras
Nixibus ex alvo matris natura profudit;
Vagituque locum lugubri complet, ut aequum est
Cui tantum in vita restet transire malorum.
At variae crescunt pecudes, armenta, feraeque, [0192v]
Nec crepitacula eis opus est, nec cuiquam adhibenda est
Almae nutricis blanda atque infracta loquella;
Nec varias quaerunt vestes pro tempore caeli;
Denique non armis opus est, non moenibus altis,
Queis sua tutentur, quando omnibus omnia largè
Tellus ipsa parit, naturaque daedala rerum;

ces plaintes là sont fauces, il y a en la police du monde une esgalité plus grande et une relation plus uniforme. Nostre peau est pourveue, aussi suffisamment que la leur, de fermeté contre les injures du temps: tesmoing tant de nations qui n'ont encores gousté aucun usage de vestemens.

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Nos anciens Gaulois n'estoient guieres vestus; ne sont pas les Irlandois, nos voisins, soubs un ciel si froid. Mais nous le jugeons mieux par nous mésmes, car tous les endroits de la personne qu'il nous plaist descouvrir au vent et à l'air, se trouvent propres à le souffrir: le visage, les pieds, les mains, les jambes, les espaules, la teste, selon que l'usage nous y convie. Car, s'il y a partie en nous foible et qui semble devoir craindre la froidure, ce devroit estre l'estomac, où se fait la digestion; nos peres le portoient descouvert; et nos Dames, ainsi molles et delicates qu'elles sont, elles s'en vont tantost entr'ouvertes jusques au nombril. Les liaisons et emmaillotemens des enfans ne sont non plus necessaires; et les meres Lacedemoniennes eslevoient les leurs en toute liberté de mouvements de membres, sans les attacher ne plier. Nostre pleurer est commun à la plus part des autres animaux; et n'en est guiere qu'on ne voye se plaindre et gemir long temps apres leur naissance: d'autant que c'est une contenance bien sortable à la foiblesse en-quoy ils se sentent. Quant à l'usage du manger, il est en nous, comme en eux, naturel et sans instruction, [0193]

Sentit enim vim quisque suam quam possit abuti.

Qui fait doute qu'un enfant, arrivé à la force de se nourrir, ne sçeust quester sa nourriture? Et la terre en produit et luy en offre assez pour sa necessité, sans autre culture et artifice; et sinon en tout temps, aussi ne fait elle pas aux bestes, tesmoing les provisions que nous voyons faire aux fourmis et autres pour les saisons steriles de l'année. Ces nations que nous venons de descouvrir si abondamment fournies de viande et de breuvage naturel, sans soing et sans façon, nous viennent d'apprendre que le pain n'est pas nostre seule nourriture, et que, sans labourage, nostre mere nature nous avoit munis à planté de tout ce qu'il nous falloit; voire, comme il est vraysemblable, plus plainement et plus richement qu'elle ne fait à present que nous y avons meslé nostre artifice,

Et tellus nitidas fruges vinetaque laeta
Sponte sua primum mortalibus ipsa creavit;
Ipsa dedit dulces foetus et pabula laeta,
Quae nunc vix nostro grandescunt aucta labore,
Conterimusque boves et vires agricolarum,

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le débordement et desreglement de nostre appetit devançant toutes les inventions que nous cherchons de l'assouvir. Quant aux armes, nous en avons plus de naturelles que la plus part des autres animaux, plus de divers mouvemens de membres, et en tirons plus de service, naturellement et sans leçon: ceux qui sont duicts à combatre nuds, on les void se jetter aux hazards pareils aux nostres. Si quelques bestes nous surpassent en cet avantage, nous en surpassons plusieurs autres. Et l'industrie de fortifier le corps et le couvrir par moyens acquis, nous l'avons par un instinct et precepte naturel. Qu'il soit ainsi, l'elephant esguise et esmoult ses dents, desquelles il se sert à la guerre (car il en a de particulieres pour cet usage, qu'il espargne, [0193v] et ne les employe aucunement à ses autres services). Quand les taureaux vont au combat, ils respandent et jettent la poussiere à l'entour d'eux; les sangliers affinent leurs deffences; et l'ichneaumon, quand il doit venir aux prises avec le crocodile, munit son corps, l'enduit et le crouste tout à l'entour de limon bien serré et bien pestry, comme d'une cuirasse. Pourquoy ne dirons nous qu'il est aussi naturel de nous armer de bois et de fer? Quant au parler, il est certain que, s'il n'est pas naturel, il n'est pas necessaire. Toutefois, je croy qu'un enfant qu'on auroit nourry en pleine solitude, esloigné de tout commerce (qui seroit un essay mal aisé à faire), auroit quelque espece de parolle pour exprimer ses conceptions; et n'est pas croyable que nature nous ait refusé ce moyen qu'elle a donné à plusieurs autres animaux: car qu'est-ce autre chose que parler, cette faculté que nous leur voyons de se plaindre, de se resjouyr, de s'entr'appeller au secours, se convier à l'amour, comme ils font par l'usage de leur voix? Comment ne parleroient elles entr'elles? elles parlent bien à nous, et nous à elles. En combien de sortes parlons nous à nos chiens? et ils nous respondent. D'autre langage, d'autres appellations divisons nous avec eux qu'avec les oyseaux, avec les pourceaux, les beufs, les chevaux, et changeons d'idiome selon l'espece:

Cosi per entro loro schiera bruna
S'ammusa l'una con l'altra formica
Forse à spiar lor via, e lor fortuna.

Il me semble que Lactance attribue aux bestes, non le parler seulement, mais le rire encore. Et la difference de langage qui se voit entre nous, selon la difference des contrées, elle se treuve aussi aux animaux de

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mesme espece. Aristote allegue à ce propos le chant divers des perdris, selon la situation des lieux,

variaeque volucres
Longè alias alio juciunt in tempore voces,
Et partim mutant cum tempestatibus una [0194]
Raucisonos cantus.

Mais cela est à sçavoir quel langage parleroit cet enfant; et ce qui s'en dict par divination, n'a pas beaucoup d'apparence. Si on m'allegue, contre cette opinion, que les sourds naturels ne parlent point, je respons que ce n'est pas seulement pour n'avoir peu recevoir l'instruction de la parolle par les oreilles, mais plustost pour-ce que le sens de l'ouye, duquel ils sont privez, se rapporte à celuy du parler, et se tiennent ensemble d'une cousture naturelle: en façon que ce que nous parlons, il faut que nous le parlons premierement à nous et que nous le facions sonner au dedans à nos oreilles, avant que de l'envoyer aux estrangeres. J'ay dit tout cecy pour maintenir cette ressemblance qu'il y a aux choses humaines, et pour nous ramener et joindre au nombre. Nous ne sommes ny au dessus, ny au dessoubs du reste: tout ce qui est sous le Ciel, dit le sage, court une loy et fortune pareille,

Indupedita suis fatalibus omnia vinclis.

Il y a quelque difference, il y a des ordres et des degrez; mais c'est soubs le visage d'une mesme nature:

res quaeque suo ritu procedit, et omnes
Foedere naturae certo discrimina servant.

Il faut contraindre l'homme et le renger dans les barrieres de cette police. Le miserable n'a garde d'enjamber par effect au delà; il est entravé et engagé, il est assubjecty de pareille obligation que les autres creatures de son ordre, et d'une condition fort moyenne, sans aucune prerogative, praeexcellence vraye et essentielle. Celle qu'il se donne par opinion et par fantasie n'a ny corps ny goust; et s'il est ainsi que luy

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seul, de tous les animaux, ait cette liberté de l'imagination et ce deresglement de pensées, luy representant ce qui est, ce qui n'est pas, et ce qu'il veut, le faux? et le veritable, c'est un advantage qui luy est bien cher vendu et duquel il a bien peu à se glorifier, car de là naist [0194v] la source principale des maux qui le pressent: peché, maladie, irresolution, trouble, desespoir. Je dy donc, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a point d'apparence d'estimer que les bestes facent par inclination naturelle et forcée les mesmes choses que nous faisons par nostre choix et industrie. Nous devons conclurre de pareils effects pareilles facultez, et confesser par consequent que ce mesme discours, cette mesme voye, que nous tenons à ouvrer, c'est aussi celle des animaux. Pourquoy imaginons nous en eux cette contrainte naturelle, nous qui n'en esprouvons aucun pareil effect? joinct qu'il est plus honorable d'estre acheminé et obligé à regléement agir par naturelle et inévitable condition, et plus approchant de la divinité, que d'agir reglément par liberté temeraire et fortuite; et plus seur de laisser à nature qu'à nous les resnes de nostre conduicte. La vanité de nostre presomption faict que nous aymons mieux devoir à nos forces qu'à sa liberalité nostre suffisance; et enrichissons les autres animaux des biens naturels et les leur renonçons, pour nous honorer et ennoblir des biens acquis: par une humeur bien simple, ce me semble, car je priseroy bien autant des graces toutes miennes et naifves que celles que j'aurois esté mendier et quester de l'apprentissage. Il n'est pas en nostre puissance d'acquerir une plus belle recommendation que d'estre favorisé de Dieu et de nature. Par ainsi, le renard, dequoy se servent les habitans de la Thrace quand ils veulent entreprendre de passer par dessus la glace quelque riviere gelée et le lachent devant eux pour cet effect, quand nous le verrions au bord de l'eau approcher son oreille bien pres de la glace, pour sentir s'il orra d'une longue ou d'une voisine distance bruyre l'eau courant au dessoubs, et selon qu'il trouve par là qu'il y a plus ou moins d'espesseur en la glace, se reculer ou s'avancer, n'aurions nous pas raison de juger qu'il luy passe par la teste ce mesme discours qu'il feroit en la nostre, et que [0195] c'est une ratiocination et consequence tirée du sens naturel: Ce qui fait bruit, se remue; ce qui se remue, n'est pas gelé; ce qui n'est pas gelé, est liquide, et ce qui est liquide, plie soubs le faix? Car d'attribuer cela seulement à une vivacité du sens de l'ouye, sans discours et sans consequence, c'est une chimere, et ne peut entrer en nostre imagination. De mesme faut il estimer de tant de sortes de ruses et d'inventions dequoy les bestes se couvrent des entreprinses que nous faisons sur elles.

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Et si nous voulons prendre quelque advantage de cela mesme, qu'il est en nous de les saisir, de nous en servir et d'en user à nostre volonté, ce n'est que ce mesme advantage que nous avons les uns sur les autres. Nous avons à cette condition nos esclaves. Et les Climacides, estoyent ce pas des femmes en Syrie qui servoyent, couchées à quatre pattes, de marchepied et d'eschelle aux dames à monter en coche? Et la plus part des personnes libres abandonnent pour bien legieres commoditez leur vie et leur estre à la puissance d'autruy. Les femmes et concubines des Thraces plaident à qui sera choisie pour estre tuée au tumbeau de son mari. Les tyrans ont ils jamais failly de trouver assez d'hommes vouez à leur devotion, aucuns d'eux adjoutans davantage cette necessité de les accompaigner à la mort comme en la vie? Des armées entieres se sont ainsin obligées à leurs capitaines. La formule du serment en cette rude escole des escrimeurs à outrance, portoit ces promesses: Nous jurons de nous laisser enchainer, bruler, batre, et tuer de glaive, et souffrir tout ce que les gladiateurs legitimes souffrent de leur maistre; engageant tres-religieusement et le corps et l'ame à son service,

Ure meum, si vis, flamma caput, et pete ferro
Corpus, et intorto verbere terga seca.

C'estoit une obligation veritable; et si il s'en trouvoit dix mille, telle année, qui y entroyent et s'y perdoyent. Quand les Scythes enterroyent leur Roy, ils estrangloyent sur son corps la plus favorie de ses concubines, son eschançon, escuyer d'escuirie, chambellan, huissier de chambre et cuisinier. Et en son anniversaire ils tuoyent cinquante chevaux montez de cinquante pages qu'ils avoyent enpalez par l'espine du dos jusques au gozier, et les laissoyent ainsi plantez en parade autour de la tombe. Les hommes qui nous servent, le font à meilleur marché, et pour un traitement moins curieux et moins favorable que celuy [0195v] que nous faisons aux oyseaux, aux chevaux et aux chiens. A quel soucy ne nous demettons nous pour leur commodité? Il ne me semble point que les plus abjects serviteurs facent volontiers pour leurs maistres ce que les princes s'honorent de faire pour ces bestes. Diogenes voyant ses parents en peine de le racheter de servitude: Ils sont fols, disoit-il: c'est celuy qui me traitte et nourrit, qui me sert; et ceux qui entretiennent les bestes, se doivent dire plus tost les servir qu'en estre servis.

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Et si elles ont cela de plus genereux, que jamais Lyon ne s'asservit à un autre Lyon, ny un cheval à un autre cheval, par faute de coeur. Comme nous alons à la chasse des bestes, ainsi vont les Tigres et les Lyons à la chasse des hommes; et ont un pareil exercice les unes sur les autres: les chiens sur les lievres, les brochets sur les tanches, les arondeles sur les cigales, les esperviers sur les merles et sur les alouettes:

serpente ciconia pullos
Nutrit, et inventa per devia rura lacerta,
Et leporem aut capream famulae Jovis, et generosae
In saltu venantur aves.

Nous partons le fruict de nostre chasse avec nos chiens et oyseaux, comme la peine et l'industrie; et, au dessus d'Amphipolis en Thrace, les chasseurs et les faucons sauvages partent justement le butin par moitié; comme, le long des palus Moeotides, si le pescheur ne laisse aux loups, de bonne foy, une part esgale de sa prise, ils vont incontinent deschirer ses rets. Et comme nous avons une chasse qui se conduict plus par subtilité que par force, comme celle des colliers, de nos lignes et de l'hameçon, il s'en void aussi de pareilles entre les bestes. Aristote dit que la seche jette de son col un boyeau long comme une ligne, qu'elle estand au loing en le lachant, et le retire à soy quand elle veut; à mesure qu'elle aperçoit quelque petit poisson s'aprocher, elle luy laisse mordre le bout de ce boyeau, estant cachée dans le sable ou dans la vase, et petit à petit le retire jusques à ce que ce petit poisson soit si prez d'elle que d'un saut elle puisse l'atraper. Quant à la force, il n'est animal au monde en bute de tant d'offences que l'homme: il ne nous faut point une balaine, un elephant et un crocodile, ny tels autres animaux, desquels un seul est capable de deffaire un [0196] grand nombre d'hommes; les pous sont suffisans pour faire vacquer la dictature de Sylla; c'est le desjeuner d'un petit ver que le coeur et la vie d'un grand et triumphant Empereur. Pourquoy disons nous que c'est à l'homme science et connoissance bastie par art et par discours, de discerner les choses utiles à son vivre et au secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas; de connoistre la force de la rubarbe et du polipode? Et, quand nous voyons les chevres de Candie, si elles ont receu un coup de traict, aller entre un million d'herbes choisir le dictame pour leur guerison; et la tortue, quand elle a mangé de la vipere, chercher incontinent de l'origanum pour se purger;

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le dragon fourbir et esclairer ses yeux avecques du fenouil; les cigouignes se donner elles mesmes des clysteres à tout de l'eau de marine; les elephans arracher non seulement de leur corps et de leurs compaignons, mais des corps aussi de leurs maistres (tesmoing celuy du Roy Porus, qu'Alexandre deffit), les javelots et les dardz qu'on leur a jettez au combat, et les arracher si dextrement que nous ne le sçaurions faire avec si peu de douleur: pourquoy ne disons nous de mesmes que c'est science et prudence? Car d'alleguer, pour les deprimer, que c'est par la seule instruction et maistrise de nature qu'elles le sçavent, ce n'est pas leur oster le tiltre de science et de prudence: c'est la leur attribuer à plus forte raison que à nous, pour l'honneur d'une si certaine maistresse d'escolle. Chrysippus, bien que en toutes autres choses autant desdaigneux juge de la condition des animaux que nul autre philosophe, considerant les mouvements du chien qui, se rencontrant en un carrefour à trois chemins, ou à la queste de son maistre qu'il a esgaré, ou à la poursuitte de quelque proye qui fuit devant luy, va essayant l'un chemin apres l'autre, et, apres s'estre asseuré des deux et n'y avoir trouvé la trace de ce qu'il cherche, [0196v] s'eslance dans le troisiesme sans marchander, il est contraint de confesser qu'en ce chien là un tel discours se passe: J'ay suivy jusques à ce carre-four mon maistre à la trace; il faut necessairement qu'il passe par l'un de ces trois chemins; ce n'est ny par cettuy-cy, ny par celuy-là; il faut donc infalliblement qu'il passe par cet autre; et que, s'asseurant par cette conclusion et discours, il ne se sert plus de son sentiment au troisiesme chemin, ny ne le sonde plus, ains s'y laisse emporter par la force de la raison. Ce traict purement dialecticien et cet usage de propositions divisées et conjoinctes et de la suffisante enumeration des parties, vaut il pas autant que le chien le sçache de soy que de Trapezonce. Si ne sont pas les bestes incapables d'estre encore instruites à nostre mode. Les merles, les corbeaux, les pies, les parroquets, nous leur aprenons à parler; et cette facilité que nous reconnoissons à nous fournir leur voix et haleine si souple et si maniable, pour la former et l'estreindre à certain nombre de lettres et de syllabes, tesmoigne qu'ils ont un discours au dedans, qui les rend ainsi disciplinables et volontaires à aprendre. Chacun est soul, ce croy-je, de voir tant de sortes de cingeries que les bateleurs aprennent à leurs chiens: les dances où ils ne faillent une seule cadence du son qu'ils oyent, plusieurs divers mouvemens et sauts qu'ils leur font faire par le commandement de leur parolle: mais je remerque avec plus d'admiration cet effect, qui est toutes-fois assez vulgaire, des chiens dequoy se servent les aveugles, et aux champs et aux villes:

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je me suis pris garde comme ils s'arrestent à certaines portes d'où ils ont accoustumé de tirer l'aumosne, comme ils evitent le choc des coches et des charretes, lors mesme que pour leur regard ils ont assez de place pour leur passage; j'en ay veu, le long d'un fossé de ville laisser un sentier plain et uni et en prendre un pire, pour esloigner son [0197] maistre du fossé. Commant pouvoit on avoir faict concevoir à ce chien que c'estoit sa charge de regarder seulement à la seurté de son maistre et mespriser ses propres commoditez pour le servir? et comment avoit il la cognoissance que tel chemin luy estoit bien assez large, qui ne le seroit pas pour un aveugle? Tout cela se peut il comprendre sans ratiocination et sans discours? Il ne faut pas oublier ce que Plutarque dit avoir veu à Rome d'un chien, avec l'Empereur Vespasian le pere, au Theatre de Marcellus. Ce chien servoit à un bateleur qui jouoit une fiction à plusieurs mines et à plusieurs personnages, et y avoit son rolle. Il falloit entre autres choses qu'il contrefit pour un temps le mort pour avoir mangé de certaine drogue: apres avoir avalé le pain qu'on feignoit estre cette drogue, il commença tantost à trembler et branler comme s'il eut esté estourdi; finalement, s'estandant et se roidissant, comme mort, il se laissa tirer et traisner d'un lieu à autre, ainsi que portoit le subject du jeu; et puis, quand il congneut qu'il estoit temps, il commença premierement à se remuer tout bellement, ainsi que s'il se fut revenu d'un profond sommeil, et, levant la teste, regarda ça et là d'une façon qui estonnoit tous les assistans. Les boeufs qui servoyent aux jardins Royaux de Suse, pour les arrouser et tourner certaines grandes roues à puiser de l'eau, ausquelles il y a des baquets attachez (comme il s'en voit plusieurs en Languedoc), on leur avoit ordonné d'en tirer par jour jusques à cent tours chacun; ils estoient si accoustumez à ce nombre qu'il estoit impossible par aucune force de leur en faire tirer un tour davantage; et, ayant faict leur tache, ils s'arrestoient tout court. Nous sommes en l'adolescence avant que nous sçachions conter jusques à cent, et venons de descouvrir des nations qui n'ont aucune connoissance des nombres. Il y a encore plus de discours à instruire autruy qu'à estre instruit. Or, laissant à part ce que [0197v] Democritus jugeoit et prouvoit, que la plus part des arts les bestes nous les ont aprises: comme l'araignée à tistre et à coudre, l'arondelle à bastir, le cigne et le rossignol la musique, et plusieurs animaux, par leur imitation, à faire la medecine; Aristote tient que les rossignols instruisent leurs petits à chanter, et y employent du temps et du soing, d'où il advient que ceux que nous nourrissons en cage, qui n'ont point eu loisir d'aller à l'escolle soubs leurs parens, perdent beaucoup de la grace de leur chant. Nous pouvons juger par là qu'il

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reçoit de l'amendement par discipline et par estude. Et, entre les libres mesmes, il n'est pas ung et pareil, chacun en a pris selon sa capacité; et, sur la jalousie de leur apprentissage, ils se debattent à l'envy d'une contention si courageuse que par fois le vaincu y demeure mort, l'aleine luy faillant plustost que la voix. Les plus jeunes ruminent, pensifs, et prenent à imiter certains couplets de chanson: le disciple escoute la leçon de son precepteur et en rend compte avec grand soing; ils se taisent, l'un tantost, tantost l'autre; on oyt corriger les fautes, et sent on aucunes reprehensions du precepteur. J'ay veu (dict Arrius) autresfois un elephant ayant à chacune cuisse un cymbale pendu, et un autre attaché à sa trompe, au son desquels tous les autres dançoyent en rond, s'eslevans et s'inclinans à certaines cadences, selon que l'instrument les guidoit; et y avoit plaisir à ouyr cette harmonie. Aux spectacles de Rome, il se voyoit ordinairement des Elephans dressez à se mouvoir et dancer, au son de la voix, des dances à plusieurs entrelasseures, coupeures et diverses cadances tres-difficiles à aprendre. Il s'en est veu qui, en leur privé, rememoroient leur leçon, et s'exerçoyent par soing et par estude pour n'estre tancez et batuz de leurs maistres. Mais cett'autre histoire de la pie, de laquelle nous avons Plutarque mesme pour respondant, est estrange. Elle estoit en la boutique d'un barbier à [0198] Rome, et faisoit merveilles de contre-faire avec la voix tout ce qu'elle oyoit; un jour, il advint que certaines trompetes s'arrestarent à sonner long temps devant cette boutique; dépuis cela et tout le lendemain, voylà cette pie pensive, muete et melancholique, dequoy tout le monde estoit esmerveillé; et pensoit on que le son des trompetes l'eut ainsin estourdie et estonnée, et qu'avec l'ouye la voix se fut quant et quant esteinte; mais on trouva en fin que c'estoit une estude profonde et une retraicte en soy-mesmes, son esprit s'exercitant et preparant sa voix à representer le son de ces trompetes: de maniere que sa premiere voix ce fut celle là, de exprimer perfectement leurs reprinses, leurs poses et leurs muances, ayant quicté par ce nouvel aprentissage et pris à desdain tout ce qu'elle sçavoit dire auparavant. Je ne veux pas obmettre à alleguer aussi cet autre exemple d'un chien que ce mesme Plutarque dit avoir veu (car quand à l'ordre, je sens bien que je le trouble, mais je n'en observe non plus à renger ces exemples qu'au reste de toute ma besongne), luy estant dans un navire: ce chien, estant en peine d'avoir l'huyle qui estoit dans le fons d'une cruche où il ne pouvoit arriver de la langue pour l'estroite emboucheure du vaisseau, alla querir des caillous et en mit dans cette cruche jusques à ce qu'il eut fait hausser l'huile plus pres du bord, où il la peut attaindre. Cela, qu'est-ce, si ce n'est l'effect d'un esprit bien subtil? On dit que les

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corbeaux de barbarie en font de mesme, quand l'eau qu'ils veulent boire, est trop basse. Cette action est aucunement voisine de ce que recitoit des Elephans un Roy de leur nation, Juba, que, quand par la finesse de ceux qui les chassent, l'un d'entre eux se trouve pris dans certaines fosses profondes qu'on leur prepare, et les recouvre l'on de menues brossailles pour les tromper, ses compaignons y apportent en diligence force pierres et pieces de bois, afin [0198v] que cela l'ayde à s'en mettre hors. Mais cet animal raporte en tant d'autres effects à l'humaine suffisance que, si je vouloy suivre par le menu ce que l'experience en a apris, je gaignerois aysément ce que je maintiens ordinairement, qu'il se trouve plus de difference de tel homme à tel homme que de tel animal à tel homme. Le gouverneur d'un elephant, en une maison privée de Syrie, desroboit à tous les repas la moitié de la pension qu'on luy avoit ordonnée: un jour le maistre voulut luy mesme le penser, versa dans sa manjoire la juste mesure d'orge qu'il luy avoit prescrite pour sa nourriture; l'elephant, regardant de mauvais oeuil ce gouverneur, separa avec la trompe et en mit à part la moitié, declarant par là le tort qu'on luy faisoit. Et un autre, ayant un gouverneur qui mesloit dans sa mangeaille des pierres pour en croistre la mesure, s'aprocha du pot où il faisoit cuyre sa chair pour son disner, et le luy remplit de cendre. Cela, ce sont des effaicts particuliers; mais ce que tout le monde a veu et que tout le monde sçait, qu'en toutes les armées qui se conduisoyent du pays de levant, l'une des plus grandes forces consistoit aux elephans, desquels on tiroit des effects sans comparaison plus grands que nous ne faisons à present de nostre artillerie, qui tient à peu pres leur place en une bataille ordonnée (cela est aisé à juger à ceux qui connoissent les histoires anciennes):

siquidem Tirio servire solebant
Annibali, et nostris ducibus, regique Molosso,
Horum majores, et dorso ferre cohortes,
Partem aliquam belli et euntem in praelia turmam.

Il falloit bien qu'on se respondit à bon escient de la creance de ces bestes et de leur discours, leur abandonnant la teste d'une bataille,

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là où le moindre arrest qu'elles eussent sçeu faire, pour la grandeur et pesanteur de leurs corps, le moindre effroy qui leur eut fait tourner la teste sur leurs gens, estoit [0199] suffisant pour tout perdre; et s'est veu moins d'exemples où cela soit advenu qu'ils se rejettassent sur leurs trouppes, que de ceux où nous mesme nous rejectons les uns sur les autres, et nous rompons. On leur donnoit charge non d'un mouvement simple, mais de plusieurs diverses parties au combat. Comme faisoient aux chiens les Espaignols à la nouvelle conqueste des Indes, ausquels ils payoient solde et faisoient partage au butin; et montroient ces animaux autant d'adresse et de jugement à poursuivre et arrester leur victoire, à charger ou à reculer selon les occasions, à distinguer les amis des ennemis, comme ils faisoient d'ardeur et d'aspreté. Nous admirons et poisons mieux les choses estrangeres que les ordinaires; et, sans cela, je ne me fusse pas amusé à ce long registre: car, selon mon opinion, qui contrerollera de pres ce que nous voyons ordinairement des animaux qui vivent parmy nous, il y a dequoy y trouver des effects autant admirables que ceux qu'on va recueillant és pays et siecles estrangers. C'est une mesme nature qui roule son cours. Qui en auroit suffisamment jugé le present estat, en pourroit seurement conclurre et tout l'advenir et tout le passé. J'ay veu autresfois parmy nous des hommes amenez par mer de lointain pays, desquels par ce que nous n'entendions aucunement le langage, et que leur façon, au demeurant, et leur contenance, et leurs vestemens estoient du tout esloignez des nostres, qui de nous ne les estimoit et sauvages et brutes? qui n'atribuoit à stupidité et à bestise de les voir muets, ignorans la langue Françoise, ignorans nos baisemains et nos inclinations serpentées, nostre port et nostre maintien, sur lequel, sans faillir, doit prendre son patron la nature humaine? Tout ce qui nous semble estrange, nous le condamnons, et ce que nous n'entendons pas: comme il nous advient au jugement que nous faisons des bestes. Elles ont plusieurs conditions qui se rapportent aux nostres: de celles-là par comparaison nous pouvons tirer quelque conjecture; mais de ce qu'elles [0199v] ont particulier, que sçavons nous que c'est? Les chevaux, les chiens, les boeufs, les brebis, les oyseaux et la pluspart des animaux qui vivent avec nous, reconnoissent nostre voix et se laissent conduire par elle: si faisoit bien encore la murene de Crassus, et venoit à luy, quand il l'appelloit; et le font aussi les anguilles qui se trouvent en la fontaine d'Arethuse. Et j'ay veu des gardoirs assez où les poissons accourent, pour manger, à certain cry de ceux qui les traitent;

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nomen habent, et ad magistri
Vocem quisque sui venit citatus.

Nous pouvons juger de cela. Nous pouvons aussi dire que les elephans ont quelque participation de religion, d'autant qu'apres plusieurs ablutions et purifications on les void, haussant leur trompe comme des bras et tenant les yeux fichez vers le Soleil levant, se planter long temps en meditation et contemplation à certaines heures du jour, de leur propre inclination, sans instruction et sans precepte. Mais, pour ne voir aucune telle apparence és autres animaux, nous ne pouvons pourtant establir qu'ils soient sans religion, et ne pouvons prendre en aucune part ce qui nous est caché. Comme nous voyons quelque chose en cette action que le philosophe Cleanthes remerqua, par ce qu'elle retire aux nostres: il vid, dit-il, des fourmis partir de leur fourmiliere portans le corps d'un fourmis mort vers une autre fourmiliere, de laquelle plusieurs autres fourmis leur vindrent au devant, comme pour parler à eux; et, apres avoir esté ensemble quelque piece, ceux-cy s'en retournerent pour consulter, pensez, avec leurs concitoiens, et firent ainsi deux ou trois voyages pour la difficulté de la capitulation; en fin ces derniers venus apporterent aux premiers un ver de leur taniere, comme pour la rançon du mort, lequel ver les premiers chargerent sur leur dos et emporterent chez eux, laissant aux autres le corps du trespassé. Voilà l'interpretation que [0200] Cleanthes y donna, tesmoignant par là que celles qui n'ont point de voix, ne laissent pas d'avoir pratique et communication mutuelle, de laquelle c'est nostre defaut que nous ne soyons participans; et nous entremettons à cette cause sottement d'en opiner. Or elles produisent encore d'autres effects qui surpassent de bien loin nostre capacité, ausquelles il s'en faut tant que nous puissions arriver par imitation que, par imagination mesme, nous ne les pouvons concevoir. Plusieurs tiennent qu'en cette grande et derniere battaille navale qu'Antonius perdit contre Auguste, sa galere capitainesse fut arrestée au milieu de sa course par ce petit poisson que les Latins nomment Remora, à cause de cette sienne proprieté d'arrester toute sorte de vaisseaux ausquels il s'attache. Et l'Empereur Calligula vogant avec une grande flotte en la coste de la Romanie, sa seule galere fut arrestée tout court? par ce mesme poisson, lequel il fist prendre attaché comme il estoit au bas de son vaisseau, tout despit dequoy un si petit animal pouvoit forcer et la mer et les vents et la violence de tous ses avirons, pour estre seulement attaché par le

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bec à sa galere (car c'est un poisson à coquille); et s'estonna encore, non sans grande raison, de ce que, luy estant apporté dans le bateau, il n'avoit plus cette force qu'il avoit au dehors. Un citoyen de Cyzique acquit jadis reputation de bon mathematicien pour avoir appris de la condition de l'herisson, qu'il a sa taniere ouverte à divers endroicts et à divers vents, et, prevoyant le vent advenir, il va boucher le trou du costé de ce vent-là: ce que remerquant ce citoien apportoit en sa ville certaines predictions du vent qui avoit à tirer. Le cameleon prend la couleur du lieu où il est assis; mais le poulpe se donne luy-mesme la couleur qu'il luy plaist, selon les occasions, pour se cacher de ce qu'il craint et attraper ce qu'il cerche: au cameleon, c'est changement de [0200v] passion; mais au poulpe, c'est changement d'action. Nous avons quelques mutations de couleur à la fraieur, la cholere, la honte et autres passions qui alterent le teint de nostre visage, mais c'est par l'effect de la souffrance comme au cameleon: il est bien en la jaunisse de nous faire jaunir, mais il n'est pas en la disposition de nostre volonté. Or ces effets que nous reconnoissons aux autres animaux, plus grands que les nostres, tesmoignent en eux quelque faculté plus excellente qui nous est occulte, comme il est vray-semblable que sont plusieurs autres de leurs conditions et puissances desquelles nulles apparances ne viennent jusques à nous. De toutes les predictions du temps passé, les plus anciennes et plus certaines estoient celles qui se tiroient du vol des oiseaux. Nous n'avons rien de pareil et de si admirable. Cette regle, cet ordre du bransler de leur aile par lequel on tire des consequences des choses à venir, il faut bien qu'il soit conduict par quelque excellent moyen à une si noble operation: car c'est prester à la lettre d'aller attribuant ce grand effect à quelque ordonnance naturelle, sans l'intelligence, consentement et discours de qui le produit; et est une opinion evidemment faulse. Qu'il soit ainsi: la torpille a cette condition, non seulement d'endormir les membres qui la touchent, mais au travers des filets et de la scene elle transmet une pesanteur endormie aux mains de ceux qui la remuent et manient; voire dit-on d'avantage que si on verse de l'eau dessus, on sent cette passion qui gaigne contremont jusques à la main et endort l'atouchement au travers de l'eau. Cette force est merveilleuse, mais elle n'est pas inutile à la torpille: elle la sent et s'en sert, de maniere que, pour attraper la proye qu'elle queste, on la void se tapir soubs le limon, afin que les autres poissons se coulans par dessus, frappez et endormis de cette sienne froideur, tombent en sa puissance. Les grues, les arondelles et autres oiseaux passagers, changeans de demeure selon les saisons

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de l'an, montrent assez la [0201] cognoissance qu'elles ont de leur faculté divinatrice, et la mettent en usage. Les chasseurs nous asseurent que, pour choisir d'un nombre de petits chiens celuy qu'on doit conserver pour le meilleur, il ne faut que mettre la mere au propre de le choisir elle mesme: comme, si on les emporte hors de leur giste, le premier qu'elle y rapportera, sera tousjours le meilleur; ou bien, si on faict semblant d'entourner de feu leur giste de toutes parts, celuy des petits au secours duquel elle courra premierement. Par où il appert qu'elles ont un usage de prognostique que nous n'avons pas, ou qu'elles ont quelque vertu à juger de leurs petits, autre et plus vive que la nostre. La maniere de naistre, d'engendrer, nourrir, agir, mouvoir, vivre et mourir des bestes estant si voisine de la nostre, tout ce que nous retranchons de leurs causes motrices et que nous adjoustons à nostre condition au dessus de la leur, cela ne peut aucunement partir du discours de nostre raison. Pour reglement de nostre santé, les medecins nous proposent l'exemple du vivre des bestes et leur façon; car ce mot est de tout temps en la bouche du peuple: Tenez chauts les pieds et la teste; Au demeurant, vivez en beste. La generation est la principale des actions naturelles: nous avons quelque disposition de membres qui nous est plus propre à cela; toutesfois ils nous ordonnent de nous ranger à l'assiete et disposition brutale, comme plus effectuelle,

more ferarum
Quadrupedumque magis ritu, plerumque putantur
Concipere uxores; quia sic loca sumere possunt,
Pectoribus positis, sublatis semina lumbis.

[0201v] Et rejettent comme nuisibles ces mouvements indiscrets et insolents que les femmes y ont meslé de leur creu, les ramenant à l'exemple et usage des bestes de leur sexe, plus modeste et rassis:

Nam mulier prohibet se concipere atque repugnat,
Clunibus ipsa viri venerem si laeta retractet,

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Atque exossato ciet omni pectore fluctus.
Ejicit enim sulci recta regione viaque
Vomerem, atque locis avertit seminis ictum.

Si c'est justice de rendre à chacun ce qui luy est deu, les bestes qui servent, ayment et defendent leurs bien-faicteurs, et qui poursuyvent et outragent les estrangers et ceux qui les offencent, elles representent en cela quelque air de nostre justice, comme aussi en conservant une equalité tres-equitable en la dispensation de leurs biens à leurs petits. Quant à l'amitié, elles l'ont, sans comparaison, plus vive et plus constante que n'ont pas les hommes. Hircanus, le chien du Roy Lisimachus, son maistre mort, demeura obstiné sus son lict sans vouloir boire ne manger; et, le jour qu'on en brusla le corps, il print sa course et se jetta dans le feu, où il fut bruslé. Comme fist aussi le chien d'un nommé Pyrrhus, car il ne bougea de dessus le lict de son maistre dépuis qu'il fust mort, et, quand on l'emporta, il se laissa enlever quant et luy, et finalement se lança dans le buscher où on brusloit le corps de son maistre. Il y a certaines inclinations d'affection qui naissent quelquefois en nous sans le conseil de la raison, qui viennent d'une temerité fortuite que d'autres nomment sympathie: les bestes en sont capables comme nous. Nous voyons les chevaux prendre certaine accointance des uns aux autres, jusques à nous mettre en peine pour les faire vivre ou voyager separément; on les void appliquer leur affection à certain poil de leurs compaignons, comme à certain visage, et, où ils le rencontrent, s'y joindre incontinent [0202] avec feste et demonstration de bienveuillance, et prendre quelque autre forme à contrecoeur et en haine. Les animaux ont choix comme nous en leurs amours et font quelque triage de leurs femelles. Ils ne sont pas exempts de nos jalousies et d'envies extremes et irreconciliables. Les cupiditez sont ou naturelles et necessaires, comme le boire et le manger; ou naturelles et non necessaires, comme l'accointance des femelles; ou elles ne sont ny naturelles ny necessaires: de cette derniere sorte sont quasi toutes celles des hommes; elles sont toutes superflues et artificielles. Car c'est merveille combien peu il faut à nature pour se contenter, combien peu elle nous a laissé à desirer. Les apprests à nos cuisines ne touchent pas son ordonnance. Les Stoiciens disent qu'un homme auroit dequoy se substanter d'une olive par jour. La delicatesse de nos vins n'est pas de sa leçon, ny la recharge que nous adjoustons aux appetits amoureux,

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neque illa
Magno prognatum deposcit consule cunnum.

Ces cupiditez estrangeres, que l'ignorance du bien et une fauce opinion ont coulées en nous, sont en si grand nombre qu'elles chassent presque toutes les naturelles: ny plus ny moins que si, en une cité, il y avoit si grand nombre d'estrangers qu'ils en missent hors les naturels habitans, ou esteignissent leur authorité et puissance ancienne, l'usurpant entierement et s'en saisissant. Les animaux sont beaucoup plus reglez que nous ne sommes, et se contiennent avec plus de moderation soubs les limites que nature nous a prescripts; mais non pas si exactement qu'ils n'ayent encore quelque convenance à nostre desbauche. Et tout ainsi comme il s'est trouvé des desirs furieux qui ont poussé les hommes à l'amour des bestes, elles se trouvent aussi par fois esprises de nostre amour et reçoivent des affections monstrueuses d'une espece à autre: tesmoin l'elephant corrival d'Aristophanes le grammairien en l'amour [0202v] d'une jeune bouquetiere en la ville d'Alexandrie, qui ne luy cedoit en rien aux offices d'un poursuyvant bien passionné: car, se promenant par le marché où l'on vendoit des fruicts, il en prenoit avec sa trompe et les luy portoit; il ne la perdoit de veue que le moins qu'il luy estoit possible, et luy mettoit quelquefois la trompe dans le sein par dessoubs son collet et luy tastoit les tetins. Ils recitent aussi d'un dragon amoureux d'une fille, et d'une oye esprise de l'amour d'un enfant en la ville d'Asope, et d'un belier serviteur de la menestriere Glaucia; et il se void tous les jours des magots furieusement espris de l'amour des femmes. On void aussi certains animaux s'adonner à l'amour des masles de leur sexe: Oppianus et autres recitent quelques exemples pour monstrer la reverence que les bestes en leurs mariages portent à la parenté, mais l'experience nous faict bien souvent voir le contraire,

nec habetur turpe juvencae
Ferre patrem tergo; fit equo sua filia conjux;
Quasque creavit init pecudes caper; ipsaque cujus
Semine concepta est, ex illo concipit ales.

De subtilité malitieuse, en est-il une plus expresse que celle du mulet du philosophe Thales? lequel, passant au travers d'une riviere chargé de sel, et de fortune y estant bronché, si que les sacs qu'il portoit en

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furent tous mouillez, s'estant apperçeu que le sel fondu par ce moyen luy avoit rendu sa charge plus legere, ne failloit jamais, aussi tost qu'il rencontroit quelque ruisseau, de se plonger dedans avec sa charge; jusques à ce que son maistre, descouvrant sa malice, ordonna qu'on le chargeast de laine, à quoy se trouvant mesconté il cessa de plus user de cette finesse. Il y en a plusieurs qui representent naifvement le visage de nostre avarice, car on leur void un soin extreme de surprendre tout ce qu'elles peuvent et de le curieusement cacher, quoy qu'elles n'en tirent point d'usage. Quant à la [0203] mesnagerie, elles nous surpassent non seulement en cette prevoyance d'amasser et espargner pour le temps à venir, mais elles ont encore beaucoup de parties de la science qui y est necessaire. Les fourmis estandent au dehors de l'aire leurs grains et semences pour les esventer, refreschir et secher, quand ils voyent qu'ils commencent à se moisir et à sentir le rance, de peur qu'ils ne se corrompent et pourrissent. Mais la caution et prevention dont ils usent à ronger le grain de froment, surpasse toute imagination de prudence humaine. Parce que le froment ne demeure pas tousjours sec ny sain, ains s'amolit, se resout et destrempe comme en laict, s'acheminant à germer et produire: de peur qu'il ne devienne semance et perde sa nature et propriété de magasin pour leur nourriture, ils rongent le bout par où le germe a accoustumé de sortir. Quant à la guerre, qui est la plus grande et pompeuse des actions humaines, je sçaurois volontiers si nous nous en voulons servir pour argument de quelque prerogative, ou, au rebours, pour tesmoignage de nostre imbecillité et imperfection; comme de vray la science de nous entredesfaire et entretuer, de ruiner et perdre nostre propre espece, il semble qu'elle n'a pas beaucoup dequoy se faire desirer aux bestes qui ne l'ont pas:

quando leoni
Fortior eripuit vitam Leo? quo nemore unquam
Expiravit aper majoris dentibus apri?

Mais elles n'en sont pas universellement exemptes pourtant, tesmoin les furieuses rencontres des mouches à miel et les entreprinses des princes des deux armées contraires:

saepe duobus
Regibus incessit magno discordia motu,

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Continuoque animos vulgi et trepidantia bello
Corda licet longè praesciscere.

Je ne voy jamais cette divine description qu'il ne m'y semble [0203v] lire peinte l'ineptie et vanité humaine. Car ces mouvemens guerriers qui nous ravissent de leur horreur et espouventement, cette tempeste de sons et de cris,

Fulgur ibi ad coelum se tollit, totaque circum
Aere renidescit tellus, subtérque virum vi
Excitur pedibus sonitus, clamoréque montes
Icti rejectant voces ad sidera mundi;

cette effroyable ordonnance de tant de milliers d'hommes armez, tant de fureur, d'ardeur et de courage, il est plaisant à considerer par combien vaines occasions elle est agitée et par combien legieres occasions esteinte:

Paridis propter narratur amorem
Graecia Barbariae diro collisa duello:

toute l'Asie se perdit et se consomma en guerres pour le maquerelage de Paris. L'envie d'un seul homme, un despit, un plaisir, une jalousie domestique, causes qui ne devroient pas esmouvoir deux harangeres à s'esgratigner, c'est l'ame et le mouvement de tout ce grand trouble. Voulons nous en croire ceux mesme qui en sont les principaux autheurs et motifs? oyons le plus grand, le plus victorieux Empereur et le plus puissant qui fust onques, se jouant, et mettant en risée, tres-plaisamment et tres-ingenieusement, plusieurs batailles hazardées et par mer et par terre, le sang et la vie de cinq cens mille hommes qui suivirent sa fortune, et les forces et richesses des deux parties du monde espuisées pour le service de ses entreprinses,

Quod futuit Glaphyran Antonius, hanc mihi poenam
Fulvia constituit, se quoque uti futuam.
Fulviam ego ut futuam? Quid, si me Manius oret
Paedicem, faciam? Non puto, si sapiam.

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Aut futue, aut pugnemus, ait. Quid, si mihi vita
Charior est ipsa mentula? Signa canant.

[204] (J'use en liberté de conscience de mon Latin, avecq le congé que vous m'en avez donné.) Or ce grand corps, à tant de visages et de mouvemans, qui semble menasser le ciel et la terre:

Quam multi Lybico volvuntur marmore fluctus,
Saevus ubi Orion hybernis conditur undis,
Vel cum sole novo densae torrentur aristae,
Aut Hermi campo, aut Lyciae flaventibus arvis,
Scuta sonant, pulsuque pedum tremit excita tellus;

ce furieux monstre à tant de bras et à tant de testes, c'est tousjours l'homme foyble, calamiteux et miserable. Ce n'est qu'une formilliere esmeue et eschauffée,

It nigrum campis agmen.

Un souffle de vent contraire, le croassement d'un vol de corbeaux, le faux pas d'un cheval, le passage fortuite d'un aigle, un songe, une voix, un signe, une brouée matiniere suffisent à le renverser et porter par terre. Donnez luy seulement d'un rayon de Soleil par le visage, le voylà fondu et esvanouy; qu'on luy esvante seulement un peu de poussiere aux yeux, comme aux mouches à miel de nostre poete, voylà toutes nos enseignes, nos legions, et le grand Pompeius mesmes à leur teste, rompu et fracassé: car ce fut luy, ce me semble, que Sertorius batit en Espaigne atout ces belles armes qui ont aussi servi à d'autres, comme à Eumenes contre Antigonus, à Surena contre Crassus:

Hi motus animorum atque haec certamina tanta
Pulveris exigui jactu compressa quiescent.

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Qu'on descouple mesmes de noz mouches apres, elles auront et la force et le courage de le dissiper. De fresche memoire, les Portuguais pressans la ville de Tamly au territoire de Xiatime, les habitans d'icelle portarent sur la muraille grand quantité de ruches, de quoi ils sont riches. Et, à tout du feu, chassarent les abeilles si vivement sur leurs ennemis, qu'ils les mirent en route. ne pouvans soustenir leurs assauts et leurs pointures. Ainsi demeura la victoire et liberté de leur ville à ce nouveau secours, aveq telle fortune qu'au retour du combat il ne s'en trouva une seule à dire. Les ames des Empereurs et des savatiers sont jettées à mesme moule. Considerant l'importance des actions des princes et leur pois, nous nous persuadons qu'elles soyent produites par quelques causes aussi poisantes et importantes: nous nous trompons: ils sont menez et ramenez en leurs mouvemens par [0204v] les mesmes ressors que nous sommes aux nostres. La mesme raison qui nous fait tanser avec un voisin, dresse entre les Princes une guerre; la mesme raison qui nous faict foïter un lacquais, tombant en un Roy, luy fait ruiner une province. Ils veulent aussi legierement que nous, mais ils peuvent plus. Pareils appetits agitent un ciron et un elephant. Quant à la fidelité, il n'est animal au monde traistre au pris de l'homme; nos histoires racontent la vifve poursuite que certains chiens ont faict de la mort de leurs maistres. Le Roy Pyrrhus, ayant rencontré un chien qui gardoit un homme mort, et ayant entendu qu'il y avoit trois jours qu'il faisoit cet office, commanda qu'on enterrast ce corps, et mena ce chien quant et luy. Un jour qu'il assistoit aux montres generales de son armée, ce chien, appercevant les meurtriers de son maistre, leur courut sus avec grans aboys et aspreté de courroux, et par ce premier indice achemina la vengeance de ce meurtre, qui en fut faicte bien tost apres par la voye de la justice. Autant en fist le chien du sage Hesiode, ayant convaincu les enfans de Ganistor Naupactien du meurtre commis en la personne de son maistre. Un autre chien, estant à la garde d'un temple à Athenes, ayant aperceu un larron sacrilege qui emportoit les plus beaux joyaux, se mit à abayer contre luy tant qu'il peut; mais les marguilliers ne s'estant point esveillez pour cela, il se mit à le suyvre, et, le jour estant venu, se tint un peu plus esloigné de luy, sans le perdre jamais de veue. S'il luy offroit à manger, il n'en vouloit pas; et aux autres passans qu'il rencontroit en son chemin, il leur faisoit feste de la queue et prenoit de leurs mains ce qu'ils luy donnoyent à manger; si son larron s'arrestoit pour dormir, il s'arrestoit quant et quant au lieu mesmes.

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La nouvelle de ce chien estant venue aux marguilliers de cette Eglise, ils se mirent à le suivre à la trace, s'enquerans des nouvelles du poil de ce chien, et en fin le [0205] rencontrerent en la ville de Cromyon, et le larron aussi, qu'ils ramenerent en la ville d'Athenes, où il fut puny. Et les juges, en reconnoissance de ce bon office, ordonnarent du publicq certaine mesure de bled pour nourrir le chien, et aux prestres d'en avoir soing. Plutarque tesmoigne cette histoire comme chose tres-averée et advenue en son siecle. Quant à la gratitude (car il me semble que nous avons besoing de mettre ce mot en credit), ce seul exemple y suffira, que Apion recite comme en ayant esté luy mesme spectateur. Un jour, dit-il, qu'on donnoit à Rome au peuple le plaisir du combat de plusieurs bestes estranges, et principalement de Lyons de grandeur inusitée, il y en avoit un entre autres qui, par son port furieux, par la force et grosseur de ses membres et un rugissement hautain et espouvantable, attiroit à soy la veue de toute l'assistance. Entre les autres esclaves qui furent presentez au peuple en ce combat des bestes, fut un Androdus, de Dace, qui estoit à un Seigneur Romain de qualité consulaire. Ce lyon, l'ayant apperçeu de loing, s'arresta premierement tout court?, comme estant entré en admiration, et puis s'aprocha tout doucement, d'une façon molle et paisible, comme pour entrer en reconnoissance avec luy. Cela faict, et s'estant asseuré de ce qu'il cherchoit, il commença à battre de la queue à la mode des chiens qui flatent leur maistre, et à baiser et lescher les mains et les cuisses de ce pauvre miserable tout transi d'effroy et hors de soy. Androdus ayant repris ses esprits par la benignité de ce lyon, et r'asseuré sa veue pour le considerer et reconnoistre, c'estoit un singulier plaisir de voir les caresses et les festes qu'ils s'entrefaisoyent l'un à l'autre. Dequoy le peuple ayant eslevé des cris de joye, l'Empereur fit appeller cet esclave pour entendre de luy le moyen d'un si estrange evenement. Il luy recita une histoire nouvelle et admirable: Mon maistre, dict-il, estant proconsul en Aphrique, je fus contraint, [0205v] par la cruauté et rigueur qu'il me tenoit, me faisant journellement battre, me desrober de luy et m'en fuïr. Et, pour me cacher seurement d'un personnage ayant si grande authorité en la province, je trouvay mon plus court de gaigner les solitudes et les contrées sablonneuses et inhabitables de ce pays là, resolu, si le moyen de me nourrir venoit à me faillir, de trouver quelque façon de me tuer moy-mesme. Le soleil estant extremement aspre sur le midy et les chaleurs insupportables, m'estant enbatu sur une caverne cachée et inaccessible, je me jettay dedans. Bien tost apres y survint ce lyon, ayant une patte sanglante et blessée, tout plaintif

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et gemissant des douleurs qu'il souffroit. A son arrivée, j'eu beaucoup de frayeur; mais luy, me voyant mussé dans un coing de sa loge, s'approcha tout doucement de moy, me presentant sa patte offencée, et me la montrant comme pour demander secours; je luy ostay lors un grand escot qu'il y avoit, et m'estant un peu aprivoisé à luy, pressant sa playe, en fis sortir l'ordure qui s'y amassoit, l'essuyay et nettoyay le plus proprement que je peux; luy, se sentant alegé de son mal et soulagé de cette douleur, se prit à reposer et à dormir, ayant tousjours sa patte entre mes mains. De là en hors, luy et moy vesquimes ensemble en cette caverne, trois ans entiers, de mesmes viandes: car des bestes qu'il tuoit à sa chasse, il m'en aportoit les meilleurs endroits, que je faisois cuire au soleil à faute de feu, et m'en nourrissois. A la longue, m'estant ennuyé de cette vie brutale et sauvage, ce Lyon s'en estant allé un jour à sa queste accoustumée, je partis de là, et, à ma troisiesme journée, fus surpris par les soldats qui me menerent d'Affrique en cette ville à mon maistre, lequel soudain me condamna à mort et à estre abandonné aux bestes. Or, à ce que je voy, ce Lyon fut aussi pris bien tost apres, qui m'a, à cette heure, voulu recompenser du bien-fait et guerison qu'il avoit reçeu de moy. Voylà l'histoire qu'androdus [0206] recita à l'Empereur, laquelle il fit aussi entendre de main à main au peuple. Parquoy, à la requeste de tous, il fut mis en liberté et absoubs de cette condamnation, et par ordonnance du peuple luy faict present de ce Lyon. Nous voyons dépuis, dit Apion, Androdus conduisant ce Lyon à tout une petite laisse, se promenant par les tavernes à Rome, recevoir l'argent qu'on luy donnoit, le Lyon se laisser couvrir des fleurs qu'on luy jettoit, et chacun dire en les rencontrant: Voylà le Lyon hoste de l'homme, voylà l'homme medecin du Lyon. Nous pleurons souvant la perte des bestes que nous aymons, aussi font elles la nostre,

Post, bellator equus, positis insignibus, Aethon
It lachrymans, guttisque humectat grandibus ora.

Comme aucunes de nos nations ont les femmes en commun, aucunes à chacun la sienne; cela ne se voit il pas aussi entre les bestes? et des mariages mieux gardez que les nostres? Quant à la société et confederation qu'elles dressent entre elles pour se liguer ensemble et s'entresecourir, il se voit des boeufs, des porceaux et autres animaux, qu'au cry de celuy que vous offencez, toute la troupe

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accourt à son aide et se ralie pour sa deffence. L'escare, quand il a avalé l'ameçon du pescheur, ses compagnons s'assemblent en foule autour de luy et rongent la ligne; et, si d'avanture il y en a un qui ayt donné dedans la nasse, les autres luy baillent la queue par dehors, et luy la serre tant qu'il peut à belles dents; ils le tirent ainsin au dehors et l'entrainent. Les barbiers, quand l'un de leurs compagnons est engagé, mettent la ligne contre leur dos, dressant un'espine qu'ils ont dentelée comme une scie, à tout laquelle ils la scient et coupent. Quant aux particuliers offices que nous tirons l'un de l'autre pour le service de la vie, il s'en void plusieurs pareils exemples parmy elles. Ils tiennent que la baleine ne marche jamais qu'elle n'ait au devant d'elle [0206v] un petit poisson semblable au gayon de mer qui s'appelle pour cela la guide; la balaine le suit, se laissant mener et tourner aussi facilement que le timon faict retourner la navire; et, en recompense aussi, au lieu que toute autre chose, soit beste ou vaisseau, qui entre dans l'horrible chaos de la bouche de ce monstre, est incontinant perdu et englouti, ce petit poisson s'y retire en toute seurté et y dort, et pendant son sommeil la baleine ne bouge; mais aussi tost qu'il sort, elle se met à le suivre sans cesse; et si, de fortune, elle l'escarte, elle va errant ça et là, et souvant se froissant contre les rochers, comme un vaisseau qui n'a point de gouvernail: ce que Plutarque tesmoigne avoir veu en l'isle d'Anticyre. Il y a une pareille societé entre le petit oyseau qu'on nomme le roytelet, et le crocodile: le roytelet sert de sentinelle à ce grand animal; et si l'ichneaumon, son ennemy, aproche pour le combatre, ce petit oyseau, de peur qu'il ne le surprenne endormy, va de son chant et à coup de bec l'esveillant et l'advertissant de son danger: il vit des demeurans de ce monstre qui le reçoit familierement en sa bouche et luy permet de becqueter dans ses machoueres et entre ses dents, et y recueillir les morceaux de cher qui y sont demeurez; et, s'il veut fermer la bouche, il l'advertit premierement d'en sortir, en la serrant peu à peu, sans l'estreindre et l'offencer. Cette coquille qu'on nomme la nacre, vit aussi ainsin avec le pinnothere, qui est un petit animal de la sorte d'un cancre, luy servant d'huissier et de portier, assis à l'ouverture de cette coquille qu'il tient continuellement entrebaillée et ouverte, jusques à ce qu'il y voye entrer quelque petit poisson propre à leur prise: car lors il entre dans la nacre, et luy va pinsant la chair vive, et la contraint de fermer sa coquille; lors eux deux ensemble mangent la proye enfermée dans leur fort. En la maniere de vivre des tuns, on y remerque une singuliere science de trois parties de la Mathematique. [0207] Quant à l'Astrologie, ils l'enseignent à l'homme; car ils s'arrestent au lieu où le solstice d'hyver les surprend, et

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n'en bougent jusques à l'equinoxe ensuyvant: voylà pourquoy Aristote mesme leur concede volontiers cette science. Quant à la Geometrie et Arithmetique, ils font tousjours leur bande de figure cubique, carrée en tout sens, et en dressent un corps de bataillon solide, clos et environné tout à l'entour, à six faces toutes égales; puis nagent en cette ordonnance carrée, autant large derriere que devant, de façon que, qui en void et conte un rang, il peut aisément nombrer toute la trouppe, d'autant que le nombre de la profondeur est égal à la largeur, et la largeur à la longueur. Quant à la magnanimité, il est malaisé de luy donner un visage plus apparent que en ce faict du grand chien qui fut envoyé des Indes au Roy Alexandre. On luy presenta premierement un cerf pour le combattre, et puis un sanglier, et puis un ours: il n'en fit compte et ne daigna se remuer de sa place; mais, quand il veid un lyon, il se dressa incontinent sur ses pieds, montrant manifestement qu'il declaroit celuy-là seul digne d'entrer en combat avecques luy. Touchant la repentance et recognoissance des fautes, on recite d'un elephant, lequel ayant tué son gouverneur par impetuosité de cholere, en print un deuil si extreme qu'il ne voulut onques puis manger, et se laissa mourir. Quant à la clemence, on recite d'un tygre, la plus inhumaine beste de toutes, que, luy ayant esté baillé un chevreau, il souffrit deux jours la faim avant que de le vouloir offencer, et le troisieme il brisa la cage où il estoit enfermé, pour aller chercher autre pasture, ne se voulant prendre au chevreau, son familier et son hoste. Et, quant aux droicts de la familiarité et convenance qui se dresse par la conversation, il nous advient ordinairement d'apprivoiser des chats, des chiens et des liévres ensemble: mais ce que l'experience apprend à ceux qui voyagent par [0207v] mer, et notamment en la mer de Sicile, de la condition des halcyons, surpasse toute humaine cogitation. De quelle espece d'animaux a jamais nature tant honoré les couches, la naissance et l'enfantement? car les Poetes disent bien qu'une seule isle de Delos, estant au paravant vagante, fut affermie pour le service de l'enfantement de Latone; mais Dieu a voulu que toute la mer fut arrestée, affermie et applanie, sans vagues, sans vents et sans pluye, cependant que l'alcyon faict ses petits, qui est justement environ le solstice, le plus court jour de l'an; et, par son privilege, nous avons sept jours et sept nuicts, au fin coeur de l'hyver, que nous pouvons naviguer sans danger. Leurs femelles ne reconnoissent autre masle que le leur propre, l'assistent toute leur vie sans jamais l'abandonner; s'il vient à estre debile et cassé, elles le chargent sur leurs espaules, le portent par tout et le servent jusques à la mort. Mais

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aucune suffisance n'a encores peu attaindre à la connoissance de cette merveilleuse fabrique dequoy l'alcyon compose le nid pour ses petits, ny en deviner la matiere. Plutarque, qui en a veu et manié plusieurs, pense que ce soit des arestes de quelque poisson qu'elle conjoinct et lie ensemble, les entrelassant, les unes de long, les autres de travers, et adjoustant des courbes et des arrondissemens, tellement qu'en fin elle en forme un vaisseau rond prest à voguer; puis, quand elle a parachevé de le construire, elle le porte au batement du flot marin, là où la mer, le battant tout doucement, luy enseigne à radouber ce qui n'est pas bien lié, et à mieux fortifier aux endroits où elle void que sa structure se desment et se lache pour les coups de mer; et, au contraire, ce qui est bien joinct, le batement de la mer le vous estreinct et vous le serre de sorte qu'il ne se peut ny rompre, ny dissoudre, ou endommager à coups de pierre ny de fer, si ce n'est à toute peine. Et ce qui plus est à admirer, c'est la proportion et figure de la concavité du dedans: car elle est composée et [0208] proportionnée de maniere qu'elle ne peut recevoir ny admettre autre chose que l'oiseau qui l'a bastie: car à toute autre chose elle est impenetrable, close et fermée, tellement qu'il n'y peut rien entrer, non pas l'eau de la mer seulement. Voilà une description bien claire de ce bastiment et empruntée de bon lieu; toutesfois il me semble qu'elle ne nous esclaircit pas encor suffisamment la difficulté de cette architecture. Or de quelle vanité nous peut-il partir de loger au dessoubs de nous et d'interpreter desdaigneusement les effects que nous ne pouvons imiter ny comprendre? Pour suivre encore un peu plus loing cette equalité et correspondance de nous aux bestes, le privilege dequoy nostre ame se glorifie, de ramener à sa condition tout ce qu'elle conçoit, de despouiller de qualitez mortelles et corporelles tout ce qui vient à elle, de renger les choses qu'elle estime dignes de son accointance à desvestir et despouiller leurs conditions corruptibles, et leur faire laisser à part, comme vestemens superflus et viles, l'espesseur, la longueur, la profondeur, le poids, la couleur, l'odeur, l'aspreté, la pollisseure, la dureté, la mollesse et tous accidents sensibles, pour les accommoder à sa condition immortelle et spirituelle, de maniere que Rome et Paris que j'ay en l'ame, Paris que j'imagine, je l'imagine et le comprens sans grandeur et sans lieu, sans pierre, sans plastre et sans bois; ce mesme privilege, dis-je, semble estre bien evidamment aux bestes: car un cheval accoustumé aux trompettes, aux harquebusades et aux combats, que nous voyons tremousser et fremir en dormant, estendu sur sa litiere, comme s'il estoit en la meslée, il est certain qu'il conçoit en son ame un son de tabourin sans bruict, une armée sans armes et sans corps:

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Quippe videbis equos fortes, cum membra jacebunt
In somnis, sudare tamen, spiraréque saepe,
Et quasi de palma summas contendere vires.

[0208v] Ce lievre qu'un levrier imagine en songe, apres lequel nous le voyons haleter en dormant, alonger la queue, secouer les jarrets et representer parfaictement les mouvemens de sa course, c'est un lievre sans poil et sans os,

Venantumque canes in molli saepe quiete
Jactant crura tamen subito, vocesque repente
Mittunt, et crebras reducunt naribus auras,
Ut vestigia si teneant inventa ferarum.
Experge factique sequuntur inania saepe
Cervorum simulachra, fugae quasi dedita cernant:
Donec discussis redeant erroribus ad se.

Les chiens de garde que nous voyons souvent gronder en songeant, et puis japper tout à faict et s'esveiller en sursaut, comme s'ils appercevoient quelque estranger arriver: cet estranger que leur ame void, c'est un homme spirituel et imperceptible, sans dimension, sans couleur et sans estre:

consueta domi catulorum blanda propago
Degere, saepe levem ex oculis volucrémque soporem
Discutere, et corpus de terra corripere instant,
Proinde quasi ignotas facies atque ora tueantur.

Quant à la beauté du corps, avant passer outre, il me faudroit sçavoir si nous sommes d'accord de sa description. Il est vray semblable que nous ne sçavons guiere que c'est que beauté en nature et en general, puisque à l'humaine et nostre beauté nous donnons tant de formes diverses: de laquelle s'il y avoit quelque prescription naturelle, nous la recognoistrions en commun, comme la chaleur du feu. Nous en fantasions les formes à nostre poste.

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Turpis Romano Belgicus ore color.

Les Indes la peignent noire et basannée, aux levres grosses et enflées, au nez plat et large. Et chargent de gros anneaux d'or le cartilage d'entre les nazeaux pour le faire pendre jusques à la bouche; comme aussi la balievre, de gros cercles enrichis de pierreries, si qu'elle leur tombe sur le menton; et est leur grace de montrer leurs dents jusques au dessous des racines. Au Peru, les [0209] plus grandes oreilles sont les plus belles, et les estendent autant qu'ils peuvent par artifice: et un homme d'aujourd'huy dict avoir veu en une nation orientale ce soing de les agrandir en tel credit, et de les charger de poisans joyaux, qu'à tous coups il passoit son bras vestu, au travers d'un trou d'oreille. Il est ailleurs des nations qui noircissent les dents avec grand soing, et ont à mespris de les voir blanches; ailleurs, ils les teignent de couleur rouge. Non seulement en Basque les femmes se trouvent plus belles la teste rase, mais assez ailleurs; et, qui plus est, en certaines contrées glaciales, comme dict Pline. Les Mexicanes content entre les beautez la petitesse du front, et, où elles se font le poil par tout le reste du corps, elles le nourrissent au front et peuplent par art; et ont en si grande recommendation la grandeur des tetins, qu'elles affectent de pouvoir donner la mammelle à leurs enfans par dessus l'espaule. Nous formerions ainsi la laideur. Les Italiens la façonnent grosse et massive, les Espagnols vuidée et estrillée; et, entre nous, l'un la fait blanche, l'autre brune; l'un molle et delicate, l'autre forte et vigoureuse; qui y demande de la mignardise et de la douceur, qui de la fierté et magesté. Tout ainsi que la preferance en beauté, que Platon attribue à la figure spherique, les Epicuriens la donnent à la pyramidale plus tost ou carrée, et ne peuvent avaler un dieu en forme de boule. Mais, quoy qu'il en soit, nature ne nous a non plus privilegez en cela que, au demeurant, sur ses loix communes. Et, si nous nous jugeons bien, nous trouverons que, s'il est quelques animaux moins favorizez en cela que nous, il y en a d'autres, et en grand nombre, qui le sont plus, a multis animalibus decore vincimur, voyre des terrestres, nos compatriotes: car quand aux marins (laissant la figure, qui ne peut tomber en proportion, tant elle est autre), en coleur, netteté, polissure, disposition, nous leur cedons assez; et non moins, en toutes qualitez, aux aerées. Et cette prerogative que les Poetes font valoir de nostre stature droite, regardant vers le ciel son origine,

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Pronaque cum spectent animalia caetera terram,
Os homini sublime dedit, coelumque videre
Jussit, et erectos ad sydera tollere vultus,

elle est vrayement poetique, car il y a plusieurs bestioles qui ont la veue renversée tout à faict vers le ciel; et l'ancoleure des chameaux et des austruches, je la trouve encore plus relevée et droite que la nostre. Quels animaux n'ont la face au haut, et ne l'ont devant, et ne regardent vis à vis comme nous, et ne descouvrent en leur juste posture autant du ciel et de la terre, que l'homme? Et quelles qualités de nostre corporelle constitution en Platon et en Cicero ne peuvent servir à mille sortes de bestes? Celles qui nous retirent le plus, ce sont les plus laides et les plus abjectes de toute la bande: car, pour l'apparence exterieure et forme du visage, ce sont les magots: Simia quam similis, turpissima bestia, nobis ! pour le dedans et parties vitales, c'est le pourceau. Certes, quand [0209v] j'imagine l'homme tout nud (ouy en ce sexe qui semble avoir plus de part à la beauté), ses tares, sa subjection naturelle et ses imperfections, je trouve que nous avons eu plus de raison que nul autre animal de nous couvrir. Nous avons esté excusables de emprunter ceux que nature avoit favorisé en cela plus que à nous, pour nous parer de leur beauté et nous cacher soubs leur despouille, laine, plume, poil, soye. Remerquons, au demeurant, que nous sommes le seul animal duquel le defaut offence nos propres compaignons, et seuls qui avons à nous desrober, en nos actions naturelles, de nostre espece. Vrayement c'est aussi un effect digne de consideration, que les maistres du mestier ordonnent pour remede aux passions amoureuses l'entiere veue et libre du corps qu'on recherche; que, pour refroidir l'amitié, il ne faille que voir librement ce qu'on ayme,

Ille quod obscoenas in aperto corpore partes
Viderat, in cursu qui fuit, haesit amor.

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Et, encore que cette recepte puisse à l'adventure partir d'une humeur un peu delicate et refroidie, si est-ce un merveilleux signe de nostre defaillance, que l'usage et la cognoissance nous dégoute les uns des autres. Ce n'est pas tant pudeur qu'art et prudence, qui rend nos dames si circonspectes à nous refuser l'entrée de leurs cabinets, avant qu'elles soient peintes et parées pour la montre publique,

Nec veneres nostras hoc fallit: quo magis ipsae
Omnia summopere hos vitae post scenia celant,
Quos retinere volunt adstrictoque esse in amore;

là où, en plusieurs animaux, il n'est rien d'eux que nous n'aimons et qui ne plaise à nos sens, de façon que de leurs [0210] excremens mesmes et de leur descharge nous tirons non seulement de la friandise au manger, mais nos plus riches ornements et parfums. Ce discours ne touche que nostre commun ordre, et n'est pas si sacrilege d'y vouloir comprendre ces divines, supernaturelles et extraordinaires beautez qu'on voit par fois reluire entre nous comme des astres soubs un voile corporel et terrestre. Au demeurant, la part mesme que nous faisons aux animaux des faveurs de nature, par nostre confession, elle leur est bien avantageuse. Nous nous attribuons des biens imaginaires et fantastiques, des biens futurs et absens, desquels l'humaine capacité ne se peut d'elle mesme respondre, ou des biens que nous nous attribuons faucement par la licence de nostre opinion, comme la raison, la science et l'honneur; et à eux nous laissons en partage des biens essentiels, maniables et palpables: la paix, le repos, la securité, l'innocence et la santé; la santé, dis-je, le plus beau et le plus riche present que nature nous sache faire. De façon que la Philosophie, voire la Stoique, ose bien dire que Heraclitus et Pherecides, s'ils eussent peu eschanger leur sagesse avecques la santé et se delivrer par ce marché, l'un de l'hydropisie, l'autre de la maladie pediculaire qui le pressoit, qu'ils eussent bien faict. Par où ils donnent encore plus grand pris à la sagesse, la comparant et contrepoisant à la santé, qu'ils ne font en cette autre proposition qui est aussi des leurs. Ils disent que si Circé eust presenté à Ulysses deux breuvages, l'un pour faire devenir un homme de fol sage, l'autre de sage fol, qu'Ulysses eust deu plustost accepter celuy de la folie, que de consentir que Circé eust changé sa figure humaine en celle d'une

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beste; et disent que la sagesse mesme eust parlé à luy en cete maniere: Quitte moy, laisse moy là, plutost que de me loger sous la figure et corps d'un asne. Comment ? cette grande et divine sapience, les Philosophes la quittent donc pour ce voile corporel et terrestre? Ce n'est donc plus par la raison, [0210v] par le discours, et par l'ame que nous excellons sur les bestes; c'est par nostre beauté, nostre beau teint et nostre belle disposition de membres, pour laquelle il nous faut mettre nostre intelligence, nostre prudence et tout le reste à l'abandon. Or, j'accepte cette naïfve et franche confession. Certes, ils ont cogneu que ces parties là, dequoy nous faisons tant de feste, ce n'est que vaine fantasie. Quand les bestes auroient donc toute la vertu, la science, la sagesse et suffisance Stoique, ce seroyent tousjours de bestes; ny ne seroyent pourtant comparables à un homme miserable, meschant et insensé. Enfin tout ce qui n'est pas comme nous sommes, n'est rien qui vaille. Et Dieu mesme, pour se faire valoir, il faut qu'il y retire, comme nous dirons tantost. Par où il appert que ce n'est par vray discours, mais par une fierté folle et opiniatreté, que nous nous preferons aux autres animaux et nous sequestrons de leur condition et societé. Mais, pour revenir à mon propos, nous avons pour nostre part l'inconstance, l'irresolution, l'incertitude, le deuil, la superstition, la solicitude des choses à venir, voire, apres nostre vie, l'ambition, l'avarice, la jalousie, l'envie, les appetits desreglez, forcenez et indomptables, la guerre, la mensonge, la desloyauté, la detraction et la curiosité. Certes, nous avons estrangement surpaié ce beau discours dequoy nous nous glorifions, et cette capacité de juger et connoistre, si nous l'avons achetée au pris de ce nombre infiny de passions ausquelles nous sommes incessamment en prise. S'il ne nous plaist de faire encore valoir, comme faict bien Socrates, cette notable prerogative sur les autres animaux, que, où nature leur a prescript certaines saisons et limites à la volupté Venerienne, elle nous en a lasché la bride à toutes heures et occasions. Ut vinum aegrotis, quia prodest raro, nocet saepissime, melius est non adhibere omnino, quam, spe dubiae salutis, in apertam perniciem incurrere: sic haud scio an melius fuerit humano generi motum istum celerem cogitationis, acumen, solertiam, quam rationem vocamus, quoniam pestifera sint multis, admodum paucis salutaria, non dari omnino, quam tam munifice et tam large dari.

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De quel fruit pouvons nous estimer avoir esté à Varro et Aristote cette intelligence de tant de choses? Les a elle exemptez des incommoditez humaines? ont-ils esté deschargez des accidents qui pressent un crocheteur? ont-ils tiré de la Logique quelque [0211] consolation à la goute? pour avoir sçeu comme cette humeur se loge aux jointures, l'en ont ils moins sentie? sont ils entrez en composition de la mort pour sçavoir qu'aucunes nations s'en resjouissent, et du cocuage pour sçavoir les femmes estre communes en quelque region? Au rebours, ayant tenu le premier reng en sçavoir, l'un entre les Romains, l'autre entre les Grecs, et en la saison où la science fleurissoit le plus, nous n'avons pas pourtant apris qu'ils ayent eu aucune particuliere excellence en leur vie; voire le Grec a assez affaire à se descharger d'aucunes tasches notables en la siene. A l'on trouvé que la volupté et la santé soient plus savoureuses à celuy qui sçait l'Astrologie et la Grammaire?

Illiterati num minus nervi rigent?

et la honte et pauvreté moins importunes?

Scilicet et morbis et debilitate carebis,
Et luctum et curam effugies, et tempora vitae
Longa tibi post haec fato meliore dabuntur.

J'ay veu en mon temps cent artisans, cent laboureurs, plus sages et plus heureux que des recteurs de l'université, et lesquels j'aimerois mieux ressembler. La doctrine, ce m'est advis, tient reng entre les choses necessaires à la vie, comme la gloire, la noblesse, la dignité
ou, pour le plus, comme la beauté, la richesse et telles autres qualitez qui y servent voyrement, mais de loin, et un peu plus par fantasie que par nature. Il ne nous faut guiere non plus d'offices, de regles et de loix de vivre, en nostre communauté, qu'il en faut aux grues et aux fourmis en la leur. Et ce neantmoins nous voyons qu'elles s'y conduisent tres-ordonéement sans erudition. Si l'homme estoit sage, il prenderoit le vray pris de chasque chose selon qu'elle seroit la plus utile et propre à sa vie.

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Qui nous contera par nos actions et deportemens, il s'en trouvera plus grand nombre d'excellens entre les ignorans qu'entre les sçavans: je dy en toute sorte de vertu. La vieille Rome me semble en avoir bien porté de plus grande valeur, et pour la paix et pour la guerre, que cette Rome sçavante qui se ruyna soy-mesme. Quand le demeurant seroit tout pareil, au moins la preud'homie et l'innocence demeureroient du costé de l'ancienne, car elle loge singulierement bien avec [0211v] la simplicité. Mais je laisse ce discours, qui me tireroit plus loin que je ne voudrois suivre. J'en diray seulement encore cela, que c'est la seule humilité et submission qui peut effectuer un homme de bien. Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la cognoissance de son devoir; il le luy faut prescrire, non pas le laisser choisir à son discours: autrement, selon l'imbecillité et varieté infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions en fin des devoirs qui nous mettroient à nous manger les uns les autres, comme dit Epicurus. La premiere loy que Dieu donna jamais à l'homme, ce fust une loy de pure obeïssance; ce fust un commandement nud et simple où l'homme n'eut rien à connoistre et à causer; d'autant que l'obeyr est le principal office d'une ame raisonnable, recognoissant un celeste superieur et bienfacteur. De l'obeir et ceder naist toute autre vertu, comme du cuider tout péché. Et, au rebours, la premiere tentation qui vint à l'humaine nature de la part du diable, sa premiere poison, s'insinua en nous par les promesses qu'il nous fit de science et de cognoissance: Eritis sicut dii, scientes bonum et malum. Et les Sereines, pour piper Ulisse, en Homere, et l'attirer en leurs dangereux et ruineux laqs, luy offrent en don la science. La peste de l'homme, c'est l'opinion de sçavoir. Voylà pourquoy l'ignorance nous est tant recommandée par nostre religion comme piece propre à la creance et à l'obeïssance. Cavete ne quis vos decipiat per philosophiam et inanes seductiones secundum elementa mundi. En cecy y a il une generalle convenance entre tous les philosophes de toutes sectes, que le souverain bien consiste en la tranquillité de l'ame et du corps. Mais où la trouvons-nous?

Ad summum sapiens uno minor est Jove: dives,
Liber, honoratus, pulcher, rex denique regum;
Praecipue sanus, nisi cum pituita molesta est.

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Il semble, à la verité, que nature, pour la consolation de nostre estat miserable et chetif, ne nous ait donné en partage que la presumption. C'est ce que dit Epictete: que l'homme n'a rien proprement sien que l'usage de ses opinions. Nous n'avons que du vent et de la fumée en partage. Les dieux ont la santé en essence, dict la philosophie, et la maladie en [0212] intelligence; l'homme, au rebours, possede ses biens par fantasie, les maux en essence. Nous avons eu raison de faire valoir les forces de nostre imagination, car tous nos biens ne sont qu'en songe. Oyez braver ce pauvre et calamiteux animal: Il n'est rien, dict Cicero, si doux que l'occupation des lettres, de ces lettres, dis-je, par le moyen desquelles l'infinité des choses, l'immense grandeur de nature, les cieux en ce monde mesme, et les terres et les mers nous sont descouvertes; ce sont elles qui nous ont appris la religion, la moderation, la grandeur de courage, et qui ont arraché nostre ame des tenebres pour luy faire voir toutes choses hautes, basses, premieres, dernieres et moyennes; ce sont elles qui nous fournissent dequoy bien et heureusement vivre, et nous guident à passer nostre aage sans desplaisir et sans offence. Cettuy-cy ne semble il pas parler de la condition de Dieu tout-vivant et tout-puissant? Et, quant à l'effect, mille femmelettes ont vescu au village une vie plus equable, plus douce et plus constante que ne fust la sienne.

Deus ille fuit, Deus, inclute Memmi,
Qui princeps vitae rationem invenit eam, quae
Nunc appellatur sapientia, quique per artem
Fluctibus è tantis vitam tantisque tenebris
In tam tranquillo et tam clara luce locavit.

Voylà des paroles tres-magnifiques et belles; mais un bien legier accidant mist l'entendement de cettuy-cy en pire estat que celuy du moindre bergier, nonobstant ce Dieu praecepteur et cette divine sapience. De mesme impudence est cette promesse du livre de Democritus: Je m'en vay parler de toutes choses; et ce sot tiltre qu'Aristote nous preste: de Dieux mortels; et ce jugement de Chrisippus, que Dion estoit aussi vertueux que Dieu. Et mon Seneca recognoit, dit-il, que Dieu luy a donné le vivre, mais qu'il a de soy le bien vivre; conformement à cet autre: In virtute vere gloriamur; quod non contingeret, si id donum a deo, non a nobis haberemus. Ceci est aussi de Seneque: que le sage a la fortitude

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pareille à Dieu, mais en l'humaine foiblesse; par où il le surmonte. Il n'est rien si ordinaire que de rencontrer des traicts de pareille temerité. Il n'y a aucun de nous [0212v] qui s'offence tant de se voir apparier à Dieu, comme il faict de se voir deprimer au reng des autres animaux: tant nous sommes plus jaloux de nostre interest que de celuy de nostre createur. Mais il faut mettre aux pieds cette sote vanité, et secouer vivement et hardiment les fondemens ridicules sur quoy ces fausses opinions se bastissent. Tant qu'il pensera avoir quelque moyen et quelque force de soy, jamais l'homme ne recognoistra ce qu'il doit à son maistre; il fera tousjours de ses oeufs poules, comme on dit: il le faut mettre en chemise. Voyons quelque notable exemple de l'effet de sa philosophie: Possidonius, estant pressé d'une si douloreuse maladie qu'elle luy faisoit tordre les bras et grincer les dents, pensoit bien faire la figue à la douleur, pour s'escrier contre elle: Tu as beau faire, si ne diray-je pas que tu sois mal. Il sent les mesmes passions que mon laquays, mais il se brave sur ce qu'il contient au-moins sa langue sous les loix de sa secte. Re succumbere non oportebat verbis gloriantem. Archesilas estoit malade de la goutte; Carneades, l'estant venu visiter et s'en retournant tout fasché, il le rappella et, luy montrant ses pieds et sa poitrine: Il n'est rien venu de là icy, luy dict-il. Cestuy cy a un peu meilleure grace, car il sent avoir du mal et voudroit en estre depestré; mais de ce mal pourtant son coeur n'en est pas abbattu et affoibli. L'autre se tient en sa roideur, plus, ce crains je, verbale qu'essentielle. Et Dionysius Heracleotes, affligé d'une cuison vehemente des yeux, fut rangé à quitter ces resolutions Stoïques. Mais quand la science feroit par effect ce qu'ils disent, d'émousser et rabatre l'aigreur des infortunes qui nous suyvent, que fait elle que ce que fait beaucoup plus purement l'ignorance, et plus evidemment? Le philosophe Pyrrho, courant en mer le hazart d'une grande tourmente, ne presentoit à ceux qui estoyent avec luy à imiter que la securité d'un porceau qui voyageoit avecques eux, regardant cette tempeste sans effroy. La philosophie, au bout de ses preceptes, nous renvoye aux exemples d'un athlete et d'un muletier, ausquels on void ordinairement beaucoup moins de ressentiment de mort, de douleur et d'autres inconveniens, et plus de fermeté que la science n'en fournit onques à aucun qui n'y fust nay et preparé de soy mesmes par habitude naturelle. Qui faict qu'on

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[0213] incise et taille les tendres membres d'un enfant plus aisément que les nostres, si ce n'est l'ignorance? Et ceux d'un cheval? Combien en a rendu de malades la seule force de l'imagination? Nous en voyons ordinairement se faire seigner, purger et medeciner pour guerir des maux qu'ils ne sentent qu'en leurs discours. Lors que les vrais maux nous faillent, la science nous preste les siens. Cette couleur et ce teint vous presagent quelque defluxion catarreuse; cette saison chaude vous menasse d'une émotion fievreuse; cette coupeure de la ligne vitale de vostre main gauche vous advertit de quelque notable et voisine indisposition. Et en fin elle s'en adresse tout detroussément à la santé mesme. Cette allegresse et vigueur de jeunesse ne peut arrester en une assiete; il luy faut desrober du sang et de la force, de peur qu'elle ne se tourne contre vous mesmes. Comparés la vie d'un homme asservy à telles imaginations à celle d'un laboureur se laissant aller apres son appetit naturel, mesurant les choses au seul sentiment present, sans science et sans prognostique, qui n'a du mal que lors qu'il l'a; où l'autre a souvent la pierre en l'ame avant qu'il l'ait aux reins: comme s'il n'estoit point assez à temps pour souffrir le mal lors qu'il y sera, il l'anticipe par fantasie, et luy court au devant. Ce que je dy de la medecine, se peut tirer par exemple generalement à toute science. De là est venue cette ancienne opinion des philosophes qui logeoient le souverain bien à la recognoissance de la foiblesse de nostre jugement. Mon ignorance me preste autant d'occasion d'esperance que de crainte, et, n'ayant autre regle de ma santé que celle des exemples d'autruy et des evenemens que je vois ailleurs en pareille occasion, j'en trouve de toutes sortes et m'arreste aux comparaisons qui me sont plus favorables. Je reçois la santé les bras ouverts, libre, plaine et entiere, et esguise mon appetit à la jouir, d'autant plus qu'elle m'est à present moins ordinaire et plus rare: tant [0213v] s'en faut que je trouble son repos et sa douceur par l'amertume d'une nouvelle et contrainte forme de vivre. Les bestes nous montrent assez combien l'agitation de nostre esprit nous apporte de maladies. Ce qu'on nous dict de ceux du Bresil, qu'ils ne mouroyent que de vieillesse, et qu'on attribue à la serenité et tranquillité de leur air, je l'attribue plustost à la tranquillité et serenité de leur ame, deschargée de toute passion et pensée et occupation tendue ou desplaisante, comme gents qui passoyent leur vie en une admirable simplicité et ignorance, sans lettres, sans loy, sans roy, sans relligion quelconque. Et d'où vient, ce qu'on voit par experience, que les plus grossiers et plus lours sont plus fermes et plus desirables aux executions amoureuses,

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et que l'amour d'un muletier se rend souvent plus acceptable que celle d'un galant homme, sinon que en cetuy cy l'agitation de l'ame trouble sa force corporelle, la rompt et lasse? Comme elle lasse aussi et trouble ordinairement soy mesmes. Qui la desment, qui la jette plus coustumierement à la manie que sa promptitude, sa pointe, son agilité, et en fin sa force propre? Dequoy se faict la plus subtile folie, que de la plus subtile sagesse? Comme des grandes amitiez naissent des grandes inimitiez; des santez vigoreuses, les mortelles maladies: ainsi des rares et vifves agitations de nos ames, les plus excellentes manies et plus detraquées; il n'y a qu'un demy tour de cheville à passer de l'un à l'autre. Aux actions des hommes insansez, nous voyons combien proprement s'avient la folie avecq les plus vigoureuses operations de nostre ame. Qui ne sçait combien est imperceptible le voisinage d'entre la folie avecq les gaillardes elevations d'un esprit libre et les effects d'une vertu supreme et extraordinaire? Platon dict les melancholiques plus disciplinables et excellans: aussi n'en est-il point qui ayent tant de propencion à la folie. Infinis esprits se treuvent ruinez par leur propre force et soupplesse. Quel saut vient de prendre, de sa propre agitation et allegresse, l'un des plus judicieux, ingenieux et plus formés à l'air de cette antique et pure poisie, qu'autre poete Italien aye de long temps esté? N'a il pas dequoy sçavoir gré à cette sienne vivacité meurtrière? à cette clarté qui l'a aveuglé? à cette exacte et tendue apprehension de la raison qui l'a mis sans raison? à la [0214] curieuse et laborieuse queste des sciences qui l'a conduit à la bestise? à cette rare aptitude aux exercices de l'ame, qui l'a rendu sans exercice et sans ame? J'eus plus de despit encore que de compassion, de le voir à Ferrare en si piteux estat, survivant à soy-mesmes, mesconnoissant et soy et ses ouvrages, lesquels, sans son sçeu, et toutesfois à sa veue, on a mis en lumiere incorrigez et informes. Voulez vous un homme sain, le voulez vous reglé et en ferme et seure posteure? affublez le de tenebres, d'oisiveté et de pesanteur. Il nous faut abestir pour nous assagir, et nous esblouir pour nous guider. Et, si on me dit que la commodité d'avoir le goust froid et mousse aux douleurs et aux maux, tire apres soy cette incommodité de nous rendre aussi, par consequent, moins aiguz et frians à la jouissance des biens et des plaisirs, cela est vray; mais la misere de nostre condition porte que nous n'avons pas tant à jouir qu'à fuir, et que l'extreme volupté ne nous touche pas comme une legiere douleur. Segnius homines bona quam

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mala sentiunt. Nous ne sentons point l'entiere santé comme la moindre des maladies,

pungit
In cute vix summa violatum plagula corpus,
Quando valere nihil quemquam movet. Hoc juvat unum,
Quod me non torquet latus aut pes: caetera quisquam
Vix queat aut sanum sese, aut sentire valentem.

Nostre bien estre, ce n'est que la privation d'estre mal. Voylà pourquoy la secte de philosophie qui a le plus faict valoir la volupté, encore l'a elle rengée à la seule indolence. Le n'avoir point de mal, c'est le plus avoir de bien que l'homme puisse esperer; comme disoit Ennius: Nimium boni est, cui nihil est mali. Car ce mesme chatouillement et esguisement qui se rencontre en certains plaisirs et semble nous enlever au dessus de la santé simple et de l'indolence, cette volupté active, mouvante, et, je ne sçay comment, cuisante et mordante, celle là mesme ne vise qu'à l'indolence comme à son but. L'appetit qui nous ravit [0214v] à l'accointance des femmes, il ne cherche qu'à chasser la peine que nous apporte le desir ardent et furieux, et ne demande qu'à l'assouvir et se loger en repos et en l'exemption de cette fievre. Ainsi des autres. Je dy donc que, si la simplesse nous achemine à point n'avoir de mal, elle nous achemine à un tres-heureux estat selon nostre condition. Si ne la faut il point imaginer si plombée, qu'elle soit du tout sans goust. Car Crantor avoit bien raison de combattre l'indolence d'Epicurus, si on la bastissoit si profonde que l'abort mesme et la naissance des maux en fut à dire. Je ne loue point cette indolence qui n'est ny possible ny desirable. Je suis content de n'estre pas malade; mais, si je le suis, je veux sçavoir que je le suis; et, si on me cauterise ou incise, je le veux sentir. De vray, qui desracineroit la cognoissance du mal, il extirperoit quand et quand la cognoissance de la volupté, et en fin aneantiroit l'homme: Istud nihil dolere, non sine magna mercede contingit immanitatis in animo, stuporis in corpore. Le mal est à l'homme bien à son tour. Ny la douleur ne luy est tousjours à fuïr, ny la volupté tousjours à suivre.

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C'est un tres-grand avantage pour l'honneur de l'ignorance que la science mesme nous rejette entre ses bras, quand elle se trouve empeschée à nous roidir contre la pesanteur des maux; elle est contrainte de venir à cette composition, de nous lacher la bride et donner congé de nous sauver en son giron, et nous mettre soubs sa faveur à l'abri des coups et injures de la fortune. Car que veut elle dire autre chose, quand elle nous presche de retirer nostre pensée des maux qui nous tiennent, et l'entretenir des voluptez perdues, et de nous servir, pour consolation des maux presens, de la souvenance des biens passez, et d'apeller à nostre secours un contentement esvanouy pour l'opposer à ce qui nous presse: levationes aegritudinum in avocatione a cogitanda molestia et revocatione ad contemplandas voluptates ponit? si ce n'est que, où la force luy manque, elle veut user de ruse, et donner un tour de souplesse et de jambe, où la vigueur du corps et des bras vient à luy faillir. Car, non seulement à un philosophe, mais simplement à un homme rassis, quand il sent par effect l'alteration cuisante d'une fievre chaude, quelle monnoye est-ce de le payer de la souvenance de la douceur du vin Grec? Ce seroit plutost lui empirer son marché,

Che ricordarsi il ben doppia la noia.

De mesme condition est cet autre conseil que la philosophie donne, de maintenir en la memoire seulement le bon-heur passé, et d'en effacer les desplaisirs que nous avons soufferts, comme si nous avions en nostre pouvoir la science de l'oubly. Et conseil duquel nous valons moins, encore un coup. Suavis est laborum praeteritorum memoria. Comment la philosophie, qui me doit mettre les armes à la main pour combatre la fortune, qui me doit roidir le courage pour fouler aux pieds toutes les adversitez humaines, vient elle à cette mollesse de me faire conniller [0215] par ces destours couards et ridicules? Car la memoire nous represente, non pas ce que nous choisissons, mais ce qui luy plaist. Voire il n'est rien qui imprime si vivement quelque chose en nostre souvenance que le desir de l'oublier: c'est une bonne maniere de donner en garde et d'empreindre en nostre ame quelque chose que de la solliciter de la perdre. Et cela est faux: Est situm in nobis, ut et adversa quasi perpetua oblivione

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obruamus, et secunda jucunde et suaviter meminerimus. Et cecy est vray: Memini etiam quae nolo, oblivisci non possum quae volo. Et de qui est ce conseil ? de celuy qui se unus sapientem profiteri sit ausus,

Qui genus humanum ingenio superavit, et omnes
Praestrinxit stellas, exortus uti aetherius sol.

De vuyder et desmunir la memoire, est-ce pas le vray et propre chemin à l'ignorance? Iners malorum remedium ignorantia est. Nous voyons plusieurs pareils preceptes par lesquels on nous permet d'emprunter du vulgaire des apparences frivoles où la raison vive et forte ne peut assez, pourveu qu'elles nous servent de contentement et de consolation. Où ils ne peuvent guerir la playe, ils sont contents de l'endormir et pallier. Je croy qu'ils ne me nieront pas cecy que, s'ils pouvoient adjouster de l'ordre et de la constance en un estat de vie qui se maintint en plaisir et en tranquillité par quelque foiblesse et maladie de jugement, qu'ils ne l'acceptassent:

potare et spargere flores
Incipiam, patiarque vel inconsultus haberi.

Il se trouveroit plusieurs philosophes de l'advis de Lycas: cettuy-cy ayant au demeurant ses meurs bien reglées, vivant doucement et paisiblement en sa famille, ne manquant à nul office de son devoir envers les siens et estrangiers, se conservant tres-bien des choses nuisibles, s'estoit, par quelque alteration de sens, imprimé en la fantasie une resverie: c'est qu'il pensoit estre perpetuellement aux theatres à y voir des passetemps, des spectacles et des plus belles comedies du monde. Guery qu'il fust par les medecins de cette humeur peccante, à peine qu'il ne les mit en proces pour le restablir en la douceur de ces imaginations, [0215v]

pol' me occidistis, amici,
Non servastis, ait, cui sic extorta voluptas,
Et demptus per vim mentis gratissimus error;

d'une pareille resverie à celle de Thrasilaus, fils de Pythodorus, qui se faisoit à croire que tous les navires qui relaschoient du port de Pyrée et y

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abordoient, ne travailloient que pour son service: se resjouyssant de la bonne fortune de leur navigation, les recueillant avec joye. Son frere Crito l'ayant faict remettre en son meilleur sens, il regrettoit cette sorte de condition en laquelle il avoit vescu plein de liesse et deschargé de tout desplaisir. C'est ce que dit ce vers ancien Grec, qu'il y a beaucoup de commodité à n'estre pas si advisé,

En taoi phronein gar maeden haedistos bios,

et l'Ecclesiaste: En beaucoup de sagesse, beaucoup de desplaisir; et, qui acquiert science, s'aquiert du travail et tourment. Cela mesme à quoy en general la philosophie consent, cette derniere recepte qu'elle ordonne à toute sorte de necessitez, qui est de mettre fin à la vie que nous ne pouvons supporter: Placet? pare. Non placet? quacunque vis, exi; Pungit dolor? Vel fodiat sane. Si nudus es, da jugulum; sin tectus armis Vulcaniis, id est fortitudine, resiste; et ce mot des Grecs convives qu'ils y appliquent: Aut bibat, aut abeat, (qui sonne plus sortablement en la langue d'un Gascon qui change volontiers en V le B, qu'en celle de Cicero);

Vivere si rectè nescis, decede peritis;
Lusisti satis, edisti satis atque bibisti;
Tempus abire tibi est, ne potum largius aequo
Rideat et pulset lasciva decentius aetas;

qu'est-ce autre chose qu'une confession de son impuissance et un renvoy non seulement à l'ignorance, pour y estre à couvert, mais à la stupidité mesme, au non sentir et au non estre?

Democritum postquam matura vetustas
Admonuit memorem motus languescere mentis,
Sponte sua leto caput obvius obtulit ipse.

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C'est ce que disoit Antisthenes, qu'il falloit faire provision ou de sens pour entendre, ou de licol pour se pendre; et ce que Chrysippus alleguoit sur ce propos du poete Tyrtaeus, [0216] De la vertu, ou de mort approcher. Et Crates disoit que l'Amour se guerissoit par la faim, si non par le temps; et, à qui ces deux moïens ne plairroient, par la hart. Celuy Sextius duquel Senecque et Plutarque parlent avec si grande recommandation, s'estant jetté, toutes choses laissées, à l'estude de la philosophie, delibera de se precipiter en la mer, voyant le progrez de ses estudes trop tardif et trop long. Il couroit à la mort au deffaut de la science. Voicy les mots de la loy sur ce subject: Si d'aventure il survient quelque grand inconvenient qui ne se puisse remedier, le port est prochain; et se peut on sauver à nage hors du corps comme hors d'un esquif qui faict eau: car c'est la crainte de mourir, non pas le desir de vivre, qui tient le fol attaché au corps. Comme la vie se rend par la simplicité plus plaisante, elle s'en rend aussi plus innocente et meilleure, comme je commençois tantost à dire. Les simples, dit Saint Paul, et les ignorans s'eslevent et saisissent du ciel; et nous, à tout nostre sçavoir, nous plongeons aux abismes infernaux. Je ne m'arreste ny à Valentian, ennemy declaré de la science et des lettres, ny à Licinius, tous deux Empereurs Romains, qui les nommoient le venin et la peste de tout estat politique; ny à Mahumet, qui, comme j'ay entendu, interdict la science à ses hommes; mais l'exemple de ce grand Lycurgus, et son authorité doit certes avoir grand pois; et la reverence de cette divine police Lacedemonienne, si grande, si admirable et si long temps fleurissante en vertu et en bon heur, sans aucune institution ny exercice de lettres. Ceux qui reviennent de ce monde nouveau, qui a esté descouvert du temps de nos peres par les Espaignols, nous peuvent tesmoigner combien ces nations, sans magistrat et sans loy, vivent plus legitimement et plus regléement que les nostres, où il y a plus d'officiers et de loix qu'il n'y a d'autres hommes et qu'il n'y a d'actions,

Di cittatorie piene e di libelli,
D'esamine e di carte, di procure,
Hanno le mani e il seno, e gran fastelli
Di chiose, di consigli e di letture: [0216v]
Per cui le faculta de poverelli

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Non sono mai ne le citta sicure;
Hanno dietro e dinanzi, e d'ambi ilati,
Notai procuratori e advocati.

C'estoit ce que disoit un senateur Romain des derniers siecles, que leurs predecesseurs avoient l'aleine puante à l'ail, et l'estomac musqué de bonne conscience; et qu'au rebours ceux de son temps ne sentoient au dehors que le parfum, puans au dedans toute sorte de vices; c'est à dire, comme je pense, qu'ils avoient beaucoup de sçavoir et de suffisance, et grand faute de preud'hommie. L'incivilité, l'ignorance, la simplesse, la rudesse s'accompaignent volontiers de l'innocence; la curiosité, la subtilité, le sçavoir trainent la malice à leur suite; l'humilité, la crainte, l'obeissance, la debonnaireté (qui sont les pieces principales pour la conservation de la societé humaine) demandent une ame vuide, docile et presumant peu de soy. Les Chrestiens ont une particuliere cognoissance combien la curiosité est un mal naturel et originel en l'homme. Le soing de s'augmenter en sagesse et en science, ce fut la premiere ruine du genre humain; c'est la voye par où il s'est precipité à la damnation eternelle. L'orgueil est sa perte et sa corruption: c'est l'orgueil qui jette l'homme à quartier des voyes communes, qui luy fait embrasser les nouvelletez, et aimer mieux estre chef d'une trouppe errante et desvoyée au sentier de perdition, aymer mieux estre regent et precepteur d'erreur et de mensonge, que d'estre disciple en l'eschole de verité, se laissant mener et conduire par la main d'autruy, à la voye batue et droicturiere. C'est, à l'avanture, ce que dict ce mot Grec ancien que la superstition suit l'orgueil et lui obeit comme à son pere: e deisidaimonia chataper patri to tupho peitetai.
O cuider ! combien tu nous empesches' Apres que Socrates fut adverti que le Dieu de sagesse luy avoit attribué le surnom de sage, il en fut estonné; et, se recherchant et secouant par tout, n'y trouvoit aucun fondement à cette divine sentence. Il en sçavoit de justes, temperans, vaillans, sçavans comme luy, et plus eloquents, et plus beaux, et plus utiles au païs. Enfin il se resolut qu'il n'estoit distingué des autres et n'estoit sage que par ce qu'il ne s'en tenoit pas; et que son Dieu estimoit bestise singuliere à l'homme l'opinion de science et de sagesse; et que sa meilleure doctrine estoit la doctrine de l'ignorance, et sa meilleure sagesse, la simplicité.

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La saincte parole declare miserables ceux d'entre nous qui s'estiment: Bourbe et cendre, leur dit-elle, qu'as tu à te glorifier? Et ailleurs: Dieu a faict l'homme semblable à l'ombre; de [0217] laquelle qui jugera, quand, par l'esloignement de la lumière, elle sera esvanouye? Ce n'est rien à la verité que de nous. Il s'en faut tant que nos forces conçoivent la hauteur divine, que, des ouvrages de nostre createur, ceux-là portent mieux sa marque et sont mieux siens, que nous entendons le moins. C'est aux Chrestiens une occasion de croire, que de rencontrer une chose incroiable. Elle est d'autant plus selon raison, qu'elle est contre l'humaine raison. Si elle estoit selon raison, ce ne seroit plus miracle; et, si elle estoit selon quelque exemple, ce ne seroit plus chose singuliere. Melius scitur deus nesciendo, dict Saint Augustin; et Tacitus: Sanctius est ac reverentius de actis deorum credere quam scire. Et Platon estime qu'il y ayt quelque vice d'impieté à trop curieusement s'enquerir et de Dieu et du monde, et des causes premieres des choses. Atque illum quidem parentem hujus universitatis invenire difficile; et, quum jam inveneris, indicare in vulgus, nefas, dict Cicero. Nous disons bien, puissance, verité, justice: ce sont paroles qui signifient quelque chose de grand; mais cette chose là, nous ne la voyons aucunement, ny ne la concevons. Nous disons que Dieu craint, que Dieu se courrouce, que Dieu ayme,

Immortalia mortali sermone notantes;

ce sont toutes agitations et émotions qui ne peuvent loger en Dieu selon nostre forme; ny nous, l'imaginer selon la sienne. C'est à Dieu seul de se cognoistre et d'interpreter ses ouvrages. Et le faict en nostre langue, improprement, pour s'avaller et descendre à nous, qui sommes à terre, couchez. La prudence, comment luy peut elle convenir, qui est l'eslite entre le bien et le mal, veu que nul mal ne le touche? Quoy la raison et l'intelligence, desquelles nous nous servons pour, par les choses obscures, arriver aux apparentes, veu qu'il n'y a rien d'obscur à Dieu? La justice, qui distribue à chacun ce qui luy appartient, engendrée pour la société et communauté des hommes, comment est-elle en Dieu? La temperance, comment ? qui est la moderation des voluptés corporelles, qui n'ont nulle place en la divinité. La fortitude à porter la douleur, le labeur, les dangers, luy appartiennent

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aussi peu, ces trois choses n'ayans nul accés pres de luy. Parquoy Aristote le tient egallement exempt de vertu et de vice. Neque gratia neque ira teneri potest, quod quae talia essent, imbecilla essent omnia. La participation que nous avons à la connoissance de la verité, quelle qu'elle soit, ce n'est pas par nos propres forces que nous l'avons acquise. Dieu nous a assez apris cela par les tesmoins qu'il a choisi du vulgaire, simples et ignorans, pour nous instruire de ses admirables secrets: nostre foy ce n'est pas nostre acquest, c'est un pur present de la liberalité d'autruy. Ce n'est pas par discours ou par nostre entendement que nous avons receu nostre religion, c'est par authorité et par commandement estranger. La foiblesse de nostre jugement nous y ayde plus que la force, et nostre aveuglement plus que nostre cler-voyance. C'est par l'entremise de nostre ignorance plus que de nostre science que nous sommes sçavans de ce divin sçavoir. Ce n'est pas merveille si nos moyens naturels et terrestres ne peuvent concevoir cette connoissance supernaturelle [0217v] et celeste: apportons y seulement du nostre l'obeissance et la subjection: car, comme il est escrit: Je destruiray la sapience des sages, et abbatray la prudence des prudens. Où est le sage ? où est l'ecrivain ? où est le disputateur de ce siecle? Dieu n'a-il pas abesty la sapience de ce monde? Car, puis que le monde n'a point cogneu Dieu par sapience, il luy a pleu, par la vanité de la predication, sauver les croyans. Si me faut-il voir en fin s'il est en la puissance de l'homme de trouver ce qu'il cherche, et si cette queste qu'il y a employé depuis tant de siecles, l'a enrichy de quelque nouvelle force et de quelque verité solide. Je croy qu'il me confessera, s'il parle en conscience, que tout l'acquest qu'il a retiré d'une si longue poursuite, c'est d'avoir appris à reconnoistre sa foiblesse. L'ignorance qui estoit naturellement en nous, nous l'avons, par longue estude, confirmée et averée. Il est advenu aux gens véritablement sçavans ce qui advient aux espics de bled: ils vont s'eslevant et se haussant, la teste droite et fiere, tant qu'ils sont vuides; mais, quand ils sont pleins et grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s'humilier et à baisser les cornes. Pareillement, les hommes ayant tout essayé et tout sondé, n'ayant trouvé en cet amas de science et provision de tant de choses diverses rien de massif et ferme, et rien que vanité, ils ont renoncé à leur presomption et reconneu leur condition naturelle. C'est ce que Velleius reproche à Cotta et à Cicero, qu'ils ont appris de Philo n'avoir rien appris.

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Pherecydes, l'un des sept sages, escrivant à Thales, comme il expiroit: J'ay, dict-il, ordonné aux miens, apres qu'ils m'auront enterré, de t'apporter mes escrits: s'ils contentent et toy et les autres sages, publie les; sinon, supprime les; ils ne contiennent nulle certitude qui me satisface à moymesmes. Aussi ne fay-je pas profession de sçavoir la verité, et d'y atteindre. J'ouvre les choses plus que je ne les descouvre. Le plus sage homme qui fut onques, quand on luy demanda ce qu'il sçavoit, respondit qu'il sçavoit cela, qu'il ne sçavoit rien. Il verifioit ce qu'on dit, que la plus grande part de ce que nous sçavons, est la moindre de celles que nous ignorons; c'est à dire que ce mesme que nous pensons sçavoir, c'est une piece, et bien petite, de nostre ignorance. Nous sçavons les choses en songe, dict Platon, et les ignorons en verité. Omnes pene veteres nihil cognosci, nihil percipi, nihil sciri posse dixerunt; angustos sensus, imbecillos animos, brevia curricula vitae. Cicero mesme, qui devoit au sçavoir tout son vaillant, Valerius dict que sur sa vieillesse il commença à desestimer les [0218] lettres. Et pandant qu'il les traictoit, c'estoit sans obligation d'aucun parti, suivant ce qui luy sembloit probable, tantost en l'une secte, tantost en l'autre: se tenant tousjours sous la dubitation de l'Academie. Dicendum est, sed ita ut nihil affirmem, quaeram omnia, dubitans plerumque et mihi diffidens. J'auroy trop beau jeu si je vouloy considerer l'homme en sa commune façon et en gros, et le pourroy faire pourtant par sa regle propre, qui juge la verité non par le poids des voix, mais par le nombre. Laissons là le peuple,

Qui vigilans stertit,
Mortua cui vita est prope jam vivo atque videnti,

qui ne se sent point, qui ne se juge point, qui laisse la plus part de ses facultez naturelles oisives. Je veux prendre l'homme en sa plus haute assiete. Considerons le en ce petit nombre d'hommes excellens et triez qui, ayant esté douez d'une belle et particuliere force naturelle, l'ont encore roidie et esguisée par soin, par estude et par art, et l'ont montée

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au plus haut point de sagesse où elle puisse atteindre. Ils ont manié leur ame à tout sens et à tout biais, l'ont appuyée et estançonnée de tout le secours estranger qui luy a esté propre, et enrichie et ornée de tout ce qu'ils ont peu emprunter, pour sa commodité, du dedans et dehors du monde; c'est en eux que loge la hauteur extreme de l'humaine nature. Ils ont reglé le monde de polices et de loix; ils l'ont instruict par arts et sciences, et instruict encore par l'exemple de leurs meurs admirables. Je ne mettray en compte que ces gens-là, leur tesmoignage et leur experience. Voyons jusques où ils sont allez et à quoy ils se sont tenus. Les maladies et les defauts que nous trouverons en ce college là, le monde les pourra hardiment bien avouer pour siens. Quiconque cherche quelque chose, il en vient à ce point: ou qu'il dict qu'il l'a trouvée, ou qu'elle ne se peut trouver, ou qu'il en est encore en queste. Toute la philosophie est départie en ces trois genres. Son dessein est de rechercher la verité, la science et la certitude. Les Peripateticiens, Epicuriens, Stoiciens et autres, ont pensé l'avoir trouvée. Ceux-cy ont estably les sciences que nous avons, et les ont traittées comme notices certaines. Clitomachus, Carneades [0218v] et les Academiciens ont desesperé de leur queste, et jugé que la verité ne se pouvoit concevoir par nos moyens. La fin de ceux-cy, c'est la foiblesse et humaine ignorance; ce party a eu la plus grande suyte et les sectateurs les plus nobles. Pyrrho et autres Skeptiques ou Epechistes-- desquels les dogmes plusieurs anciens ont tenu tirez de Homere, des sept sages, d'Archilochus, d'Eurypides, et y attachent Zeno, Democritus, Xenophanes-- disent qu'ils sont encore en cherche de la verité. Ceux-cy jugent que ceux qui pensent l'avoir trouvée, se trompent infiniement; et qu'il y a encore de la vanité trop hardie en ce second degré qui asseure que les forces humaines ne sont pas capables d'y atteindre. Car cela, d'establir la mesure de nostre puissance, de connoistre et juger la difficulté des choses, c'est une grande et extreme science, de laquelle ils doubtent que l'homme soit capable.

Nil sciri quisquis putat, id quoque nescit
An sciri possit quo se nil scire fatetur.

L'ignorance qui se sçait, qui se juge et qui se condamne, ce n'est pas une entiere ignorance: pour l'estre, il faut qu'elle s'ignore soy-mesme. De façon que la profession des Pyrrhoniens est de branler, douter et enquerir, ne s'asseurer de rien, de rien ne se respondre. Des trois actions

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de l'ame, l'imaginative, l'appetitive et la consentante, ils en reçoivent les deux premieres; la dernière, ils la soustiennent et la maintiennent ambigue, sans inclination ny approbation d'une part ou d'autre, tant soit-elle legere. Zenon peignoit de geste son imagination sur cette partition des facultez de l'ame: la main espandue et ouverte, c'estoit apparence; la main à demy serrée et les doigts un peu croches, consentement; le poing fermé, comprehantion; quand, de la main gauche, il venoit encore à clorre ce poing plus estroit, science. Or cette assiette de leur jugement, droicte et inflexible, recevant tous objects sans application et consentement, les achemine à leur Ataraxie, qui est une condition de vie paisible, rassise, exempte des agitations que nous recevons par l'impression de l'opinion et science que nous pensons avoir des choses. D'où naissent la crainte, l'avarice, l'envie, les desirs immoderez, l'ambition, l'orgueil, la superstition, l'amour de nouvelleté, la rebellion, le desobeissance, l'opiniatreté et la pluspart des maux corporels. Voire ils s'exemptent [0219] par là de la jalousie de leur discipline. Car ils debattent d'une bien molle façon. Ils ne craignent point la revenche à leur dispute. Quand ils disent que le poisant va contre bas, ils seroient bien marris qu'on les en creut; et cerchent qu'on les contredie, pour engendrer la dubitation et surceance de jugement, qui est leur fin. Ils ne mettent en avant leurs propositions que pour combatre celles qu'ils pensent que nous ayons en nostre creance. Si vous prenez la leur, ils prendront aussi volontiers la contraire à soustenir: tout leur est un; ils n'y ont aucun chois. Si vous establissez que la nege soit noire, ils argumentent au rebours qu'elle est blanche. Si vous dites qu'elle n'est ny l'un ny l'autre, c'est à eux à maintenir qu'elle est tous les deux. Si, par certain jugement, vous tenez que vous n'en sçavez rien, ils vous maintiendront que vous le sçavez. Oui, et si, par un axiome affirmatif, vous asseurez que vous en doutez, ils vous iront debattant que vous n'en doutez pas, ou que vous ne pouvez juger et establir que vous en doutez. Et, par cette extremité de doubte qui se secoue soy-mesme, ils se separent et se divisent de plusieurs opinions, de celles mesmes qui ont maintenu en plusieurs façons le doubte et l'ignorance. Pourquoy ne leur sera il permis, disent ils, comme il est entre les dogmatistes à l'un dire vert, à l'autre jaune, à eux aussi de doubter? est il chose qu'on vous puisse proposer pour l'advouer ou refuser, laquelle il ne soit pas loisible de considerer comme ambigue? Et, où les autres sont

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portez, ou par la coustume de leur païs, ou par l'institution des parens, ou par rencontre, comme par une tempeste, sans jugement et sans chois, voire le plus souvant avant l'aage de discretion, à telle ou telle opinion, à la secte ou Stoïque ou Epicurienne, à laquelle ils se treuvent hippothequez, asserviz et collez comme à une prise qu'ils ne peuvent desmordre: --ad quamcunque disciplinam velut tempestate delati, ad eam tanquam ad saxum adhaerescunt-- pourquoy à ceux cy ne sera il pareillement concedé de maintenir leur liberté, [0219v] et considerer les choses sans obligation et servitude? Hoc liberiores et solutiores quod integra illis est judicandi potestas. N'est ce pas quelque advantage de se trouver desengagé de la necessite qui bride les autres? Vaut il pas mieux demeurer en suspens que de s'infrasquer en tant d'erreurs que l'humaine fantaisie a produictes? Vaut-il pas mieux suspendre sa persuasion que de se mesler à ces divisions seditieuses et quereleuses? Qu'iray-je choisir? Ce qu'il vous plaira, pourveu que vous choisissez' Voilà une sotte responce, à laquelle pourtant il semble que tout le dogmatisme arrive, par qui il ne nous est pas permis d'ignorer ce que nous ignorons. Prenez le plus fameux party, il ne sera jamais si seur qu'il ne vous faille, pour le deffendre, attaquer et combatre cent et cent contraires partis. Vaut il pas mieux se tenir hors de cette meslée? Il vous est permis d'espouser, comme vostre honneur et vostre vie, la creance d'Aristote sur l'Eternité de l'ame, et desdire et desmentir Platon là dessus; et à eux il sera interdit d'en douter? S'il est loisible à Panaetius de soustenir son jugement autour des aruspices, songes, oracles, vaticinations, desquelles choses les Stoiciens ne doubtent aucunement, pourquoy un sage n'osera il en toutes choses ce que cettuy-cy ose en celles qu'il a apprinses de ses maistres, establies du commun consentement de l'eschole de laquelle il est sectateur et professeur? Si c'est un enfant qui juge, il ne sçait que c'est; si c'est un sçavant, il est praeoccupé. Ils se sont reservez un merveilleux advantage au combat, s'estant deschargez du soing de se couvrir. Il ne leur importe qu'on les frape, pourveu qu'ils frappent; et font leurs besongnes de tout. S'ils vainquent, vostre proposition cloche; si vous, la leur. S'ils faillent, ils verifient l'ignorance; si vous faillez, vous la verifiez. S'ils preuvent que rien ne se sçache, il va bien; s'ils ne le sçavent pas prouver, il est bon de mesmes. Ut, quum in eadem re paria contrariis in partibus momenta inveniuntur, facilius ab utraque parte assertio sustineatur.

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Et font estat de trouver bien plus facilement pour quoy une chose soit fauce, que non pas qu'elle soit vraïe; et ce qui n'est pas, que ce qui est; et ce qu'ils ne croient pas, que ce qu'ils croïent. Leurs façons de parler sont: Je n'establis rien; il n'est non plus ainsi qu'ainsin, ou que ny l'un ny l'autre; je ne le comprens point; les apparences sont égales par tout; la loy de parler et pour et contre, est pareille. Rien ne semble vray, qui ne puisse sembler faux. Leur mot sacramental, c'est epecho, c'est à dire je soutiens, je ne bouge. Voylà leurs refreins, et autres de pareille substance. Leur effect, c'est une pure, entiere et tres-parfaicte surceance et suspension de jugement. Ils se servent de leur raison pour enquerir et pour debatre, mais non pas pour arrester et choisir. Quiconque imaginera une perpetuelle confession d'ignorance, un jugement sans pente et sans inclination, à quelque occasion que ce puisse estre, il conçoit le Pyrronisme. J'exprime cette fantasie autant que je puis, par ce que plusieurs la trouvent [0220] difficile à concevoir; et les autheurs mesmes la representent un peu obscurement et diversement. Quant aux actions de la vie, ils sont en cela de la commune façon. Ils se prestent et accommodent aux inclinations naturelles, à l'impulsion et contrainte des passions, aux constitutions des loix et des coustumes et à la tradition des arts. Non enim nos Deus ista scire, sed tantummodo uti voluit. Ils laissent guider à ces choses là leurs actions communes, sans aucune opination ou jugement. Qui fait que je ne puis pas bien assortir à ce discours ce que on dict de Pyrrho. Ils le peignent stupide et immobile, prenant un train de vie farouche et inassociable, attendant le hurt des charretes, se presentant aux precipices, refusant de s'accommoder aux loix. Cela est encherir sur sa discipline. Il n'a pas voulu se faire pierre ou souche; il a voulu se faire homme vivant, discourant et raisonnant, jouïssant de tous plaisirs et commoditez naturelles, embesoignant et se servant de toutes ses pieces corporelles et spirituelles en regle et droicture. Les privileges fantastiques, imaginaires et faux, que l'homme s'est usurpé, de regenter, d'ordonner, d'establir la vérité, il les a, de bonne foy, renoncez et quittez. Si n'est-il point de secte qui ne soit contrainte de permettre à son sage de suivre assez de choses non comprinses, ny perceues, ny consenties, s'il veut vivre. Et, quand il monte en mer, il suit ce dessein, ignorant s'il

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luy sera utile, et se plie à ce que le vaisseau est bon, le pilote experimenté, la saison commode, circonstances probables seulement: apres lesquelles il est tenu d'aller et se laisser remuer aux apparences, pourveu qu'elles n'ayent point d'expresse contrarieté. Il a un corps, il a une ame; les sens le poussent, l'esprit l'agite. Encores qu'il ne treuve point en soy cette propre et singuliere marque de juger et qu'il s'aperçoive qu'il ne doit engager son consentement, attendu qu'il peut estre quelque faulx pareil à ce vray, il ne laisse de conduire les offices de sa vie pleinement et commodement. Combien y a il d'arts qui font profession de consister en la conjecture plus qu'en la science; qui ne decident pas du vray et du faulx et suivent seulement ce qui semble? Il y a, disent ils, et vray et faulx, et y a en nous dequoy le chercher, mais non pas dequoy l'arrester à la touche. Nous en valons bien mieux de nous laisser manier sans inquisition à l'ordre du monde. Une ame garantie de prejugé a un merveilleux avancement vers la tranquillité. Gens qui jugent et contrerollent leurs juges ne s'y soubsmettent jamais deuement. Combien, et aux loix de la religion et aux loix politiques, se trouvent plus dociles et aisez à mener les esprits simples et incurieux, que ces esprits surveillants et paedagogues des causes divines et humaines' Il n'est rien en l'humaine invention où il y ait tant de verisimilitude et d'utilité. Cette-cy presente l'homme nud et vuide, recognoissant sa foiblesse naturelle, propre à recevoir d'en haut quelque force estrangere, desgarni d'humaine science, et d'autant plus apte à loger en soy la divine, aneantissant son jugement pour faire plus de place à la foy; ny mescreant, ny establissant aucun dogme contre les observances communes; humble, obeïssant, disciplinable, studieux; ennemi juré d'haeresie, et s'exemptant par consequant des vaines et irreligieuses opinions introduites par les fauces sectes. C'est une carte blanche preparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu'il luy plaira y graver. Plus nous nous renvoyons et [0220v] commettons à Dieu, et renonçons à nous, mieux nous en valons. Accepte, dit l'Ecclesiaste, en bonne part les choses au visage et au goust qu'elles se presentent à toy, du jour à la journée; le demeurant est hors de ta connoissance. Dominus novit cogitationes hominum, quoniam vanae sunt. Voylà comment, des trois generales sectes de Philosophie, les deux font expresse profession de dubitation et d'ignorance; et, en celle des dogmatistes, qui est troisième, il est aysé à descouvrir que la plus part n'ont

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pris le visage de l'asseurance que pour avoir meilleure mine. Ils n'ont pas tant pensé nous establir quelque certitude, que nous montrer jusques où ils estoyent allez en cette chasse de la verité: quam docti fingunt, magis quam norunt. Timaeus, ayant à instruire Socrates de ce qu'il sçait des Dieux du monde et des hommes, propose d'en parler comme un homme à un homme; et qu'il suffit, si ses raisons sont probables comme les raisons d'un autre: car les exactes raisons n'estre en sa main, ny en mortelle main. Ce que l'un de ses sectateurs a ainsin imité: Ut potero, explicabo: nec tamen, ut Pythius Apollo, certa ut sint et fixa, quae dixero; sed, ut homunculus, probabilia conjectura sequens, et cela sur le discours du mespris de la mort, discours naturel et populaire. Ailleurs il l'a traduit sur le propos mesme de Platon: Si forte, de deorum natura ortuque mundi disserentes, minus id quod habemus animo consequimur, haud erit mirum. Aequum est enim meminisse et me qui disseram, hominem esse, et vos qui judicetis; ut, si probabilia dicentur, nihil ultra requiratis. Aristote nous entasse ordinairement un grand nombre d'autres opinions et d'autres creances, pour y comparer la sienne et nous faire voir de combien il est allé plus outre et combien il a approché de plus pres la verisimilitude: car la verité ne se juge point par authorité et tesmoignage d'autruy. Et pourtant evita religieusement Epicurus d'en alleguer en ses escrits. Cettuy là est le prince des dogmatistes; et si nous aprenons de luy que le beaucoup sçavoir aporte l'occasion de plus doubter. On le void à escient se couvrir souvant d'obscurité si espesse et inextricable qu'on n'y peut rien choisir de son advis. C'est par effect un Pyrrhonisme soubs une forme resolutive. Oyez la protestation de Cicero, qui nous explique la fantasie d'autruy par la sienne: Qui requirunt quid de quaque re ipsi sentiamus, curiosius id faciunt quam necesse est. Haec in philosophia ratio contra omnia disserendi nullamque rem aperte judicandi, profecta a Socrate, repetita ab Arcesila, confirmata a Carneade, usque ad nostram viget aetatem. Hi sumus qui omnibus veris falsa quaedam adjuncta esse dicamus, tanta similitudine ut in iis nulla insit certe judicandi et assentiendi nota.

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Pourquoi non Aristote seulement, mais la plus part des philosophes ont affecté la difficulté, si ce n'est pour faire valoir la vanité du subject et amuser la curiosité de nostre Esprit, luy donnant où se paistre, à ronger cet os creux et descharné? Clitomachus affirmoit n'avoir jamais sçeu par les escrits de Carneades entendre de quelle opinion il estoit. Pourquoy a evité aux siens Epicurus la facilité et Heraclytus en a esté sur-nommé schoteinos. La difficulté est une monoye que les sçavans employent, comme les joueurs de passe-passe, pour ne descouvrir la vanité de leur art, et de laquelle l'humaine bestise se paye ayséement:

Clarus, ob obscuram linguam, magis inter inanes,
Omnia enim stolidi magis admirantur amantque [0221]
Inversis quae sub verbis latitantia cernunt.

Cicero reprend aucuns de ses amis d'avoir accoustumé de mettre à l'astrologie, au droit, à la dialectique et à la geometrie plus de temps que ne meritoyent ces arts; et que cela les divertissoit des devoirs de la vie, plus utiles et honnestes. Les philosophes Cyrenaïques mesprisoyent esgalement la physique et la dialectique. Zenon, tout au commencement des livres de sa republique, declaroit inutiles toutes les liberales disciplines. Chrysippus disoit que ce que Platon et Aristote avoyent escrit de la Logique, ils l'avoient escrit par jeu et par exercice; et ne pouvoit croire qu'ils eussent parlé à certes d'une si vaine matiere. Plutarque le dict de la metaphysique. Epicurus l'eust encore dit de la Rhetorique, de la Grammaire, poesie, mathematiques, et, hors la physique, de toutes les sciences. Et Socrates de toutes aussi sauf celle seulement qui traite des meurs et de la vie. De quelque chose qu'on s'enquist à lui, il ramenoit en premier lieu tousjours l'enquerant à rendre compte des conditions de sa vie presente et passée, lesquelles il examinoit et jugeoit, estimant tout autre apprentissage subsecutif à celuy là et supernumeraire. Parum mihi placeant eae literae quae ad virtutem doctoribus nihil profuerunt. La plus part des arts ont esté ainsi mesprisées par le sçavoir mesmes.

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Mais ils n'ont pas pensé qu'il fut hors de propos d'exercer et esbattre leur esprit és choses où il n'y avoit aucune solidité profitable. Au demeurant, les uns ont estimé Plato dogmatiste; les autres, dubitateur; les autres, en certaines choses l'un, et en certaines choses l'autre. Le conducteur de ses dialogismes, Socrates, va tousjours demandant et esmouvant la dispute, jamais l'arrestant, jamais satisfaisant, et dict n'avoir autre science que la science de s'opposer. Homere, leur autheur, a planté egalement les fondemens à toutes les sectes de philosophie, pour montrer combien il estoit indifferent par où nous allassions. De Plato nasquirent dix sectes diverses, dict on. Aussi, à mon gré, jamais instruction ne fut titubante et rien asseverente, si la sienne ne l'est. Socrates disoit que les sages-femmes, en prenant ce mestier de faire engendrer les autres, quittent le mestier d'engendrer, elles; que luy, par le tiltre de sage homme que les Dieux lui ont deferé, s'est aussi desfaict, en son amour virile et mentale, de la faculté d'enfanter; et se contente d'aider et favorir de son secours les engendrans, ouvrir leur nature, graisser leurs conduits, faciliter l'issue de leur enfantement, juger d'iceluy, le baptizer, le nourrir, le fortifier, le mailloter et circonscrire: exerçant et maniant son engin aux perils et fortunes d'autruy. Il est ainsi de la plus part des autheurs de ce tiers genre: comme les anciens ont remarqué des escripts d'Anaxagoras, Democritus, Parmenides, Zenophanes et autres. Ils ont une forme d'escrire douteuse en substance et un dessein enquerant plustost qu'instruisant, encore qu'ils entresement leur stile de cadances dogmatistes. Cela se voit il pas aussi bien et en Seneque et en Plutarque? Combien disent ils, tantost d'un visage, tantost d'un autre, pour ceux qui y regardent de prez ! Et les reconciliateurs des jurisconsultes devroient premierement les concilier chacun à soy. Platon me semble avoir aymé cette forme de philosopher par dialogues, à escient, pour loger plus decemment en diverses bouches la diversité et variation de ses propres fantasies. Diversement traicter les matieres est aussi bien les traicter que conformement, et mieux: à sçavoir plus copieusement et utilement. Prenons exemple de nous. Les arrests font le point extreme du parler dogmatiste

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et resolutif: si est ce que ceux que nos parlemens presentent au peuple les plus exemplaires, propres à nourrir en luy la reverence qu'il doit à cette dignité, principalement par la suffisance des personnes qui l'exercent, prennent leur beauté non de la conclusion, qui est à eux quotidienne, et qui est commune à tout juge, tant comme de la disceptation et agitation des diverses et contraires ratiocinations que la matiere du droit souffre. Et le plus large champ aux reprehentions des uns philosophes à l'encontre des autres, se tire des contradictions et diversitez en quoy chacun d'eux se trouve empestré, ou à escient pour montrer la vacillation de l'esprit humain autour de toute matiere, ou forcé ignorammant par la volubilité et incomprehensibilité de toute matiere. Que signifie ce refrein: En un lieu glissant et coulant suspendons nostre creance? car, comme dit Euripides, Les oeuvres de Dieu en diverses Façons nous donnent de traverses, semblable à celuy qu'Empedocles semoit souvent en ses livres, comme agité d'une divine fureur et forcé de la verité: Non, non, nous ne sentons rien, nous ne voyons rien; toutes choses nous sont [0221v] occultes, il n'en est aucune de laquelle nous puissions establir quelle est elle: revenant à ce mot divin, Cogitationes mortalium timidae, et incertae adinventiones nostrae et providentiae. Il ne faut pas trouver estrange si gens desesperez de la prise n'ont pas laissé de avoir plaisir à la chasse: l'estude estant de soy une occupation plaisante, et si plaisante que, parmy les voluptez, les Stoïciens defendent aussi celle qui vient de l'exercitation de l'esprit, y veulent de la bride, et trouvent de l'intemperance à trop sçavoir. Democritus, ayant mangé à sa table des figues qui sentoient le miel, commença soudain à chercher en son esprit d'où leur venoit cette douceur inusitée, et, pour s'en esclaircir, s'aloit lever de table pour voir l'assiete du lieu où ces figues avoyent esté cueillies; sa chambriere, ayant entendu la cause de ce remuement, luy dit en riant qu'il ne se penast plus pour cela, car c'estoit qu'elle les avoit mises en un vaisseau où il y avoit eu du miel. Il se despita dequoy elle luy avoit osté l'occasion de cette recherche et desrobé matiere à sa curiosité: Va, luy dit-il, tu m'as fait desplaisir: je ne lairray pourtant d'en chercher la cause comme si elle

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estoit naturelle. Et ne faillit de trouver quelque raison vraye d'un effect faux et supposé. Cette histoire d'un fameux et grand Philosophe nous represente bien clairement cette passion studieuse qui nous amuse à la poursuite des choses de l'acquet desquelles nous sommes desesperez. Plutarque recite un pareil exemple de quelqu'un qui ne vouloit pas estre esclaircy de ce dequoy il estoit en doute, pour ne perdre le plaisir de le chercher; comme l'autre qui ne vouloit pas que son medecin luy ostat l'alteration de la fievre, pour ne perdre le plaisir de l'assouvir en beuvant. Satius est supervacua discere quam nihil. Tout ainsi qu'en toute pasture il y a le plaisir souvent seul; et tout ce que nous prenons, qui est plaisant, n'est pas tousjours nutritif ou sain. Pareillement, ce que nostre esprit tire de la science, ne laisse pas d'estre voluptueux, encore qu'il ne soit ny alimentant ny salutaire. Voicy comme ils disent: La consideration de la nature est une pasture propre à nos espris; elle nous esleve et enfle, nous fait desdaigner les choses basses et terriennes par la comparaison des superieures et celestes; la recherche mesme des choses occultes et grandes, est tres-plaisante, voire à celuy qui n'en acquiert que la reverence et crainte d'en juger. Ce sont des mots de leur profession. La vaine image de cette maladive curiosité se voit [0222] plus expressement encores en cet autre exemple qu'ils ont par honneur si souvant en la bouche. Eudoxus souhetoit et prioit les Dieux qu'il peut une fois voir le soleil de pres, comprendre sa forme, sa grandeur et sa beauté, à peine d'en estre brûlé soudainement. Il veut, au pris de sa vie, acquerir une science de laquelle l'usage et possession luy soit quand et quand ostée, et, pour cette soudaine et volage cognoissance, perdre toutes autres cognoissances qu'il a et qu'il peut acquerir par apres. Je ne me persuade pas aysement qu'Epicurus, Platon et Pythagoras nous ayent donné pour argent contant leurs Atomes, leurs Idées et leurs Nombres. Ils estoient trop sages pour establir leurs articles de foy de chose si incertaine et si debatable. Mais, en cette obscurité et ignorance du monde, chacun de ces grands personnages s'est travaillé d'apporter une telle quelle image de lumiere, et ont promené leur ame à des inventions qui eussent au moins une plaisante et subtile apparence: pourveu que, toute fausse, elle se peust maintenir contre les oppositions contraires: unicuique ista pro ingenio finguntur, non ex scientiae vi. Un ancien à qui on reprochoit qu'il faisoit profession de la Philosophie, de laquelle pourtant en son jugement il ne tenoit pas grand compte, respondit que cela c'estoit vraymant philosopher. Ils ont voulu considerer

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tout, balancer tout, et ont trouvé cette occupation propre à la naturelle curiosité qui est en nous. Aucunes choses, ils les ont escrites pour le besoin de la société publique, comme leurs religions; et a esté raisonnable, pour cette consideration, que les communes opinions ils n'ayent voulu les espelucher au vif aux fins de n'engendrer du trouble en l'obeïssance des lois et coustumes de leur pays. Platon traicte ce mystere d'un jeu assez descouvert. Car, où il escrit selon soy, il ne prescrit rien à certes. Quand il faict le legislateur, il emprunte un style regentant et asseverant, et si y mesle hardiment les plus fantastiques de ses inventions, autant utiles à persuader à la commune que ridicules à persuader à soy-mesme, sachant combien nous sommes propres à recevoir toutes impressions, et, sur toutes, les plus farouches et enormes. Et pourtant, en ses loix, il a grand soing qu'on ne chante en publiq que des poesies desquelles les fabuleuses feintes tendent à quelque utile fin; et, estant si facile d'imprimer tous fantosmes en l'esprit humain, que c'est injustice de ne le paistre plustost de mensonges profitables que de mensonges ou inutiles ou dommageables. Il dict tout destroussement en sa republique que, pour le profit des hommes, il est souvent besoin de les piper. Il est aisé à distinguer les unes sectes avoir plus suivy la verité, les autres l'utilité, par où celles cy ont gaigné crédit. C'est la misere de nostre condition, que souvent ce qui se presente à nostre imagination le plus vray, ne s'y presente pas pour le plus utile à nostre vie. Les plus hardies sectes, Epicurienne, Pyrrhonienne, nouvelle Academique, encore sont elles contrainctes de se plier à la loy civile, au bout du compte. Il y a d'autres subjects qu'ils ont belutez, qui à gauche, qui à dextre, chacun se travaillant à y donner quelque visage, à tort ou à droit. Car, n'ayans rien trouvé de si caché dequoy ils n'ayent voulu parler, il leur est souvent force de [0222v] forger des conjectures foibles et folles, non qu'ils les prinsent eux mesmes pour fondement, ne pour establir quelque verité, mais pour l'exercice de leur estude: Non tam id sensisse quod dicerent, quam exercere ingenia materiae difficultate videntur voluisse. Et, si on ne le prenoit ainsi, comme couvririons nous une si grande inconstance, varieté et vanité d'opinions que nous voyons avoir esté produites par ces ames excellentes et admirables? Car, pour exemple, qu'est-il plus vain que de vouloir deviner Dieu par nos analogies et conjectures, le regler et le monde à nostre capacité et à nos loix, et nous

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servir aux despens de la divinité de ce petit eschantillon de suffisance qu'il luy a pleu despartir à nostre naturelle condition? Et, par ce que nous ne pouvons estendre nostre veue jusques en son glorieux siege, l'avoir ramené ça bas à nostre corruption et à nos miseres? De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle là me semble avoir eu plus de vray-semblance et plus d'excuse, qui reconnoissoit Dieu comme une puissance incomprehensible, origine et conservatrice de toutes choses, toute bonté, toute perfection, recevant et prenant en bonne part l'honneur et la reverence que les humains luy rendoient soubs quelque visage, sous quelque nom et en quelque maniere que ce fut: Jupiter omnipotens rerum, regumque deumque Progenitor genitrixque. Ce zele universellement a esté veu du ciel de bon oeil. Toutes polices ont tiré fruit de leur devotion: les hommes, les actions impies, ont eu par tout les evenemens sortables. Les histoires payennes reconnoissent de la dignité, ordre, justice et des prodiges et oracles employez à leur profit et instruction en leurs religions fabuleuses, Dieu, par sa misericorde, daignant à l'avanture fomenter par ces benefices temporels les tendres principes d'une telle quelle brute connoissance que la raison naturelle nous a donné de luy au travers des fausses images de nos songes. Non seulement fausses, mais impies aussi et injurieuses sont celles que l'homme a forgé de son invention. Et, de toutes les religions que Saint Paul trouva en credit à Athenes, celle qu'ils avoyent desdiée à une Divinité cachée et inconnue luy sembla la plus excusable. Pythagoras adombra la verité de plus pres, jugeant que la connoissance de cette cause premiere et estre des estres devoit estre indefinie, sans prescription, sans declaration; que ce n'estoit autre chose que l'extreme effort de nostre imagination vers la perfection, chacun en amplifiant l'idée selon sa capacité. Mais si Numa entreprint de conformer à ce projet la devotion de son peuple, l'attacher à une religion purement mentale, sans objet prefix et sans meslange materiel, il entreprit chose de nul usage: l'esprit humain ne se sçauroit maintenir vaguant en cet infini de pensées informes; il les luy faut compiler en certaine image, à son modelle. La majesté divine s'est ainsi pour nous aucunement laissé

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circonscrire aux limites corporels: ses sacremens supernaturels et celestes ont des signes de nostre terrestre condition; son adoration s'exprime par offices et paroles sensibles: car c'est l'homme, qui croid et qui prie. Je laisse à part les autres argumens qui s'employent à ce subject. Mais à peine me feroit on accroire, que la veue de nos crucifix et peinture de ce piteux supplice, que les ornemens et mouvemens ceremonieux de nos eglises, que les voix accommodées à la devotion de nostre pensée, et cette esmotion des sens n'eschauffent l'ame des peuples, d'une passion religieuse, de tres-utile effect. De celles ausquelles on a donné corps, comme la necessité l'a requis, parmy cette cecité universelle, je me fusse, ce me semble, plus volontiers attaché à ceux qui adoroient le Soleil, la lumiere commune, L'oeil du monde; et si Dieu au chef porte des yeux, Les rayons du Soleil sont ses yeux radieux, Qui donnent vie à tous, nous maintienent et gardent, [0223] Et les faicts des humains en ce monde regardent: Ce beau, ce grand soleil qui nous faict les saisons, Selon qu'il entre ou sort de ses douze maisons; Qui remplit l'univers de ses vertus connues; Qui, d'un traict de ses yeux, nous dissipe les nues: L'esprit, l'ame du monde, ardant et flamboyant, En la course d'un jour tout le Ciel tournoyant; Plein d'immense grandeur, rond, vagabond et ferme; Lequel tient dessoubs luy tout le monde pour terme; En repos sans repos; oysif, et sans sejour; Fils aisné de nature et le pere du jour. D'autant qu'outre cette sienne grandeur et beauté, c'est la piece de cette machine que nous descouvrons la plus esloignée de nous, et, par ce moyen, si peu connue, qu'ils estoient pardonnables d'en entrer en admiration et reverence. Thales, qui le premier s'enquesta de telle matiere, estima Dieu un esprit qui fit d'eau toutes choses; Anaximander, que les Dieux estoyent mourans et naissans à diverses saisons, et que c'estoyent des mondes infinis en nombre; Anaximenes, que l'air estoit Dieu, qu'il estoit produit et immense, tousjours mouvant. Anaxagoras, le premier, a tenu la description et maniere de toutes choses, estre conduite par la force et raison

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d'un esprit infini. Alcmaeon a donné la divinité au soleil, à la lune, aux astres et à l'ame. Pythagoras a faict Dieu un esprit espandu par la nature de toutes choses d'où nos ames sont déprinses; Parmenides, un cercle entournant le ciel et maintenant le monde par l'ardeur de la lumiere. Empedocles disoit estre des Dieux les quatre natures desquelles toutes choses sont faictes; Protagoras, n'avoir que dire, s'ils sont ou non, ou quels ils sont; Democritus, tantost que les images et leurs circuitions sont Dieux, tantost cette nature qui eslance ces images, et puis nostre science et intelligence. Platon dissipe sa creance à divers visages; il dict, au Timaee, le pere du monde ne se pouvoir nommer; aux loix, qu'il ne se faut enquerir de son estre; et, ailleurs, en ces mesmes livres, il faict le monde, le ciel, les astres, la terre et nos ames Dieux, et reçoit en outre ceux qui ont esté receuz par l'ancienne institution en chasque republique. Xenophon rapporte un pareil trouble de la discipline de Socrates: tantost qu'il ne se faut enquerir de la forme de Dieu, et puis il luy faict establir que le Soleil est Dieu, et l'ame Dieu; qu'il n'y en a qu'un, et puis qu'il y en a plusieurs. Speusippus, neveu de Platon, faict Dieu certaine force gouvernant les choses, et qu'elle est animale; Aristote, asture que c'est l'esprit, asture le monde; asture il donne un autre maistre à ce monde, et asture faict Dieu l'ardeur du ciel. Zenocrates en faict huict: les cinq nommez entre les planetes, le sixiesme composé de toutes les estoiles fixes comme de ses membres, le septiesme et huictiesme, le soleil et la lune. Heraclides Ponticus ne faict que vaguer entre les advis et en fin prive Dieu de sentiment et le faict remuant de forme à autre, et puis dict que c'est le ciel et la terre. Theophraste se promeine de pareille irresolution entre toutes ses fantasies, attribuant l'intendance du monde tantost à l'entendement, tantost au ciel, tantost aux estoilles; Strato, que c'est Nature ayant la force d'engendrer, augmenter et diminuer, sans forme et sentiment; Zeno, la loy naturelle, commandant le bien et prohibant le mal, laquelle loy est un animant, et oste les Dieux accoustumez, Jupiter, Juno, Vesta; Diogenes Apolloniates, que c'est l'aage. Xenophanes faict Dieu rond, voyant, oyant, non respirant, n'ayant rien de commun avec l'humaine nature. Ariston estime la forme de Dieu incomprenable, le prive de sens et ignore s'il est animant ou autre chose; Cleanthes, tantost la raison, tantost le monde, tantost l'ame de Nature, tantost la chaleur supreme entournant et envelopant tout. Perseus, auditeur de Zeno, a tenu qu'on a surnommé Dieux ceux qui avoyent apporté quelque notable utilité à l'humaine vie et les choses mesmes

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profitables. Chrysippus faisoit un amas confus de toutes les precedentes sentences, et comptoit, entre mille formes de Dieux qu'il faict, les hommes aussi qui sont immortalisez. Diagoras et Theodorus nioyent tout sec qu'il y eust des Dieux. Epicurus faict les dieux luisans, transparens et perflables, logez, comme entre deux forts, entre deux mondes, à couvert des coups, revestus d'une humaine figure et de nos membres, lesquels membres leur sont de nul usage. Ego deûm genus esse semper duxi, et dicam coelitum; Sed eos non curare opinor, quid agat humanum genus. Fiez vous à vostre philosophie; vantez vous d'avoir trouvé la feve au gasteau, à voir ce tintamarre de tant de cervelles philosophiques ! Le trouble des formes mondaines a gaigné sur moy que les diverses moeurs et fantasies aux miennes ne me desplaisent pas tant comme elles m'instruisent, ne m'enorgueillissent pas tant comme elles m'humilient en les conferant; et tout autre choix que celuy qui vient de la main expresse de Dieu, me semble choix de peu de prerogative. Je laisse à part les trains de vie monstrueux et contre nature. Les polices du monde ne sont pas moins contraires en ce subject que les escholes: par où nous pouvons apprendre que la Fortune mesme n'est pas plus diverse et variable que nostre raison, ny plus aveugle et inconsidérée. Les choses les plus ignorées sont plus propres à estre deifiées: Parquoy de faire de nous des Dieux, comme l'ancienneté, cela surpasse l'extreme foiblesse de discours. J'eusse encore plustost suivy ceux qui adoroient le serpent, le chien et le boeuf: d'autant que leur nature et leur estre nous est moins connu; et avons plus de loy d'imaginer ce qu'il nous plaist de ces bestes-là et leur attribuer des facultez extraordinaires. Mais d'avoir faict des dieux de nostre condition, de laquelle nous devons connoistre l'imperfection, leur avoir attribué le desir, la cholere, les vengeances, les mariages, les generations et les parentelles, l'amour et la jalousie, nos membres et nos os, nos fievres et nos plaisirs, nos morts, nos sepultures, il faut que cela soit party d'une merveilleuse yvresse de l'entendement humain,

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Quae procul usque adeo divino ab numine distant,
Inque Deum numero quae sint indigna videri.

Formae, aetates, vestitus, ornatus noti sunt; genera, conjugia, cognationes omniaque traducta ad similitudinem imbecillitatis humanae: nam et perturbatis animis inducuntur; accipimus enim deorum cupiditates, aegritudines, iracundias. [0223v] Comme d'avoir attribué la divinité non seulement à la foy, à la vertu, à l'honneur, concorde, liberté, victoire, pieté: mais aussi à la volupté, fraude, mort, envie, vieillesse, misere, à la peur, à la fievre et à la male fortune, et autres injures de nostre vie fresle et caduque.

Quid juvat hoc, templis nostros inducere mores?
O curvae in terris animae et coelestium inanes !

Les Aegyptiens, d'une imprudente prudence, defendoyent sur peine de la hart que nul eust à dire que Serapis et Isis, leurs Dieux, eussent autres fois esté hommes; et nul n'ignoroit qu'ils ne l'eussent esté. Et leur effigie representée le doigt sur la bouche signifioit, dict Varro, cette ordonnance mysterieuse à leur prestres de taire leur origine mortelle, comme par raison necessaire annullant toute leur veneration. Puis que l'homme desiroit tant de s'apparier à Dieu, il eust mieux faict, dict Cicero, de ramener à soy les conditions divines et les attirer ça bas, que d'envoyer là haut sa corruption et sa misere; mais, à le bien prendre, il a faict en plusieurs façons et l'un et l'autre, de pareille vanité d'opinion. Quand les Philosophes espeluchent la hierarchie de leurs dieux et font les empressez à distinguer leurs alliances, leurs charges et leur puissance, je ne puis pas croire qu'ils parlent à certes. Quand Platon nous deschiffre le vergier de Pluton et les commoditez ou peines corporelles qui nous attendent encore apres la ruine et aneantissement de nos corps, et les accommode au ressentiment que nous avons en cette vie,

Secreti celant calles, et myrtea circum
Sylva tegit; curae non ipsa in morte relinquunt;

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quand Mahumet promet aux siens un paradis tapissé, paré d'or et de pierrerie, peuplé de garses d'excellente beauté, de vins et de vivres singuliers, je voy bien que ce sont des moqueurs qui se plient à nostre bestise pour nous emmieler et attirer par ces opinions et esperances, convenables à nostre mortel appetit. Si sont aucuns des nostres tombez en pareille erreur, se promettant apres la resurrection une vie terrestre et temporelle accompaignée de toutes sortes de plaisirs et commoditez mondaines. Croyons nous que Platon, luy qui a eu ses conceptions si celestes, et si grande accointance à la divinité, que le surnom luy en est demeuré, ait estimé que l'homme, cette pauvre creature, eut rien en luy applicable à cette incomprehensible puissance? et qu'il ait creu que nos prises languissantes fussent capables, ny la force de nostre sens assez robuste, pour participer à la beatitude ou peine eternelle? Il faudroit luy dire de la [0224] part de la raison humaine: Si les plaisirs que tu nous promets en l'autre vie sont de ceux que j'ay senti çà bas, cela n'a rien de commun avec l'infinité. Quand tous mes cinq sens de nature seroient combles de liesse, et cette ame saisie de tout le contentement qu'elle peut desirer et esperer, nous sçavons ce qu'elle peut: cela, ce ne seroit encores rien. S'il y a quelque chose du mien, il n'y a rien de divin. Si cela n'est autre que ce qui peut appartenir à cette nostre condition presente, il ne peut estre mis en compte. Tout contentement des mortels est mortel. La reconnoissance de nos parens, de nos enfans et de nos amis, si elle nous peut toucher et chatouiller en l'autre monde, si nous tenons encore à un tel plaisir, nous sommes dans les commoditez terrestres et finies. Nous ne pouvons dignement concevoir la grandeur de ces hautes et divines promesses, si nous les pouvons aucunement concevoir: pour dignement les imaginer, il faut les imaginer inimaginables, indicibles et incomprehensibles, et parfaictement autres que celles de nostre miserable experience. Oeuil ne sçauroit voir, dict Saint Paul, et ne peut monter en coeur d'homme l'heur que Dieu a preparé aux siens. Et si, pour nous en rendre capables, on reforme et rechange nostre estre (comme tu dis, Platon, par tes purifications), ce doit estre d'un si extreme changement et si universel que, par la doctrine physique, ce ne sera plus nous,

Hector erat tunc cum bello certabat; at ille,
Tractus ab Aemonio, non erat Hector, equo.

Ce sera quelque autre chose qui recevra ces recompenses,

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quod mutatur, dissolvitur; interit ergo:
Trajiciuntur enim partes atque ordine migrant.

Car, en la Metempsicose de Pythagoras et changement d'habitation qu'il imaginoit aux ames, pensons nous que le lyon, dans lequel est l'ame de Caesar, espouse les passions qui touchoient Caesar, ny que ce soit luy? Si c'estoit encore luy, ceux là auroyent raison qui, combattants cette opinion contre Platon, luy reprochent que le fils se pourroit trouver à chevaucher sa mere, revestue d'un corps de mule, et semblables absurditez. Et pensons nous qu'és mutations qui [0224v] se font des corps des animaux en autres de mesme espece, les nouveaux venus ne soient autres que leurs predecesseurs? Des cendres d'un phoenix s'engendre, dit-on, un ver, et puis un autre phoenix; ce second Phoenix, qui peut imaginer qu'il ne soit autre que le premier? Les vers qui font nostre soye, on les void comme mourir et assecher, et, de ce mesme corps, se produire un papillon, et de là un autre ver, qu'il seroit ridicule estimer estre encores le premier. Ce qui a cessé une fois d'estre, n'est plus,

Nec si materiam nostram collegerit aetas
Post obitum, rursumque redegerit, ut sita nunc est,
Atque iterum nobis fuerint data lumina vitae,
Pertineat quidquam tamen ad nos id quoque factum,
Interrupta semel cum si repetentia nostra.

Et quand tu dis ailleurs, Platon, que ce sera la partie spirituelle de l'homme à qui il touchera de jouyr des recompenses de l'autre vie, tu nous dis chose d'aussi peu d'apparence,

Scilicet, avolsis radicibus, ut nequit ullam
Dispicere ipse oculus rem, seorsum corpore toto.

Car, à ce compte, ce ne sera plus l'homme, ny nous, par consequent, à qui touchera cette jouyssance: car nous sommes bastis de deux pieces principales essentielles, desquelles la separation c'est la mort et ruyne de nostre estre,

Inter enim jacta est vitai pausa, vagéque
Deerrarunt passim motus ab sensibus omnes.

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Nous ne disons pas que l'homme souffre quand les vers luy rongent ses membres, dequoy il vivoit, et que la terre les consomme,

Et nihil hoc ad nos, qui coitu conjugioque
Corporis atque animae consistimus uniter apti.

D'avantage, sur quel fondement de leur justice peuvent les [0225] dieux reconnoistre et recompenser à l'homme, apres sa mort, ses actions bonnes et vertueuses, puis que ce sont eux mesmes qui les ont acheminées et produites en luy? Et pourquoi s'offencent ils et vengent sur luy les vitieuses, puis qu'ils l'ont eux-mesmes produict en cette condition fautiere, et que, d'un seul clin de leur volonté, ils le peuvent empescher de faillir? Epicurus opposeroit-il pas cela à Platon avec grand apparence de l'humaine raison, s'il ne se couvroit souvent par cette sentence: Qu'il est impossible d'establir quelque chose de certain de l'immortelle nature par la mortelle? Elle ne fait que fourvoyer par tout, mais specialement quand elle se mesle des choses divines. Qui le sent plus evidamment que nous? Car, encores que nous luy ayons donné des principes certains et infallibles, encores que nous esclairions ses pas par la saincte lampe de la verité qu'il a pleu à Dieu nous communiquer, nous voyons pourtant journellement, pour peu qu'elle se démente du sentier ordinaire et qu'elle se destourne ou escarte de la voye tracée et battue par l'Eglise, comme tout aussi tost elle se perd, s'embarrasse et s'entrave, tournoyant et flotant dans cette mer vaste, trouble et ondoyante des opinions humaines, sans bride et sans but. Aussi tost qu'elle pert ce grand et commun chemin, elle va se divisant et dissipant en mille routes diverses. L'homme ne peut estre que ce qu'il est, ny imaginer que selon sa portée. C'est plus grande presomption, dict Plutarque, à ceux qui ne sont qu'hommes, d'entreprendre de parler et discourir des dieux et des demy-dieux que ce n'est à un homme ignorant de musique vouloir juger de ceux qui chantent, ou à un homme qui ne fut jamais au camp, vouloir disputer des armes et de la guerre, en presumant comprendre par quelque legere conjecture les effects d'un art qui est hors de sa cognoissance. L'ancienneté pensa, ce croy-je, faire quelque chose pour la grandeur divine, de l'apparier à l'homme, la vestir de ses facultez et estrener de ses belles humeurs et plus honteuses necessitez, luy offrant de nos viandes à manger, de nos danses, mommeries et farces à la resjouïr, de nos vestemens à se couvrir et maisons à [0225v] loger, la caressant par

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l'odeur des encens et sons de la musique, festons et bouquets, et, pour l'accommoder à noz vicieuses passions, flatant sa justice d'une inhumaine vengeance, l'esjouïssant de la ruine et dissipation des choses par elle creées et conservées (comme Tiberius Sempronius qui fit brusler, pour sacrifice à Vulcan, les riches despouilles et armes qu'il avoit gaigné sur les ennemis en la Sardaigne; et Paul Aemile, celles de Macedoine à Mars et à Minerve; et Alexandre, arrivé à l'Ocean Indique, jetta en mer, en faveur de Thetis, plusieurs grands vases d'or); remplissant en outre ses autels d'une boucherie non de bestes innocentes seulement, mais d'hommes aussi, ainsi que plusieurs nations, et entre autres la nostre, avoient en usage ordinaire. Et croy qu'il n'en est aucune exempte d'en avoir faict essay,

Sulmone creatos
Quattuor hic juvenes, totidem quos educat Ufens,
Viventes rapit, inferias quos immolet umbris.

Les Getes se tiennent immortels, et leur mourir n'est que s'acheminer vers leur Dieu Zamolxis. De cinq en cinq ans ils depeschent vers luy quelqu'un d'entre eux pour le requerir des choses necessaires. Ce deputé est choisi au sort. Et la forme de le depescher, apres l'avoir de bouche informé de sa charge, est que, de ceux qui l'assistent, trois tiennent debout autant de javelines sur lesquelles les autres le lancent à force de bras. S'il vient à s'enferrer en lieu mortel et qu'il trespasse soudain, ce leur est certain argument de faveur divine; s'il en eschappe, ils l'estiment meschant et execrable, et en deputent encores un autre de mesmes. Amestris, mere de Xerxes, devenue vieille, fit pour une fois ensevelir tous vifs quatorze jouvenceaux des meilleures maisons de Perse, suyvant la religion du pays, pour gratifier à quelque Dieu sousterrain. Encores aujourd'hui, les idolles de Themistitan se cimentent du sang des petits enfans, et n'aiment sacrifice que de ces pueriles et pures ames: justice affamée du sang de l'innocence, Tantum relligio potuit suadere malorum ! Les Carthaginois immoloient leurs propres enfans à Saturne; et qui n'en avoit point, en achetoit, estant cependant le pere et la mere tenus d'assister à cet office avec contenance gaye et contente. C'estoit une estrange fantasie de vouloir payer la bonté divine de nostre affliction,

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comme les Lacedemoniens qui mignardoient leur Diane par le bourrellement des jeunes garçons qu'ils faisoient foiter en sa faveur, souvent jusques à la mort. C'estoit une humeur farouche de vouloir gratifier l'architecte de la subversion de son bastiment, et de vouloir garentir la peine deue aux coulpables par la punition des non coulpables; et que la povre Iphigenia, au port d'Aulide, par sa mort et immolation, deschargeast envers Dieu l'armée des Grecs des offences qu'ils avoient commises:

Et casta inceste, nubendi tempore in ipso,
Hostia concideret mactatu moesta parentis;
et ces deux belles et genereuses ames des deux Decius, pere et fils, pour propitier la faveur des Dieux envers les affaires Romaines, s'allassent jetter à corps perdu à travers le plus espez des ennemis. Quae fuit tanta deorum iniquitas, ut placari populo Romano non possent, nisi tales viri occidissent. Joint que ce n'est pas au criminel de se faire foiter à sa mesure et à son heure: c'est au juge qui [0226] ne met en compte de chastiement que la peine qu'il ordonne, et ne peut attribuer à punition ce qui vient à gré à celui qui le soufre. La vengeance divine presuppose nostre dissentiment entier pour sa justice et pour nostre peine. Et fut ridicule l'humeur de Policrates, tyran de Samos, lequel, pour interrompre le cours de son continuel bon heur et le compenser, alla jetter en mer le plus cher et precieux joyeau qu'il eust, estimant que, par ce malheur aposté, il satisfaisoit à la revolution et vicissitude de la fortune; et elle, pour se moquer de son ineptie, fit que ce mesme joyeau revinst encore en ses mains, trouvé au ventre d'un poisson. Et puis à quel usage les deschiremens et desmembremens des Corybantes, des Menades, et, en noz temps, des Mahometans qui se balaffrent les visages, l'estomach, les membres, pour gratifier leur prophete, veu que l'offence consiste en la volonté, non en la poitrine, aux yeux, aux genitoires, en l'embonpoinct, aux espaules et au gosier. Tantus est perturbatae mentis et sedibus suis pulsae furor, ut sic Dii placentur, quemadmodum ne homines quidem saeviunt. Cette contexture naturelle regarde par son usage non seulement nous, mais aussi le service de Dieu et des autres hommes: c'est injustice

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de l'affoler à nostre escient, comme de nous tuer pour quelque pretexte que ce soit. Ce semble estre grande lacheté et trahison de mastiner et corrompre les functions du corps, stupides et serves, pour espargner à l'ame la sollicitude de les conduire selon raison. Ubi iratos deos timent, qui sic propitios habere merentur? In regiae libidinis voluptatem castrati sunt quidam; sed nemo sibi, ne vir esset, jubente domino, manus intulit. Ainsi remplissoient ils leur religion de plusieurs mauvais effects,

saepius olim
Relligio peperit scelerosa atque impia facta.

Or rien du nostre ne se peut assortir ou raporter, en quelque façon que ce soit, à la nature divine, qui ne la tache et marque d'autant d'imperfection. Cette infinie beauté, puissance et bonté, comment peut elle souffrir quelque correspondance et similitude à chose si abjecte que nous sommes, sans un extreme interest et dechet de sa divine grandeur. Infirmum dei fortius est hominibus, et stultum dei sapientius est hominibus. Stilpon le philosophe, interrogé si les Dieux s'esjouïssent de nos honneurs et sacrifices: Vous estes indiscret, respondit il; retirons nous à part, si vous voulez parler de cela. Toutesfois nous luy prescrivons des bornes, nous tenons sa puissance assiegée par nos raisons (j'appelle raison nos resveries et nos songes, avec la dispense de la philosophie, qui dit le fol mesme et le meschant forcener par raison, mais que c'est une raison de particuliere forme); nous le voulons asservir aux apparences vaines et foibles de nostre entendement, luy qui a fait et nous et nostre cognoissance. Par ce que rien ne se fait de rien, Dieu n'aura sçeu bastir le monde sans matiere. Quoy ! Dieu nous a-il mis en mains les clefs et les derniers ressorts de sa puissance? s'est-il obligé à n'outrepasser les bornes de nostre science? Mets le cas, ô homme, que tu ayes peu remarquer icy quelques traces de ses effets: penses-tu qu'il y ait employé tout ce qu'il a peu et qu'il ait mis toutes ses formes et toutes ses idées en cet ouvrage? Tu ne vois que l'ordre et la police de ce petit caveau où tu es logé, au moins si tu la vois: sa

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divinité a une jurisdiction infinie au delà; cette piece n'est rien au pris du tout: [0226v]

omnia cum coelo terraque marique
Nil sunt ad summam summaï totius omnem:

c'est une loy municipalle que tu allegues, tu ne sçays pas quelle est l'universelle. Attache toy à ce à quoy tu es subjet, mais non pas luy; il n'est pas ton confraire, ou concitoyen, ou compaignon; s'il s'est aucunement communiqué à toy, ce n'est pas pour se ravaler à ta petitesse, ny pour te donner le contrerolle de son pouvoir. Le corps humain ne peut voler aux nues, c'est pour toy; le Soleil bransle sans sejour sa course ordinaire; les bornes des mers et de la terre ne se peuvent confondre; l'eau est instable et sans fermeté; un mur est, sans froissure, impenetrable à un corps solide; l'homme ne peut conserver sa vie dans les flammes; il ne peut estre et au ciel et en la terre, et en mille lieux ensemble corporellement. C'est pour toy qu'il a faict ces regles; c'est toy qu'elles attachent. Il a tesmoigné aux Chrestiens qu'il les a toutes franchies, quand il luy a pleu. De vray, pourquoy, tout puissant comme il est, auroit il restreint ses forces à certaine mesure? en faveur de qui auroit il renoncé son privilege? Ta raison n'a en aucune autre chose plus de verisimilitude et de fondement qu'en ce qu'elle te persuade la pluralité des mondes:

Terramque, et solem, lunam, mare, caetera quae sunt
Non esse unica, sed numero magis innumerali.

Les plus fameux esprits du temps passé l'ont creue, et aucuns des nostres mesmes, forcez par l'apparence de la raison humaine. D'autant qu'en ce bastiment que nous voyons, il n'y a rien seul et un,

cum in summa res nulla sit una,
Unica quae gignatur, et unica solaque crescat,

et que toutes les especes sont multipliées en quelque nombre; par où il semble n'estre pas vray-semblable que Dieu ait faict ce seul ouvrage sans compaignon, et que la matiere de cette [0227] forme ait esté toute espuisée en ce seul individu:

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Quare etiam atque etiam tales fateare necesse est
Esse alios alibi congressus materiaï,
Qualis hic est avido complexu quem tenet aether:

notamment si c'est un animant, comme ses mouvemens le rendent si croyable que Platon l'asseure, et plusieurs des nostres, ou le confirment ou ne l'osent infirmer; non plus que cette ancienne opinion que le ciel, les estoilles, et autres membres du monde, sont creatures composées de cors et ame, mortelles en consideration de leur composition, mais immortelles par la determination du createur. Or, s'il y a plusieurs mondes, comme Democritus, Epicurus et presque toute la philosophie a pensé, que sçavons nous si les principes et les regles de cettuy cy touchent pareillement les autres? Ils ont à l'avanture autre visage et autre police. Epicurus les imagine ou semblables ou dissemblables. Nous voyons en ce monde une infinie difference et varieté pour la seule distance des lieux. Ny le bled, ni le vin se voit, ny aucun de nos animaux en ces nouvelles terres que nos peres ont descouvert; tout y est divers. Et, au temps passé, voyez en combien de parties du monde on n'avoit connoissance ny de Bacchus ny de Ceres. Qui en voudra croire Pline et Herodote, il y a des especes d'hommes en certains endroits, qui ont fort peu de ressemblance à la nostre. Et y a des formes mestisses et ambigues entre l'humaine nature et la brutale. Il y a des contrées où les hommes naissent sans teste, portant les yeux et la bouche en la poitrine; où ils sont tous androgynes; où ils marchent de quattre pates; où ils n'ont qu'un oeil au front, et la teste plus semblable à celle d'un chien qu'à la nostre; où ils sont moitié poissons par embas et vivent en l'eau; où les femmes s'accouchent à cinq ans et n'en vivent que huict; où ils ont la teste si dure et la peau du front, que le fer n'y peut mordre et rebouche contre; où les hommes sont sans barbe; des nations sans usage et connoissance de feu; d'autres qui rendent le sperme de couleur noire. Quoy, ceux qui naturellement se changent en loups, en jumens, et puis encore en hommes? Et, s'il en est ainsi comme dict Plutarque que, en quelque endroit des Indes, il y aye des hommes sans bouche, se nourrissans de la senteur de certaines odeurs, combien y a il de nos descriptions fauces? il n'est plus risible, ny à l'avanture capable de raison et de societé. L'ordonnance et la cause de nostre bastiment interne seroyent, pour la plus part, [0227v] hors de propos.

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Davantage, combien y a il de choses en nostre cognoissance, qui combatent ces belles regles que nous avons taillées et prescrites à nature? et nous entreprendrons d'y attacher Dieu mesme? Combien de choses appellons nous miraculeuses et contre nature? Cela se faict par chaque homme et par chaque nation selon la mesure de son ignorance. Combien trouvons nous de proprietez ocultes et de quint'essences? car, aller selon nature, pour nous, ce n'est qu'aller selon nostre intelligence, autant qu'elle peut suyvre et autant que nous y voyons: ce qui est audelà, est monstrueux et desordonné. Or, à ce conte, aux plus avisez et aux plus habilles tout sera donc monstrueux: car à ceux là l'humaine raison a persuadé qu'elle n'avoit ny pied, ny fondement quelconque, non pas seulement pour asseurer si la neige est blanche (et Anaxagoras la disoit estre noire); s'il y a quelque chose, ou s'il n'y a nulle chose; s'il y a science ou ignorance (Metrodorus Chius nioit l'homme le pouvoir dire); ou si nous vivons: comme Euripides est en doute si la vie que nous vivons est vie. ou si c'est ce que nous appellons mort, qui soit vie:

Tis d'oiden ei zaen touth' ho kiklaetai thanein,
To zaen de thnaeiskein esti.

Et non sans apparence: car pourquoy prenons nous titre d'estre, de cet instant qui n'est qu'une eloise dans le cours infini d'une nuict eternelle, et une interruption si briefve de nostre perpetuelle et naturelle condition? la mort occupant tout le devant et tout le derriere de ce moment, et une bonne partie encore de ce moment. D'autres jurent qu'il n'y a point de mouvement, que rien ne bouge, comme les suivants de Melissus (car, s'il n'y a qu'un, ny le mouvement sphaerique ne luy peut servir, ny le mouvement de lieu à autre, comme Platon preuve), qu'il n'y a ny generation ny corruption en nature. Protagoras dict qu'il n'y a rien en nature que le doubte; que, de toutes choses, on peut esgalement disputer, et de cela mesme, si on peut esgalement disputer de toutes choses; Nausiphanez, que, des choses qui semblent, rien est non plus que non est, qu'il n'y a autre certain que l'incertitude; Parmenides que, de ce qu'il semble, il n'est aucune chose en general, qu'il n'est qu'un; Zenon, qu'un mesme n'est pas, et qu'il n'y a rien. Si un estoit, il seroit ou en un autre ou en soy-mesme; s'il est en un autre, ce sont deux; s'il est en soy mesme, ce sont encore deux, le comprenant et le comprins. Selon ces dogmes, la nature des choses n'est qu'un'ombre ou fauce ou vaine.

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Il m'a tousjours semblé qu'à un homme Chrestien cette sorte de parler est pleine d'indiscretion et d'irreverance: Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut desdire, Dieu ne peut faire cecy ou cela. Je ne trouve pas bon d'enfermer ainsi la puissance divine soubs les loix de nostre parolle. Et l'apparance qui s'offre à nous en ces propositions, il la faudroit representer plus reveramment et plus [0228] religieusement. Nostre parler a ses foiblesses et ses defauts, comme tout le reste. La plus part des occasions des troubles du monde sont Grammairiennes. Nos procez ne naissent que du debat de l'interpretation des loix; et la plus part des guerres, de cette impuissance de n'avoir sçeu clairement exprimer les conventions et traictez d'accord des princes. Combien de querelles et combien importantes a produit au monde le doubte du sens de cette syllabe, Hoc' Prenons la clause que la logique mesmes nous presentera pour la plus claire. Si vous dictes: Il faict beau temps, et que vous dissiez verité, il fait donc beau temps. Voylà pas une forme de parler certaine? Encore nous trompera elle. Qu'il soit ainsi, suyvons l'exemple. Si vous dictes: Je ments, et que vous dissiez vray, vous mentez donc. L'art, la raison, la force de la conclusion de cette cy sont pareilles à l'autre; toutes fois nous voylà embourbez. Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale conception en aucune maniere de parler: car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies: de façon que, quand ils disent: Je doubte, on les tient incontinent à la gorge pour leur faire avouer qu'au-moins assurent et sçavent ils cela, qu'ils doubtent. Ainsin on les a contraints de se sauver dans cette comparaison de la medecine, sans laquelle leur humeur seroit inexplicable: quand ils prononcent: J'ignore, ou: Je doubte, ils disent que cette proposition s'emporte elle mesme, quant et quant le reste, ny plus ne moins que la rubarbe qui pousse hors les mauvaises humeurs et s'emporte hors quant et quant elle mesmes. Cette fantasie est plus seurement conceue par interrogation: Que sçay-je ? comme je la porte à la devise d'une balance. Voyez comment on se prevaut de cette sorte de parler pleine d'irreverence. Aux disputes qui sont à present en nostre religion, si vous pressez trop [0228v] les adversaires, ils vous diront tout destrousséement qu'il n'est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit en paradis et en la terre, et en plusieurs lieux ensemble. Et ce moqueur ancien, comment il

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en fait son profit' Au moins, dit-il, est ce une non legiere consolation à l'homme de ce qu'il voit Dieu ne pouvoir pas toutes choses: car il ne se peut tuer quand il le voudroit, qui est la plus grande faveur que nous ayons en nostre condition; il ne peut faire les mortels immortels; ny revivre les trespassez; ny que celuy qui a vescu, n'ait point vescu; celuy qui a eu des honneurs, ne les ait point eus: n'ayant autre droit sur le passé que de l'oubliance. Et, afin que cette societé de l'homme à Dieu s'accouple encore par des exemples plaisans, il ne peut faire que deux fois dix ne soyent vingt. Voylà ce qu'il dict, et qu'un Chrestien devroit eviter de passer par sa bouche. Là où, au rebours, il semble que les hommes recerchent cette fole fierté de langage, pour ramener Dieu à leur mesure,

cras vel atra
Nube polum pater occupato,
Vel sole puro; non tamen irritum
Quodcumque retro est, efficiet, neque
Diffinget infectumque reddet
Quod fugiens semel hora vexit.

Quand nous disons que l'infinité des siecles tant passez qu'avenir, n'est à Dieu qu'un instant; que sa bonté, sapience, puissance sont mesme chose avecques son essence, nostre parole le dict, mais nostre intelligence ne l'apprehende point. Et toutesfois nostre outrecuidance veut faire passer la divinité par nostre estamine. Et de là s'engendrent toutes les resveries et erreurs desquelles le monde se trouve saisi, ramenant et poisant à sa balance chose si esloignée de son poix. Mirum quo procedat improbitas cordis humani, parvulo aliquo invitata successu. Combien insolemment rebrouent Epicurus les Stoïciens sur ce qu'il tient l'estre veritablement bon et heureux n'appartenir qu'à Dieu, et l'homme sage n'en avoir qu'un ombrage et similitude ! Combien temerairement ont ils attaché Dieu à la destinée (à la mienne volonté, [0229] qu'aucuns du surnom de Chrestiens ne le facent pas encore !) et Thales, Platon et Pythagoras l'ont asservy à la necessité ! Cette fierté de vouloir descouvrir Dieu par nos yeux, a faict qu'un grand personnage des nostres a donné à la divinité une forme corporelle. Et est cause de ce qui nous advient tous les jours d'attribuer à Dieu les evenements d'importance, d'une particuliere assignation. Parce qu'ils nous poisent, il semble

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qu'ils luy poisent aussi, et qu'il y regarde plus entier et plus attentif qu'aux evenemens qui nous sont legiers ou d'une suite ordinaire. Magna dii curant, parva negligunt. Escoutez son exemple, il vous esclaircira de sa raison: Nec in regnis quidem reges omnia minima curant. Comme si ce luy estoit plus et moins de remuer un empire ou la feuille d'un arbre, et si sa providence s'exerçoit autrement, inclinant l'evenement d'une bataille, que le sault d'une puce ! La main de son gouvernement se preste à toutes choses de pareille teneur, mesme force et mesme ordre; nostre interest n'y apporte rien; nos mouvements et nos mesures ne le touchent pas. Deus ita artifex magnus in magnis, ut minor non sit in parvis. Nostre arrogance nous remet tousjours en avant cette blasphemeuse appariation. Par ce que nos occupations nous chargent, Strato a estreiné les Dieux de toute immunité d'offices, comme sont leurs prestres. Il faict produire et maintenir toutes choses à Nature, et de ses poids et mouvements construit les parties du monde, deschargeant l'humaine nature de la crainte des jugemens divins. Quod beatum aeternumque sit, id nec habere negotii quicquam, nec exhibere alteri. Nature veut qu'en choses pareilles il y ait relation pareille. Le nombre donc infini des mortels conclud un pareil nombre d'immortels. Les choses infinies qui tuent et nuisent, en presupposent autant qui conservent et profitent. Comme les ames des Dieux, sans langue, sans yeux, sans oreilles, sentent entre eux chacun ce que l'autre sent, et jugent nos pensées: ainsi les ames des hommes, quand elles sont libres et desprises du corps par le sommeil ou par quelque ravissement, divinent, prognostiquent et voyent choses qu'elles ne sçauroyent voir meslées aux corps. Les hommes, dict sainct Paul, sont devenus fols, cuidans estre sages; et ont mué la gloire de Dieu incorruptible en l'image de l'homme corruptible. Voyez un peu ce bastelage des deifications anciennes. Apres la grande et superbe pompe de l'enterrement, comme le feu venoit à prendre au haut de la pyramide et saisir le lict du trespassé, ils laissoyent en mesme temps eschaper un aigle, lequel, s'en volant à mont, signifioit que l'ame s'en alloit en paradis. Nous avons mille medailles, et notamment de cette honneste femme de Faustine, où cet aigle est representé emportant à la

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chevremorte vers le ciel ces ames deifiées. C'est pitié que nous nous pipons de nos propres singeries et inventions,

Quod finxere, timent:

comme les enfans qui s'effrayent de ce mesme visage qu'ils ont barbouillé et noircy à leur compaignon. Quasi quicquam infelicius sit homine cui sua figmenta dominantur. C'est bien loin d'honorer celuy qui nous a faict, que d'honorer celuy que nous avons faict. Auguste eust plus de temples que Juppiter, servis avec autant de religion et creance de miracles. Les Thasiens, en recompense des biens-faicts qu'ils avoyent receuz d'Agesilaus, luy vindrent dire qu'ils l'avoyent canonisé: Vostre nation, leur dict-il, a elle ce pouvoir de faire Dieu qui bon lui semble? Faictes en, pour voir, l'un d'entre vous, et puis, quand j'auray veu comme il s'en sera trouvé, je vous diray grandmercy de vostre offre. L'homme est bien insensé. Il ne sçauroit forger un ciron, et forge des Dieux à douzaines. Oyez Trismegiste louant nostre suffisance: De toutes les choses admirables a surmonté l'admiration, que l'homme aye peu trouver la divine nature et la faire. Voicy des argumens de l'escole mesme de la philosophie, [0229v]

Nosse cui Divos et coeli numina soli,
Aut soli nescire, datum:

Si Dieu est, il est animal; s'il est animal, il a sens; et s'il a sens, il est subject à corruption. S'il est sans corps, il est sans ame, et par consequant sans action; et, s'il a corps, il est perissable. Voylà pas triomfé?
Nous sommes incapables d'avoir faict le monde: il y a donc quelque nature plus excellente qui y a mis la main. Ce seroit une sotte arrogance de nous estimer la plus parfaicte chose de cet univers: il y a donc quelque chose de meilleur; cela, c'est Dieu. Quand vous voyez une riche et pompeuse demeure, encore que vous ne sçachez, qui en est le maistre, si ne direz vous pas qu'elle soit faicte pour des rats. Et cette divine structure que nous voyons du palais celeste, n'avons nous pas à croire que ce soit le logis de quelque maistre plus grand que nous ne sommes? Le plus haut est-il pas tousjours le plus digne? et nous sommes placez au bas. Rien, sans ame et sans raison, ne peut produire un animant capable de raison. Le monde nous produit, il a donc ame et raison. Chaque part de nous est

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moins que nous. Nous sommes part du monde. Le monde est donc fourni de sagesse et de raison, et plus abondamment que nous ne sommes. C'est belle chose d'avoir un grand gouvernement. Le gouvernement du monde appartient donc à quelque heureuse nature. Les astres ne nous font pas de nuisance, ils sont donc pleins de bonté. Nous avons besoing de nourriture, aussi ont donc les Dieux, et se paissent des vapeurs de ça bas. Les biens mondains ne sont pas biens à Dieu; ce ne sont donc pas biens à nous. L'offencer et l'estre offencé sont egalement tesmoignages d'imbecillité; c'est follie de craindre Dieu. Dieu est bon par sa nature, l'homme par son industrie, qui est plus. La sagesse divine et l'humaine sagesse n'ont autre distinction, si non que celle-là est eternelle. Or la durée n'est aucune accession à la sagesse; par quoy nous voilà compaignons. Nous avons vie, raison et liberté, estimons la bonté, la charité et la justice: ces qualitez sont donc en luy. Somme le bastiment et le desbastiment, les conditions de la divinité se forgent par l'homme, selon la relation à soy. Quel patron et quel modele' Estirons, eslevons et grossissons les qualitez humaines tant qu'il nous plaira; enfle toy, pauvre homme, et encore, et encore, et encore: Non, si te ruperis, inquit.
Profecto non Deum, quem cogitare non possunt, sed semet ipsos pro illo cogitantes, non illum sed se ipsos non illi sed sibi comparant. Es choses naturelles, les effects ne raportent qu'à demy leurs causes: quoy cette-cy ? elle est au dessus de l'ordre de nature; sa condition est trop hautaine, trop esloignée et trop maistresse, pour souffrir que noz conclusions l'atachent et la garrotent. Ce n'est par nous qu'on y arrive, cette route est trop basse. Nous ne sommes non plus pres du ciel sur le mont Senis qu'au fons de la mer; consultez en, pour voir, avec vostre astrolabe. Ils ramenent Dieu jusques à l'accointance charnelle des femmes: à combien de fois, à combien de generations? Paulina, femme de Saturninus, matrone de grande reputation à Romme, pensant coucher avec le Dieu Serapis, se trouva entre les bras d'un sien amoureux par le maquerelage des prestres de ce temple. Varro, le plus subtil et le plus sçavant autheur Latin, en ses livres de la Theologie, escrit que le secrestin de Hercules, jectant au sort, d'une main pour soy, de l'autre pour Hercules, joua contre luy un souper et une garse: s'il gaignoit, aux despens des

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offrandes; s'il perdoit, aux siens. Il perdit, paya son soupper et sa garse. Son nom fut Laurentine, qui veid de nuict ce Dieu entre ses bras, luy disant au surplus que lendemain, le premier qu'elle rencontreroit, la payeroit celestement de son salaire. Ce fut Taruntius, jeune homme riche, qui la mena chez luy et, aveq le temps, la laissa heretiere. Elle, à son tour, esperant faire chose aggreable à ce Dieu, laissa heretier le peuple Romain: pourquoy on luy attribua des honneurs divins. Comme s'il ne suffisoit pas que, par double estoc, Platon fut originellement descendu des Dieux, et avoir pour autheur commun de sa race Neptune: il estoit tenu pour certain à Athenes que Ariston, ayant voulu jouïr de la belle Perictione, n'avoit sceu; et fut averti en songe par le Dieu Appollo de la laisser impollue et intacte jusqu'à ce qu'elle fut accouchée: c'estoient le pere et mere de Platon. Combien y a il, es histoires, de pareils cocuages procurez par les Dieus contre les pauvres humains? et des maris injurieusement descriez en faveur des enfans? En la religion de Mahumet, il se trouve, par la croyance de ce peuple, assés de Merlins: assavoir enfans sans pere, spirituels, nays divinement au ventre des pucelles; et portent un nom qui le signifie en leur langue. Il nous faut noter qu'à chaque chose il n'est rien plus cher et plus estimable que son estre (le lion, l'aigle, le dauphin ne prisent rien au dessus de leur espece); et que chacune raporte les qualitez de toutes autres choses à ses propres qualitez: lesquelles nous pouvons bien estendre et racourcir, mais c'est tout: car, hors de ce raport et de ce principe, nostre imagination ne peut aller, ne peut rien diviner autre, et est impossible qu'elle sorte de là, et qu'elle passe [0230] au delà. D'où naissent ces anciennes conclusions: De toutes les formes, la plus belle est celle de l'homme; Dieu donc est de cette forme. Nul ne peut estre heureux sans vertu, ny la vertu estre sans raison, et nulle raison loger ailleurs qu'en l'humaine figure; Dieu est donc revestu de l'humaine figure. Ita est informatum, anticipatum mentibus nostris ut homini, cum de deo cogitet, forma occurrat humana. Pourtant disoit plaisamment Xenophanes que, si les animaux se forgent des dieus, comme il est vray-semblable qu'ils facent, ils les forgent certainement de mesme eux, et se glorifient, comme nous. Car pourquoy ne dira un oison ainsi: Toutes les pieces de l'univers me regardent; la terre me sert à marcher, le Soleil à m'esclairer, les estoilles à m'inspirer leurs influances; j'ay telle commodité des vents, telle des eaux; il n'est rien que cette voute regarde si favorablement que moy; je suis le mignon de nature; est-ce pas l'homme qui me traite, qui me loge, qui me sert?

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c'est pour moy qu'il faict et semer et mouldre; s'il me mange, aussi faict il bien l'homme son compaignon, et si fay-je moy les vers qui le tuent et qui le mangent. Autant en diroit une grue, et plus magnifiquement encore pour la liberté de son vol et la possession de cette belle et haute region: tam blanda conciliatrix et tam sui est lena ipsa natura ! Or donc, par ce mesme trein, pour nous sont les destinées, pour nous le monde; il luit, il tonne pour nous; et le createur et les creatures, tout est pour nous. C'est le but et le point où vise l'université des choses. Regardés le registre que la philosophie a tenu deux mille ans et plus des affaires celestes: les dieux n'ont agi, n'ont parlé que pour l'homme; elle ne leur attribue autre consultation et autre vacation: les voylà contre nous en guerre,

domitosque Herculea manu
Telluris juvenes, unde periculum
Fulgens contremuit domus
Saturni veteris;

les voicy partisans de noz troubles, pour nous rendre la pareille de ce que, tant de fois, nous sommes partisans des leurs,

Neptunus muros magnoque emota tridenti Fundamenta quatit, totamque a sedibus urbem
Eruit. Hic Juno Scaeas saevissima portas
Prima tenet.

Les Cauniens, pour la jalousie de la domination de leurs Dieux propres, prennent armes en dos le jour de leur devotion, et vont courant toute leur banlieue, frappant l'air par cy par là atout leurs glaives, pourchassant ainsin à outrance et bannissant les dieux estrangiers de leur territoire. [0230v] Leurs puissances sont retranchées selon nostre necessité: qui guerit les chevaux, qui les hommes, qui la peste, qui la teigne, qui la tous, qui une sorte de gale, qui un'autre (adeo minimis etiam rebus prava relligio inserit deos); qui faict naistre les raisins, qui les aulx; qui a la charge de la paillardise, qui de la marchandise (à chaque

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race d'artisans un dieu), qui a sa province en oriant et son credit, qui en ponant:

hic illius arma,
Hic currus fuit.

O sancte Apollo, qui umbilicum certum terrarum obtines !Pallada Cecropidae, Minoïa Creta Dianam, Vulcanum tellus Hipsipilea colit, Junonem Sparte Pelopeïadesque Mycenae; Pinigerum Fauni Maenalis ora caput; Mars Latio venerandus. Qui n'a qu'un bourg ou une famille en sa possession; qui loge seul; qui en compaignie ou volontaire ou necessaire. Junctaque sunt magno templa nepotis avo. Il en est de si chetifs et populaires (car le nombre s'en monte jusques à trante six mille), qu'il en faut entasser bien cinq ou six à produire un espic de bled, et en prennent leurs noms divers: trois à une porte, celuy de l'ais, celuy du gond, celuy du seuil; quatre à un enfant, protecteurs de son maillol, de son boire, de son manger, de son tetter; aucuns certains, aucuns incertains et doubteux; aucuns qui n'entrent pas encores en Paradis: Quos quoniam coeli nondum dignamur honore, Quas dedimus certe terras habitare sinamus; Il en est de physiciens, de poetiques, de civils; aucuns, moyens entre la divine et l'humaine nature, mediateurs, entremetteurs de nous à Dieu; adorez par certain second ordre d'adoration et diminutif; infinis en tiltres et offices; les uns bons, les autres mauvais. Il en est de vieux et cassez, et en est de mortels: car Chrysippus estimoit qu'en la derniere conflagration du monde tous les dieux auroyent à finir, sauf Juppiter. L'homme forge mille plaisantes societez entre Dieu et luy. Est il pas son compatriote?

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Jovis incunabula Creten. Voicy l'excuse que nous donnent, sur la consideration de ce subject, Scevola, grant Pontife, et Varro, grand theologien, en leur temps: Qu'il est besoin que le peuple ignore beaucoup de choses vrayes et en croye beaucoup de fausses; cum veritatem qua liberetur, inquirat, credatur ei expedire, quod fallitur. Les yeux humains ne peuvent apercevoir les choses que par les formes de leur cognoissance. Et ne nous souvient pas quel sault print le miserable Phaeton pour avoir voulu manier les renes des chevaux de son pere d'une main mortelle. Nostre esprit retombe en pareille profondeur, se dissipe et se froisse de mesme, par sa temerité. Si vous demandez à la philosophie de quelle matiere est le ciel et le Soleil, que vous respondra elle, sinon de fer ou, avecq Anaxagoras, de pierre, et telle estoffe de nostre usage? S'enquiert on à Zenon que c'est que nature? Un feu, dict-il, artiste, propre à engendrer, procedant regleement. Archimedes, maistre de cette science qui s'attribue la presseance sur toutes les autres en verité et certitude: Le Soleil, dict-il, est un Dieu de fer enflammé. Voylà pas une belle imagination produicte de la beauté et inevitable necessité des demonstrations geometriques' Non pourtant si inevitable et utile que Socrates n'ayt estimé qu'il suffisoit en sçavoir jusques à pouvoir arpenter la terre qu'on donnoit et recevoit, et que Poliaenus, qui en avoit esté fameux et illustre docteur, ne les ayt prises à mespris, comme plaines de fauceté et de vanité apparente, apres qu'il eust gousté les doux fruicts des jardins poltronesques d'Epicurus. Socrates, en Xenophon, sur ce propos d'Anaxagoras, estimé par l'antiquité entendu au dessus tous autres és choses celestes et divines, dict qu'il se troubla du cerveau, comme font tous hommes qui perscrutent immodereemant les cognoissances qui ne sont de leur appartenance. Sur ce qu'il faisoit le Soleil une pierre ardente, il ne s'advisoit pas qu'une pierre ne luit point au feu, et, qui pis est, qu'elle s'y consomme; en ce qu'il faisoit un du Soleil et du feu, que le feu ne noircit pas ceux qu'il regarde; que nous regardons fixement le feu; que le feu tue les plantes et les herbes. C'est, à l'advis de Socrates, et au mien aussi, le plus sagement jugé du ciel que n'en juger point. Platon, ayant à parler des Daimons au Timée: C'est entreprinse, dict il, qui surpasse nostre portée. Il en faut croire ces anciens qui se sont dicts engendrez d'eux. C'est contre raison de refuser foy aux enfans des Dieux, encore que leur dire ne soit establi par raisons necessaires ni

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vraisemblables, puis qu'ils nous respondent de parler de choses domestiques et familieres. Voyons si nous avons quelque peu plus de clarté en la cognoissance des choses humaines et naturelles. N'est ce pas une ridicule entreprinse, à celles ausquelles, par nostre propre confession, nostre science ne peut atteindre, leur aller forgeant [0231] un autre corps, et prestant une forme fauce, de nostre invention: comme il se void au mouvement des planettes, auquel d'autant que nostre esprit ne peut arriver, ny imaginer sa naturelle conduite, nous leur prestons, du nostre, des ressors materiels, lourds et corporels:

temo aureus, aurea summae
Curvatura rotae, radiorum argenteus ordo.

Vous diriez que nous avons eu des cochers, des charpentiers et des peintres, qui sont allez dresser là haut des engins à divers mouvemens, et ranger les rouages et entrelassemens des corps celestes bigarrez en couleur autour du fuseau de la necessité, selon Platon:

Mundus domus est maxima rerum,
Quam quinque altitonae fragmine zonae
Cingunt, perquam limbus pictus bis sex signis
Stellimicantibus, altus in obliquo aethere, lunae
Bigas acceptat.

Ce sont tous songes et fanatiques folies. Que ne plaist-il un jour à nature nous ouvrir son sein et nous faire voir au propre les moyens et la conduicte de ses mouvements, et y preparer nos yeux ! O Dieu ! quels abus, quels mescontes nous trouverions en nostre pauvre science:
je suis trompé si elle tient une seule chose droitement en son poinct; et m'en partiray d'icy plus ignorant toute autre chose que mon ignorance. Ay je pas veu en Platon ce divin mot, que nature n'est rien qu'une poesie oenigmatique? comme peut estre qui diroit une peinture voilée et tenebreuse, entreluisant d'une infinie varieté de faux jours à exercer nos conjectures. Latent ista omnia crassis occultata et circumfusa tenebris, ut nulla acies humani ingenii tanta sit, quae penetrare in coelum, terram intrare possit.

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Et certes la philosophie n'est qu'une poesie sophistiquée. D'où tirent ces auteurs anciens toutes leurs authoritez, que des poetes? Et les premiers furent poetes eux mesmes et la traicterent en leur art. Platon n'est qu'un poete descousu. Timon l'appelle, par injure, grand forgeur de miracles. Tout ainsi que les femmes employent des dents d'yvoire où les leurs naturelles leur manquent, et, au lieu de leur vray teint, en forgent un de quelque matiere estrangere; comme elles font des cuisses de drap et de feutre, et de l'embonpoinct de coton, et, au veu et sçeu d'un chacun, s'embellissent d'une beauté fauce et empruntée: ainsi faict la science (et nostre droict mesme a, dict-on, des fictions legitimes sur lesquelles il fonde la verité de sa justice): elle nous donne en payement et en presupposition les choses qu'elle mesmes nous aprend estre inventées: car ces epicycles, excentriques, concentriques, dequoy l'Astrologie s'aide à conduire le bransle de ses estoilles, elle nous les donne pour le mieux qu'elle ait sçeu inventer en ce sujet; comme aussi au reste la philosophie nous [0231v] presente, non pas ce qui est, ou ce qu'elle croit, mais ce qu'elle forge ayant plus d'apparence et de gentillesse. Platon, sur le discours de l'estat de nostre corps et de celuy des bestes: Que ce que nous avons dict soit vray, nous en asseurerions, si nous avions sur ce la confirmation d'un oracle; seulement nous asseurons que c'est le plus vray-semblablement que nous ayons sceu dire. Ce n'est pas au ciel seulement qu'elle envoye ses cordages, ses engins et ses roues. Considerons un peu ce qu'elle dit de nous mesmes et de nostre contexture. Il n'y a pas plus de retrogradation, trepidation, accession, reculement, ravissement, aux astres et corps celestes, qu'ils en ont forgé en ce pauvre petit corps humain. Vrayement ils ont eu par là raison de l'appeler le petit monde, tant ils ont employé de pieces et de visages à le maçonner et bastir. Pour accommoder les mouvemens qu'ils voyent en l'homme, les diverses functions et facultez que nous sentons en nous, en combien de parties ont-ils divisé nostre ame? en combien de sieges logée? à combien d'ordres et estages ont-ils départy ce pauvre homme, outre les naturels et perceptibles? et à combien d'offices et de vacations? Ils en font une chose publique imaginaire. C'est un subject qu'ils tiennent et qu'ils manient: on leur laisse toute puissance de le descoudre, renger, rassembler et estoffer, chacun à sa fantasie; et si ne le possedent pas encore. Non seulement en verité, mais en songe mesmes, ils ne le peuvent regler, qu'il ne s'y trouve quelque cadence ou quelque son qui eschappe à leur architecture, toute enorme qu'elle est, et rapieçée de mille lopins

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faux et fantastiques. Et ce n'est pas raison de les excuser. Car, aux peintres, quand ils peignent le ciel, la terre, les mers, les monts, les isles escartées, nous leur condonons qu'ils nous en rapportent seulement quelque marque legiere; et, comme de choses ignorées, nous contentons d'un tel quel ombrage et feinte. Mais quand ils nous tirent apres le naturel en un subject qui nous est familier et connu, nous exigeons d'eux une parfaicte et exacte representation des lineamens et des couleurs, et les mesprisons s'ils y faillent. Je sçay bon gré à la garse Milesienne qui, voyant le philosophe Thales s'amuser continuellement à la contemplation de la voute celeste et tenir tousjours les yeux eslevez contremont, luy mit en son passage quelque chose à le faire broncher, pour l'advertir qu'il seroit temps d'amuser son pensement aux choses qui estoient dans les nues, quand il auroit prouveu à celles qui estoient à ses pieds. Elle lui conseilloit certes bien de regarder plustost à soy qu'au ciel. Car, comme dict Democritus par la bouche de Cicero, Quod est ante pedes, nemo spectat; coeli scrutantur plagas. Mais nostre condition porte que la cognoissance de ce que nous avons entre mains, est aussi esloignée de nous, et aussi bien au dessus des nues, que [0232] celle des astres. Comme dict Socrates en Platon, qu'à quiconque se mesle de la philosophie, on peut faire le reproche que faict cete femme à Thales, qu'il ne void rien de ce qui est devant luy. Car tout philosophe ignore ce que faict son voisin, ouy et ce qu'il faict luy-mesme, et ignore ce qu'ils sont tous deux, ou bestes ou hommes. Ces gens icy, qui trouvent les raisons de Sebond trop foibles, qui n'ignorent rien, qui gouvernent le monde, qui sçavent tout,

Quae mare compescant causae; quid temperet annum;
Stellae sponte sua jussaeve vagentur et errent;
Quid premat obscurum Lunae, quid proferat orbem;
Quid velit et possit rerum concordia discors;

n'ont ils pas quelquesfois sondé, parmy leurs livres, les difficultez qui se presentent à cognoistre leur estre propre? Nous voyons bien que le doigt se meut, et que le pied se meut; qu'aucunes parties se branslent

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d'elles mesmes sans nostre congé, et que d'autres, nous les agitons par nostre ordonnance; que certaine apprehension engendre la rougeur, certaine autre la palleur; telle imagination agit en la rate seulement, telle autre au cerveau; l'une nous cause le rire, l'autre le pleurer; telle autre transit et estonne tous nos sens, et arreste le mouvement de nos membres. A tel object l'estomach se souleve; à tel autre, quelque partie plus basse. Mais comme une impression spirituelle face une telle faucée dans un subject massif et solide, et la nature de la liaison et cousture de ces admirables ressorts, jamais homme ne l'a sçeu. Omnia incerta ratione et in naturae majestate abdita, dict Pline; et Saint Augustin: Modus quo corporibus adhaerent spiritus, omnino mirus est, nec comprehendi ab homine potest: et hoc ipse homo est. Et si ne le met on pas pourtant en doute, car les opinions des hommes sont receues à la suitte des creances anciennes, par authorité et à credit, comme si c'estoit religion et loy. On reçoit comme un jargon ce qui en est communement tenu; on reçoit cette verité avec tout son bastiment et attelage d'argumens et de preuves, comme un corps ferme et solide qu'on n'esbranle plus, qu'on ne juge plus. Au contraire, chacun, à qui mieux mieux, va plastrant et confortant cette creance receue, de tout ce que peut sa raison, qui est un util soupple, contournable et accommodable à toute figure. Ainsi se remplit le monde et se confit en fadesse et en mensonge. Ce qui fait qu'on ne doute de guere de choses, c'est que les communes impressions, [-232v] on ne les essaye jamais; on n'en sonde point le pied, où gist la faute et la foiblesse; on ne debat que sur les branches; on ne demande pas si cela est vray, mais s'il a esté ainsin ou ainsin entendu. On ne demande pas si Galen a rien dit qui vaille, mais s'il a dit ainsin ou autrement. Vrayement c'estoit bien raison que cette bride et contrainte de la liberté de nos jugements, et cette tyrannie de nos creances, s'estandit jusques aux escholes et aux arts. Le Dieu de la science scholastique, c'est Aristote; c'est religion de debatre de ses ordonnances, comme de celles de Lycurgus à Sparte. Sa doctrine nous sert de loy magistrale, qui est à l'avanture autant fauce qu'une autre. Je ne sçay pas pourquoy je n'acceptasse autant volontiers ou les idées de Platon, ou les atomes d'Epicurus, ou le plain et le vuide de Leucippus et Democritus, ou l'eau de Thales, ou l'infinité de nature d'Anaximander, ou l'air de Diogenes, ou les nombres et symmetrie de Pythagoras, ou l'infiny de Parmenides, ou l'un de Musaeus, ou l'eau et le feu d'Apollodorus, ou les parties similaires d'Anaxagoras, ou la discorde et amitié d'Empedocles,

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ou le feu de Heraclitus, ou toute autre opinion de cette confusion infinie d'advis et de sentences que produit cette belle raison humaine par sa certitude et clairvoyance en tout ce dequoy elle se mesle, que je feroy l'opinion d'Aristote, sur ce subject des principes des choses naturelles: lesquels principes il bastit de trois pieces, matiere, forme et privation. Et qu'est-il plus vain que de faire l'inanité mesme cause de la production des choses? La privation, c'est une negative; de quelle humeur en a-il peu faire la cause et origine des choses qui sont? Cela toutesfois ne s'auseroit esbranler, que pour l'exercice de la Logique. On n'y debat rien pour le mettre en doute, mais pour defendre l'auteur de l'eschole des objections estrangeres: son authorité, c'est le but au delà duquel il n'est pas permis de s'enquerir. Il est bien aisé, sur des [0233] fondemens avouez, de bastir ce qu'on veut: car, selon la loy et ordonnance de ce commencement, le reste des pieces du bastiment se conduit ayséement, sans se démentir. Par cette voye nous trouvons nostre raison bien fondée, et discourons à boule veue: car nos maistres praeoccupent et gaignent avant main autant de lieu en nostre creance qu'il leur en faut pour conclurre apres ce qu'ils veulent, à la mode des Geometriens, par leurs demandes avouées: le consentement et approbation que nous leur prestons leur donnant dequoy nous trainer à gauche et à dextre, et nous pyroueter à leur volonté. Quiconque est creu de ses presuppositions, il est nostre maistre et nostre Dieu: il prendra le plant de ses fondemens si ample et si aisé que, par iceux, il nous pourra monter, s'il veut, jusques aux nues. En cette pratique et negotiation de science, nous avons pris pour argent content le mot de Pythagoras, que chaque expert doit estre creu en son art. Le dialecticien se rapporte au grammairien de la signification des mots; le rhetoricien emprunte du dialecticien les lieux des arguments; le poete, du musicien les mesures; le geometrien, de l'arithmeticien les proportions; les metaphysiciens prennent pour fondement les conjectures de la physique. Car chasque science a ses principes presupposez par où le jugement humain est bridé de toutes parts. Si vous venez à choquer cette barriere en laquelle gist la principale erreur, ils ont incontinent cette sentence en la bouche, qu'il ne faut pas debattre contre ceux qui nient les principes. Or n'y peut-il avoir des principes aux hommes, si la divinité ne les leur a revelez: de tout le demeurant, et le commencement, et le milieu, et la fin, ce n'est que songe et fumée. A ceux qui combatent par presupposition, il leur faut presupposer, au contraire, le mesme axiome dequoy on debat. Car toute presupposition humaine et toute enunciation a autant

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d'authorité que l'autre, si la raison n'en faict la [0233v] difference. Ainsin il les faut toutes mettre à la balance; et premierement les generalles, et celles qui nous tyrannisent. L'impression de la certitude est un certain tesmoignage de folie et d'incertitude extreme; et n'est point de plus folles gens, ni moins philosophes, que les philodoxes de Platon. Il faut sçavoir si le feu est chaut, si la neige est blanche, s'il y a rien de dur ou de mol en nostre cognoissance. Et quand à ces responces dequoy il se faict des contes anciens, comme à celuy qui mettoit en doubte la chaleur, à qui on dict qu'il se jettast dans le feu; à celuy qui nioit la froideur de la glace, qu'il s'en mit dans le sein: elles sont tres-indignes de la profession philosophique. S'ils nous eussent laissé en nostre estat naturel, recevans les apparences estrangeres selon qu'elles se presentent à nous par nos sens, et nous eussent laissé aller apres nos appetits simples et reglez par la condition de nostre naissance, ils auroient raison de parler ainsi; mais c'est d'eux que nous avons appris de nous rendre juges du monde; c'est d'eux que nous tenons cette fantasie, que la raison humaine est contrerolleuse generalle de tout ce qui est au dehors et au dedans de la voute celeste, qui embrasse tout, qui peut tout, par le moyen de laquelle tout se sçait et connoit. Cette response seroit bonne parmy les Canibales, qui jouissent l'heur d'une longue vie, tranquille et paisible sans les preceptes d'Aristote, et sans la connoissance du nom de la physique. Cette response vaudroit mieux à l'adventure et auroit plus de fermeté que toutes celles qu'ils emprunteront de leur raison et de leur invention. De cette-cy seroient capables avec nous tous les animaux et tout ce où le commandement est encor pur et simple de la loy naturelle; mais eux, ils y ont renoncé. Il ne faut pas qu'ils me dient: Il est vray, car vous le voyez et sentez ainsin; il faut qu'ils me dient si, ce que je pense sentir, je le sens pourtant en effect; et, si je le sens, qu'ils me dient apres pourquoy je le sens, et comment, et quoy; qu'ils me dient le nom, l'origine, les tenans et aboutissans de la chaleur, du froid, les qualitez de celuy qui agit et de celuy qui souffre; ou qu'ils me quittent leur profession, qui [-234] est de ne recevoir ny approuver rien que par la voye de la raison: c'est leur touche à toutes sortes d'essais; mais certes c'est une touche pleine de fauceté, d'erreur, de foiblesse et defaillance. Par où la voulons nous mieux esprouver que par elle mesme? S'il ne la faut croire parlant de soy, à peine sera-elle propre à juger des choses estrangeres; si elle connoit quelque chose, au-moins sera ce son estre et son domicile. Elle est en l'ame, et partie ou effect d'icelle: car la vraye raison et essentielle, de qui nous desrobons le nom à fauces enseignes, elle loge dans le sein de Dieu; c'est là son giste et sa retraite, c'est de là où elle part

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quand il plaist à Dieu nous en faire voir quelque rayon, comme Pallas saillit de la teste de son pere pour se communiquer au monde. Or voyons ce que l'humaine raison nous a appris de soy et de l'ame; non de l'ame en general, de la quelle quasi toute la philosophie rend les corps celestes et les premiers corps participans; ny de celle que Thales attribuoit aux choses mesmes qu'on tient inanimées, convié par la consideration de l'aimant, mais de celle qui nous appartient, que nous devons mieux cognoistre.

Ignoratur enim quae sit natura animaï,
Nata sit, an contra nascentibus insinuetur,
Et simul intereat nobiscum morte dirempta,
An tenebras orci visat vastasque lacunas,
An pecudes alias divinitus insinuet se.

A Crates et Dicaearchus, qu'il n'y en avoit du tout point, mais que le corps s'esbranloit ainsi d'un mouvement naturel; à Platon, que c'estoit une substance se mouvant de soy-mesme; à Thales, une nature sans repos; à Asclepiades, une exercitation des sens; à Hesiodus et Anaximander, chose composée de terre et d'eau; à Parmenides, de terre et de feu; à Empedocles, de sang,

Sanguineam vomit ille animam;

à Possidonius, Cleantes et Galen, une chaleur ou complexion chaleureuse,

Igneus est ollis vigor, et coelestis origo;

à Hypocrates, un esprit [-234v] espandu par le corps; à Varro, un air receu par la bouche, eschauffé au poulmon, attrempé au coeur et espandu par tout le corps; à Zeno, la quint'-essence des quatre elemens; à Heraclides Ponticus, la lumiere; à Xenocrates et aux Aegyptiens, un nombre mobile; aux Chaldées, une vertu sans forme determinée,

habitum quemdam vitalem corporis esse,
Harmoniam Graeci quam dicunt.

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N'oublions pas Aristote: ce qui naturellement fait mouvoir le corps, qu'il nomme entelechie; d'une autant froide invention que nulle autre, car il ne parle ny de l'essence, ny de l'origine, ny de la nature de l'ame, mais en remerque seulement l'effect. Lactance, Seneque, et la meilleure part entre les dogmatistes, ont confessé que c'estoit chose qu'ils n'entendoient pas. Et, apres tout ce denombrement d'opinions: Harum sententiarum quae vera sit, deus aliquis viderit, dict Cicero. Je connoy par moy, dict Saint Bernard, combien Dieu est incomprehensible, puis que, les pieces de mon estre propre, je ne les puis comprendre. Heraclytus, qui tenoit tout estre plein d'ames et de daimons, maintenoit pourtant qu'on ne pouvoit aller tant avant vers la cognoissance de l'ame, qu'on y peust arriver, si profonde estre son essence. Il n'y a pas moins de dissention ny de debat à la loger. Hipocrates et Hierophilus la mettent au ventricule du cerveau; Democritus et Aristote, par tout le corps,

Ut bona saepe valetudo cum dicitur esse
Corporis, et non est tamen haec pars ulla valentis;

Epicurus, en l'estomac,

Hic exultat enim pavor ac metus, haec loca circum
Loetitiae mulcent.

Les Stoiciens, autour et dedans le coeur; Erasistratus, joignant la membrane de l'epicrane; Empedocles, au sang; comme aussi Moyse, qui fut la cause pourquoy il defendit de manger le sang des bestes, auquel leur ame est jointe; Galen a pensé que chaque partie du corps ait son ame; Strato l'a logée entre les deux sourcils. Qua facie quidem sit animus, aut ubi habitet, ne quaerendum quidem est, dict Cicero. Je laisse volontiers à cet homme ses mots propres. Irois-je alterer à l'eloquence son parler? Joint qu'il y a peu d'acquest à desrober la matiere de ses inventions: elles sont et peu frequentes, et peu roides, et peu ignorées. Mais la raison pourquoy Chrysippus l'argumente autour du coeur, comme les autres de sa secte, n'est pas pour estre oubliée: C'est par ce, dit-il, que, quand nous voulons asseurer quelque chose, nous mettons la main sur l'estomac; et quand nous voulons prononcer ego, qui signifie moy, nous baissons [0235] vers l'estomac la machouere d'embas. Ce lieu ne se doit passer

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sans remerquer la vanité d'un si grand personnage. Car, outre ce que ces considerations sont d'elles mesmes infinimant legieres, la derniere ne preuve que aux Grecs, qu'ils ayent l'ame en cet endroit là. Il n'est jugement humain, si tendu, qui ne sommeille par fois. Que craignons nous à dire? Voylà les Stoiciens, peres de l'humaine prudence, qui treuvent que l'ame d'un homme accablé sous une ruine, traine et ahanne long temps à sortir, ne se pouvant demesler de la charge, comme une souris prinse à la trapelle. Aucuns tienent que le monde fut faict pour donner corps, par punition, aux esprits decheus, par leur faute, de la pureté en quoy ils avoyent esté creés, la premiere creation n'ayant esté qu'incorporelle; et que, selon qu'ils se sont plus ou moins esloignez de leur spiritualité, on les incorpore plus ou moins alaigrement ou lourdement. De là vient la varieté de tant de matiere creée. Mais l'esprit qui fut, pour sa peine, investi du corps du soleil, devoit avoir une mesure d'alteration bien rare et particuliere. Les extremitez de nostre perquisition tombent toutes en esblouyssement: comme dict Plutarque de la teste des histoires, qu'à la mode des chartes l'orée des terres cognues est saisie de marets, forests profondes, deserts et lieux inhabitables. Voilà pourquoy les plus grossieres et pueriles ravasseries se trouvent plus en ceux qui traittent les choses plus hautes et plus avant, s'abysmants en leur curiosité et presomption. La fin et le commencement de science se tiennent en pareille bestise. Voyez prendre à mont l'essor à Platon en ses nuages poetiques; voyez chez luy le jargon des Dieux. Mais à quoy songeoit-il quand il definit l'homme un animal à deux pieds, sans plume: fournissant à ceus qui avoient envie de se moquer de luy une plaisante occasion: car, ayans plumé un chapon vif, ils l'aloient nommant l'homme de Platon. Et quoy les Epicuriens ? de quelle simplicité estoyent ils allez premierement imaginer que leurs atomes, qu'ils disoyent estre des corps ayants quelque pesanteur et un mouvement naturel contre bas, eussent basti le monde; jusques à ce qu'ils fussent avisez par leurs adversaires que, par cette description, il n'estoit pas possible qu'elles se joignissent et se prinsent l'une à l'autre, leur cheute estant ainsi droite et perpendiculaire, et engendrant par tout des lignes parallelles? Parquoy, il fut force qu'ils y adjoutassent depuis un mouvement de costé, fortuite, et qu'ils fournissent encore à leurs atomes des queues courbes et crochues, pour les rendre aptes à s'atacher et se coudre. Et lors mesme, ceux qui les poursuyvent de cette autre consideration, les mettent ils pas en peine? Si les atomes ont, par sort, formé tant

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de sortes de figures, pour quoy ne se sont ils jamais rencontrez à faire une maison, un soulier? Pour quoy, de mesme, ne croid on qu'un nombre infini de lettres grecques versées emmy la place, seroyent pour arriver à la contexture de l'Iliade? Ce qui est capable de raison, dict Zeno, est meilleur que ce qui n'en est point capable: il n'est rien meilleur que le monde; il est donc capable de raison. Cotta, par cette mesme argumentation, faict le monde mathematicien; et le faict musicien et organiste par cette autre argumentation, aussi de Zeno: Le tout est plus que la partie; nous sommes capables de sagesse et parties du monde: il est donc sage. Il se void infinis pareils exemples, non d'argumens faux seulement, mais ineptes, ne se tenans point, et accusans leurs autheurs non tant d'ignorance que d'imprudence, és reproches que les philosophes se font les uns aux autres sur les dissentions de leurs opinions et de leurs sectes. Qui fagoteroit suffisammant un amas des asneries de l'humaine prudence, il diroit merveilles. J'en assemble volontiers comme une montre, par quelque biais non moins utile à considerer que les opinions saines et moderées. Jugeons par là ce que nous avons à estimer de l'homme, de son sens et de sa raison, puis qu'en ces grands personnages, et qui ont porté si haut l'humaine suffisance, il s'y trouve des deffauts si apparens et si grossiers. Moy, j'ayme mieux croire qu'ils [0235v] ont traité la science casuellement, ainsi qu'un jouet à toutes mains, et se sont esbatus de la raison comme d'un instrument vain et frivole, mettant en avant toutes sortes d'inventions et de fantasies, tantost plus tendues, tantost plus laches. Ce mesme Platon qui definit l'homme comme une poule, il dit ailleurs, apres Socrates, qu'il ne sçait à la verité que c'est que l'homme, et que c'est l'une des pieces du monde d'autant difficile connoissance. Par cette varieté et instabilité d'opinions, ils nous menent comme par la main, tacitement, à cette resolution de leur irresolution. Ils font profession de ne presenter pas tousjours leur avis en visage descouvert et apparent; ils l'ont caché tantost sous des umbrages fabuleux de la Poesie, tantost soubs quelque autre masque: car nostre imperfection porte encores cela, que la viande crue n'est pas tousjours propre à nostre estomac: il la faut assecher, alterer et corrompre: ils font de mesmes: ils obscurcissent par fois leurs naïfves opinions et jugemens, et les falsifient, pour s'accommoder à l'usage publique. Ils ne veulent pas faire profession expresse d'ignorance et de l'imbecillité de la raison humaine, pour ne faire peur aux enfans; mais ils nous la descouvrent assez soubs l'apparence d'une science trouble et inconstante.

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Je conseillois, en Italie, à quelqu'un qui estoit en peine de parler Italien, que, pourveu qu'il ne cerchast qu'à se faire entendre, sans y vouloir autrement exceller, qu'il employast seulement les premiers mots qui luy viendroyent à la bouche, Latins, François, Espaignols ou Gascons, et qu'en y adjoustant la terminaison Italienne, il ne faudroit jamais à rencontrer quelque idiome du pays, ou Thoscan, ou Romain, ou Venitien, ou Piemontois, ou Napolitain, et de se joindre à quelqu'une de tant de formes. Je dis de mesme de la Philosophie; elle a tant de visages et de varieté, et a tant dict, que tous nos songes et resveries s'y trouvent. L'humaine [0236] phantasie ne peut rien concevoir en bien et en mal qui n'y soit. Nihil tam absurde dici potest quod non dicatur ab aliquo philosophorum. Et j'en laisse plus librement aller mes caprices en public: d'autant que, bien qu'ils soyent nez chez moy et sans patron, je sçay qu'ils trouveront leur relation à quelque humeur ancienne; et ne faudra quelqu'un de dire: Voylà d'où il le print ! Mes meurs sont naturelles; je n'ay point appellé à les bastir le secours d'aucune discipline. Mais, toutes imbecilles qu'elles sont, quand l'envie m'a pris de les reciter, et que, pour les faire sortir en publiq un peu plus decemment, je me suis mis en devoir de les assister et de discours et d'exemples, ce a esté merveille à moy mesmes de les rencontrer, par cas d'adventure, conformes à tant d'exemples et discours philosophiques. De quel regiment estoit ma vie, je ne l'ay appris qu'apres qu'elle est exploitée et employée. Nouvelle figure: un philosophe impremedité et fortuite' Pour revenir à nostre ame, ce que Platon a mis la raison au cerveau, l'ire au coeur et la cupidité au foye, il est vray-semblable que ç'a esté plustost une interpretation des mouvemens de l'ame, qu'une division et separation qu'il en ayt voulu faire, comme d'un corps en plusieurs membres. Et la plus vray-semblable de leurs opinions est, que c'est tousjours une ame qui, par sa faculté, ratiocine, se souvient, comprend, juge, desire et exerce toutes ses autres operations, par divers instrumens du corps (comme le nocher gouverne son navire selon l'experience qu'il en a, ores tendant ou lachant une corde, ores haussant l'antenne ou remuant l'aviron, par une seule puissance conduisant divers effets); et qu'elle loge au cerveau: ce qui apert de ce que les blessures et accidens qui touchent cette partie, offencent incontinent les facultez de l'ame; de là il n'est pas inconvenient qu'elle s'escoule par le reste du corps:

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medium non deserit unquam Coeli Phoebus iter; radiis tamen omnia lustrat; comme le soleil espand du ciel en hors sa lumiere et ses puissances et en remplit le monde:

Caetera pars animae per totum dissita corpus
Paret, et ad numen mentis nomenque movetur.

Aucuns ont dit qu'il y avoit une ame generale, comme un grand corps, duquel toutes les ames particulieres estoyent extraictes et s'y en retournoyent, se remeslant tousjours à cette matiere universelle,

Deum namque ire per omnes
Terrasque tractusque maris coelumque profundum: [0236v]
Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum,
Quemque sibi tenues nascentem arcessere vitas;
Scilicet huc reddi deinde, ac resoluta referri
Omnia: nec morti esse locum;

d'autres, qu'elles ne faisoyent que s'y resjoindre et r'atacher; d'autres, qu'elles estoyent produites de la substance divine; d'autres, par les anges, de feu et d'air. Aucuns, de toute ancienneté; aucuns sur l'heure mesme du besoing. Aucuns les font descendre du rond de la Lune et y retourner. Le commun des anciens, qu'elles sont engendrées de pere en fils, d'une pareille maniere et production que toutes autres choses naturelles, argumentans cela par la ressemblance des enfans aux peres,

Instillata patris virtus tibi:
Fortes creantur fortibus et bonis,

et qu'on void escouler des peres aux enfans, non seulement les marques du corps, mais encores une ressemblance d'humeurs, de complexions et inclinations de l'ame:

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Denique cur acris violentia triste leonum
Seminium sequitur; dolus vulpibus, et fuga cervis
A patribus datur, et patrius pavor incitat artus;
Si non certa suo quia semine seminioque
Vis animi pariter crescit cum corpore toto?

que la dessus se fonde la justice divine, punissant aux enfans la faute des peres; d'autant que la contagion des vices paternels est aucunement empreinte en l'ame des enfans, et que le desreglement de leur volonté les touche. Davantage, que, si les ames venoyent d'ailleurs que d'une suite naturelle, et qu'elles eussent esté quelque autre chose hors du corps, elles auroyent recordation de leur estre premier, attendu les naturelles facultez, qui lui sont propres, de discourir, raisonner et se souvenir: [0237]

si in corpus nascentibus insinuatur,
Cur superante actam aetatem meminisse nequimus,
Nec vestigia gestarum rerum ulla tenemus?

Car, pour faire valoir la condition de nos ames comme nous voulons, il les faut presupposer toutes sçavantes lors qu'elles sont en leur simplicité et pureté naturelle. Par ainsin elles eussent esté telles, estant exemptes de la prison corporelle, aussi bien avant que d'y entrer, comme nous esperons qu'elles seront apres qu'elles en seront sorties. Et de ce sçavoir, il faudroit qu'elles se ressouvinssent encore estant au corps, comme disoit Platon que ce que nous aprenions n'estoit qu'un ressouvenir de ce que nous avions sçeu: chose que chacun, par experience, peut maintenir estre fauce: en premier lieu, d'autant qu'il ne nous ressouvient justement que de ce qu'on nous apprend, et que, si la memoire faisoit purement son office, au-moins nous suggereroit elle quelque traict outre l'aprentissage. Secondement, ce qu'elle sçavoit, estant en sa pureté, c'estoit une vraye science, connoissant les choses comme elles sont par sa divine intelligence, là où icy on luy faict recevoir la mensonge et le vice, si on l'en instruit ! En-quoy elle ne peut employer sa reminiscence, cette image et conception n'ayant jamais logé en elle. De dire que la prison corporelle estouffe de maniere ses facultez naifves qu'elles y sont toutes esteintes, cela est premierement contraire à cette autre creance, de reconnoistre ses forces si grandes, et les operations que les hommes en sentent en cette vie,

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si admirables, que d'en avoir conclud cette divinité et aeternité passée, et l'immortalité a-venir:

Nam, si tantopere est animi mutata potestas
Omnis ut actarum exciderit retinentia rerum,
Non, ut opinor, ea ab leto jam longior errat.

[0237v] En outre, c'est icy, chez nous, et non ailleurs, que doivent estre considérés les forces et les effects de l'ame; tout le reste de ses perfections luy est vain et inutile: c'est de l'estat present que doit estre payée et reconnue toute son immortalité, et de la vie de l'homme qu'elle est contable seulement. Ce seroit injustice de luy avoir retranché ses moyens et ses puissances; de l'avoir desarmée, pour, du temps de sa captivité et de sa prison, de sa foiblesse et maladie, du temps où elle auroit esté forcée et contrainte, tirer le jugement et une condemnation de durée infinie et perpetuelle; et de s'arrester à la consideration d'un temps si court, qui est à l'avanture d'une ou de deux heures, ou, au pis aller, d'un siecle, qui n'a non plus de proportion à l'infinité qu'un instant; pour, de ce moment d'intervalle, ordonner et establir definitivement de tout son estre. Ce seroit une disproportion inique de tirer une recompense eternelle en consequence d'une si courte vie. Platon, pour se sauver de cet inconvenient, veut que les païemens futurs se limitent à la durée de cent ans relativement à l'humaine durée; et des nostres assez leur ont donné bornes temporelles. Par ainsin ils jugeoient que sa generation suyvoit la commune condition des choses humaines, comme aussi sa vie, par l'opinion d'Epicurus et de Democritus, qui a esté la plus receue, suyvant ces belles apparences; qu'on la voyoit naistre à mesme que le corps en estoit capable; on voyoit eslever ses forces comme les corporelles; on y reconnoissoit la foiblesse de son enfance, et, avec le temps, sa vigeur et sa maturité; et puis sa declination et sa vieillesse, et en fin sa decrepitude,

gigni pariter cum corpore, et una
Crescere sentimus, paritérque senescere mentem.

Ils l'apercevoyent capable de diverses passions et agitée de plusieurs mouvemens penibles, d'où elle tomboit en lassitude et en douleur, capable d'alteration et de changement, d'alegresse, d'assopissement et de langueur, subjecte à ses maladies et aux offences, comme l'estomac ou le pied,

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[0238]

mentem sanari, corpus ut aegrum
Cernimus, et flecti medicina posse videmus;

esblouye et troublée par la force du vin; desmue de son assiete par les vapeurs d'une fievre chaude; endormie par l'application d'aucuns medicamens, et reveillée par d'autres:

corpoream naturam animi esse necesse est,
Corporeis quoniam telis ictuque laborat.

On luy voyoit estonner et renverser toutes ses facultez par la seule morsure d'un chien malade, et n'y avoir nulle si grande fermeté de discours, nulle suffisance, nulle vertu, nulle resolution philosophique, nulle contention de ses forces, qui la peut exempter de la subjection de ces accidens; la salive d'un chetif mastin, versée sur la main de Socrates, secouer toute sa sagesse et toutes ses grandes et si reglées imaginations, les aneantir de maniere qu'il ne restat aucune trace de sa connoissance premiere:

vis animaï
Conturbatur, et divisa seorsum
Disjectatur, eodem illo distracta veneno;

et ce venin ne trouver non plus de resistance en cette ame qu'en celle d'un enfant de quatre ans; venin capable de faire devenir toute la philosophie, si elle estoit incarnée, furieuse et insensée; si que Caton, qui tordoit le col à la mort mesme et à la fortune, ne peut souffrir la veue d'un miroir, ou de l'eau, accablé d'espouvantement et d'effroy, quand il seroit tombé, par la contagion d'un chien enragé, en la maladie que les medecins nomment Hydroforbie: vis morbi distracta per artus Turbat agens animam, spumantes aequore salso Ventorum ut validis fervescunt viribus undae.

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Or, quant à ce point, la philosophie a bien armé l'homme, pour la souffrance de tous autres accidens, ou de patience, ou, si elle couste trop à trouver, d'une deffaite infallible, en se desrobant [0238v] tout à fait du sentiment; mais ce sont moyens qui servent à une ame estant à soy et en ses forces, capable de discours et de deliberation; non pas à cet inconvenient où, chez un philosophe, une ame devient l'ame d'un fol, troublée, renversée et perdue: ce que plusieurs occasions produisent, comme une agitation trop vehemente que, par quelque forte passion, l'ame peut engendrer en soy mesme, ou une blessure en certain endroit de la persone, ou une exhalation de l'estomac nous jectant à un esblouissement et tournoyement de teste,

morbis in corporis, avius errat
Saepe animus: dementit enim, deliraque fatur;
Interdumque gravi Lethargo fertur in altum
Aeternumque soporem, oculis nutuque cadenti.

Les philosophes n'ont, ce me semble, guiere touché cette corde. Non plus qu'une autre de pareille importance. Ils ont ce dilemme toujours en la bouche pour consoler nostre mortelle condition: Ou l'ame est mortelle, ou immortelle. Si mortelle, elle sera sans peine; si immortelle, elle ira en amendant. Ils ne touchent jamais l'autre branche: Quoy, si elle va en empirant? et laissent aux poetes les menaces des peines futures. Mais par là ils se donnent un beau jeu. Ce sont deux omissions qui s'offrent à moy souvent en leurs discours. Je reviens à la premiere. Cette ame pert le goust du souverain bien Stoïque, si constant et si ferme. Il faut que nostre belle sagesse se rende en cet endroit et quitte les armes. Au demeurant, ils consideroient aussi, par la vanité de l'humaine raison, que le meslange et societé de deux pieces si diverses, comme est le mortel et l'immortel, est inimaginable:

Quippe etenim mortale aeterno jungere, et una
Consentire putare, et fungi mutua posse,
Desipere est. Quid enim diversius esse putandum est,
Aut magis inter se disjunctum discrepitansque,
Quam mortale quod est, immortali atque perenni
Junctum, in concilio saevas tolerare procellas?

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Davantage ils sentoyent l'ame s'engager en la mort, comme le corps, simul aevo fessa fatiscit:
ce que, selon Zeno, l'image du sommeil nous montre assez: car il estime que c'est une defaillance et cheute de l'ame aussi bien que du corps: Contrahi animum et quasi labi putat atque concidere. Et ce, qu'on apercevoit en aucuns sa force et sa vigueur se maintenir en la fin de la vie, ils le rapportoyent à la diversité des maladies, comme on void les hommes en cette extremité maintenir qui un sens, qui un autre, qui l'ouir, qui le fleurer, sans [0239] alteration; et ne se voit point d'affoiblissement si universel, qu'il n'y reste quelques parties entieres et vigoureuses:

Non alio pacto quam si, pes cum dolet aegri,
In nullo caput interea sit forte dolore.

La veue de nostre jugement se rapporte à la verité, comme faict l'oeil du chat-huant à la splendeur du Soleil, ainsi que dit Aristote. Par où le sçaurions nous mieux convaincre que par si grossiers aveuglemens en une si apparente lumiere? Car l'opinion contraire de l'immortalité de l'ame, laquelle Cicero dict avoir esté premierement introduitte, au moins du tesmoignage des livres, par Pherecydes Syrus, du temps du Roy Tullus (d'autres en attribuent l'invention à Thales, et autres à d'autres), c'est la partie de l'humaine science traictée avec plus de reservation et de doute. Les dogmatistes les plus fermes sont contraints en cet endroict principalement de se rejetter à l'abry des ombrages de l'Academie. Nul ne sçait ce qu'Aristote a estably de ce subject: non plus que tous les anciens en general, qui le manient d'une vacillante creance: rem gratissimam promittentium magis quam probantium. Il s'est caché soubs le nuage de paroles et sens difficiles et non intelligibles, et a laissé à ses sectateurs autant à debattre sur son jugement que sur la matiere. Deux choses leur rendoient cette opinion plausible: l'une que, sans l'immortalité des ames, il n'y auroit plus dequoy asseoir les vaines esperances de la gloire, qui est une consideration de merveilleux credit au monde; l'autre que c'est une tres-utile impression, comme dict Platon, que les vices, quand ils se desroberont

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à la veue obscure et incerteine de l'humaine justice, demeurent tousjours en butte à la divine, qui les poursuivra, voire apres la mort des coupables. Un soing extreme tient l'homme d'alonger son estre; il y a pourveu par toutes ses pieces. Et pour la conservation du corps sont les sepultures; pour la conservation du nom, la gloire. Il a employé toute son opinion à se rebastir, impatient de sa fortune, et à s'estançonner par ses inventions. L'ame, par son trouble et sa foiblesse ne pouvant tenir sur son pied, va questant de toutes parts des consolations, esperances et fondemens en des circonstances estrangeres où elle s'attache et se plante; et, pour legers et fantastiques que son invention les luy forge, s'y repose plus seurement qu'en soy et plus volontiers. Mais les plus ahurtez à cette si juste et claire persuasion de l'immortalité de nos esprits, c'est merveille comme ils se sont trouvez courts et impuissans à l'establir par leurs humaines forces: Somnia sunt non docentis, sed optantis, disoit un ancien. L'homme peut reconnoistre, par ce tesmoignage, qu'il doit à la fortune et au rencontre la verité qu'il descouvre luy seul, puis que, lors mesme qu'elle luy est tombée en main, il n'a pas dequoy la saisir et la maintenir, et que sa raison n'a pas la force de s'en prevaloir. Toutes choses produites par nostre propre discours et suffisance, autant vrayes que fauces, sont subjectes à incertitude et debat. [0239v] C'est pour le chastiement de nostre fierté, et instruction de nostre misere et incapacité, que Dieu produisit le trouble et la confusion de l'ancienne tour de Babel. Tout ce que nous entreprenons sans son assistance, tout ce que nous voyons sans la lampe de sa grace, ce n'est que vanité et folie: l'essence mesme de la verité, qui est uniforme et constante, quand la fortune nous en donne la possession, nous la corrompons et abastardissons par nostre foiblesse. Quelque train que l'homme preigne de soy, Dieu permet qu'il arrive tousjours à cette mesme confusion, de la quelle il nous represente si vivement l'image par le juste chastiement dequoy il batit l'outrecuidance de Nembrot et aneantit les vaines entreprinses du bastiment de sa Pyramide: Perdam sapientiam sapientium et prudentiam prudentium reprobabo. La diversité d'ydiomes et de langues, dequoy il troubla cet ouvrage, qu'est-ce autre chose que cette infinie et perpetuelle altercation et discordance d'opinions et de raisons qui accompaigne et embrouille le vain bastiment de l'humaine science. Et l'embrouille utillement. Qui nous tiendroit, si nous avions un grain de connoissance? Ce sainct m'a faict grand plaisir: Ipsa utilitatis

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occultatio aut humilitatis exercitatio est, aut elationis attritio. Jusques à quel poinct de presomption et d'insolence ne portons nous nostre aveuglement et nostre bestise? Mais, pour reprendre mon propos, c'estoit vrayment bien raison que nous fussions tenus à Dieu seul, et au benefice de sa grace, de la verité d'une si noble creance, puis que de sa seule liberalité nous recevons le fruit de l'immortalité, lequel consiste en la jouyssance de la beatitude eternelle. Confessons ingenuement que Dieu seul nous l'a dict, et la foy: car leçon n'est ce pas de nature et de nostre raison. Et qui retentera son estre et ses forces, et dedans et dehors, sans ce privilege divin; qui verra l'homme sans le flatter, il n'y verra ny efficace, ny faculté qui sente autre chose que la mort et la terre. Plus nous donnons, et devons, et rendons à Dieu, nous en faisons d'autant plus Chrestiennement. Ce que ce philosophe Stoïcien dict tenir du fortuite consentement de la voix populere, valoit il pas mieux qu'il le tinst de Dieu? Cum de animarum aeternitate disserimus, non leve momentum apud nos habet consensus hominum aut timentium inferos, aut colentium. Utor hac publica persuasione. Or la foiblesse des argumens humains sur ce subject se connoit singulierement par les fabuleuses circonstances qu'ils ont adjoustées à la suite de cette opinion, pour trouver de quelle condition estoit cette nostre immortalité. Laissons les Stoïciens-- usuram nobis largiuntur tanquam cornicibus: diu mansuros aïunt animos; semper, negant--qui donnent aux ames une vie au delà de ceste cy, mais finie. La plus universelle et plus receue opinion, et qui dure jusques à nous en divers lieux, ç'a esté celle de laquelle on fait autheur Pythagoras, non? qu'il en fust le premier inventeur, mais d'autant qu'elle receut beaucoup de poix et de credit par l'authorité de son approbation: c'est que les ames, au partir de nous, ne faisoient que rouler de l'un corps à un autre, d'un lyon à un cheval, d'un cheval à un Roy, se promenants ainsi sans cesse de maison en maison. Et luy disoit se souvenir avoir esté Aethalides, depuis Euphorbus, en apres Hermotimus, en fin de Pyrrhus estre passé en Pythagoras, ayant memoire de soy de deux cents six ans. Adjoustoyent aucuns que ces ames remontent au ciel par fois et apres en devallent encores:

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O pater, anne aliquas ad coelum hinc ire putandam est sublimes animas iterumque ad tarda reverti Corpora? Quae lucis miseris tam dira cupido? Origene les faict aller et venir eternellement du bon au mauvais estat. L'opinion que Varro recite, est qu'en 440 ans de revolution elles se rejoignent à leur premier corps; Chrysippus, que cela doit advenir apres certain espace de temps non limité. Platon, qui dict tenir de Pindare et de l'ancienne poesie cette creance des infinies vicissitudes de mutation ausquelles l'ame est preparée, n'ayant ny les peines ny les recompenses en l'autre monde que temporelles, comme sa vie en cestuy-cy n'est que temporelle, conclud en elle une singuliere science des affaires du ciel, de l'enfer et d'icy où elle a passé, repassé et séjourné à plusieurs voyages: matiere à sa reminiscence. Voici son progres ailleurs: Qui a bien vescu, il se rejoint à l'astre auquel il est assigné; qui mal, il passe en femme, et si, lors mesme, il ne se corrige point, il se rechange en beste de condition convenable à ses meurs vicieuses, et ne verra fin à ses punitions qu'il ne soit revenu à sa naïfve constitution, s'estant par la force de la raison défaict des qualitez grossieres, stupides, et elementaires, qui estoyent en luy. [0240] Mais je ne veux oublier l'objection que font à cette transmigration de corps à un' autre les Epicuriens. Elle est plaisante. Ils demandent quel ordre il y auroit si la presse des mourans venoit à estre plus grande que des naissans, car les ames deslogées de leur giste seroient à se fouler à qui prendroit place la premiere dans ce nouvel estuy. Et demandent aussi à quoy elles passeroient leur temps, ce pendant qu'elles attendroient qu'un logis leur fut apresté. Ou, au rebours, s'il naissoit plus d'animaux qu'il n'en mourroit, ils disent que les corps seroient en mauvais party, attendant l'infusion de leur ame, et en adviendroit qu'aucuns d'iceus se mourroient avant que d'avoir esté vivans:

Denique connubia ad veneris partusque ferarum
Esse animas praesto deridiculum esse videtur,
Et spectare immortales mortalia membra
Innumero numero, certaréque praeproperanter
Inter se, quae prima potissimaque insinuetur.

D'autres ont arresté l'ame au corps des trespassez pour en animer les serpents, les vers et autres bestes qu'on dit s'engendrer de la corruption

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de nos membres, voire et de nos cendres. D'autres la divisent en une partie mortelle et l'autre immortelle. Autres la font corporelle, et ce neantmoins immortelle. Aucuns la font immortelle, sans science et sans cognoissance. Il y en a aussi qui ont estimé que des ames des condamnez il s'en faisoit des diables (et aulcuns des nostres l'ont ainsi jugé); comme Plutarque pense qu'il se face des dieux de celles qui sont sauvées; car il est peu de choses que cet autheur là establisse d'une façon de parler si resolue qu'il faict cette-cy, maintenant par tout ailleurs une maniere dubitatrice et ambigue. Il faut estimer (dit-il) et croire fermement que les ames des hommes vertueux selon nature et selon justice divine, deviennent d'hommes, saincts; et de saincts, [0240v] demy-dieux; et de demy-dieux, apres qu'ils sont parfaitement, comme és sacrifices de purgation, nettoyez et purifiez, estans delivrez de toute passibilité et de toute mortalité, ils deviennent, non par aucune ordonnance civile, mais à la verité et selon raison vray-semblable, dieux entiers et parfaits, en recevant une fin tres-heureuse et tres-glorieuse. Mais qui le voudra voir, luy qui est des plus retenus pourtant et moderez de la bande, s'escarmoucher avec plus de hardiesse et nous conter ses miracles sur ce propos, je le renvoye à son discours de la Lune et du Daemon de Socrates, là où, aussi evidemment qu'en nul autre lieu, il se peut adverer les mysteres de la philosophie avoir beaucoup d'estrangetez communes avec celles de la poesie: l'entendement humain se perdant à vouloir sonder et contreroller toutes choses jusques au bout; tout ainsi comme, lassez et travaillez de la longue course de nostre vie, nous retombons en enfantillage. Voylà les belles et certaines instructions que nous tirons de la science humaine sur le subject de nostre ame. Il n'y a point moins de temerité en ce qu'elle nous apprend des parties corporelles. Choisissons en un ou deux exemples, car autrement nous nous perdrions dans cette mer trouble et vaste des erreurs medecinales. Sçachons si on s'accorde au moins en cecy, de quelle matiere les hommes se produisent les uns des autres. Car, quant à leur premiere production, ce n'est pas merveille si, en chose si haute et ancienne, l'entendement humain se trouble et dissipe. Archelaus le physicien, duquel Socrates fut le disciple et le mignon selon Aristoxenus, disoit et les hommes et les animaux avoir esté faicts d'un limon laicteux, exprimé par la chaleur de la terre. Pithagoras dict nostre semence estre l'escume de nostre meilleur sang; Platon, l'escoulement de la moelle de l'espine du dos, ce qu'il argumente de ce que cet endroit se sent le premier de la lasseté de la besongne, Alcmeon, partie de la substance du cerveau; et qu'il soit ainsi, dit-il, les yeux troublent à ceux qui se travaillent outre mesure à cet exercice; Democritus, une substance extraite de toute la masse corporelle;

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Epicurus, extraicte de l'ame et du corps; Aristote, un excrement tiré de l'aliment du sang, le dernier qui s'espand en nos membres; autres, du [0241] sang cuit et digeré par la chaleur des genitoires, ce qu'ils jugent de ce qu'aus extremes efforts on rend des gouttes de pur sang: en-quoy il semble qu'il y ayt plus d'apparence, si on peut tirer quelque apparence d'une confusion si infinie. Or, pour mener à effect cette semence, combien en font-ils d'opinions contraires? Aristote et Democritus tiennent que les femmes n'ont point de sperme, et que ce n'est qu'une sueur qu'elles eslancent par la chaleur du plaisir et du mouvement, qui ne sert de rien à la generation; Galen, au contraire, et ses suyvans, que, sans la rencontre des semences, la generation ne se peut faire. Voylà les medecins, les philosophes, les jurisconsultes et les theologiens aux prises, pesle mesle avecques nos femmes, sur la dispute à quels termes les femmes portent leur fruict. Et moy je secours, par l'exemple de moy-mesme, ceux d'entre eux qui maintiennent la grossesse d'onze moys. Le monde est basty de cette experience; il n'est si simple femmelette qui ne puisse dire son advis sur toutes ces contestations, et si nous n'en sçaurions estre d'accord. En voylà assez pour verifier que l'homme n'est non plus instruit de la connoissance de soy en la partie corporelle qu'en la spirituelle. Nous l'avons proposé luy mesmes à soy, et sa raison à sa raison, pour voir ce qu'elle nous en diroit. Il me semble assez avoir montré combien peu elle s'entend en elle mesme. Et qui ne s'entend en soy, en quoy se peut-il entendre? quasi vero mensuram ullius rei possit agere, qui sui nesciat. Vrayement Protagoras nous en comtoit de belles, faisant l'homme la mesure de toutes choses, qui ne sceut jamais seulement la sienne. Si ce n'est luy, sa dignité ne permettra pas qu'autre creature ayt cet advantage. Or, luy estant en soy si contraire et l'un jugement en subvertissant l'autre sans cesse, cette favorable proposition n'estoit qu'une risée qui nous menoit à conclurre par necessité la neantise du compas et du compasseur. Quand Thales estime la cognoissance de l'homme tres-difficile à l'homme, il luy apprend la cognoissance de toute autre chose luy estre impossible. Vous, pour qui j'ay pris la peine d'estendre un si long corps contre ma coustume, ne refuyrez poinct de maintenir vostre Sebond par la forme ordinaire d'argumenter dequoy vous estes tous les jours

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instruite, et exercerez en cela vostre esprit et vostre estude: car ce dernier tour d'escrime icy, il ne le faut employer que comme un extreme remede. C'est un coup desesperé, auquel il faut abandonner vos armes pour faire perdre à vostre adversaire les siennes, et un tour secret, duquel il se faut servir rarement et reservéement. C'est grande temerité de vous [0241v] perdre vous mesmes pour perdre un autre. Il ne faut pas vouloir mourir pour se venger, comme fit Gobrias: car, estant aux prises bien estroictes avec un seigneur de Perse, Darius y survenant l'espée au poing, qui craingnoit de frapper, de peur d'assener Gobrias, il luy cria qu'il donnast hardiment, quand il devroit donner au travers tous les deux. Des armes et conditions de combat si desesperées qu'il est hors de creance que l'un ny l'autre se puisse sauver, je les ay veu condamner, ayant esté offertes. Les Portugais prindrent 14 Turcs en la mer des Indes, lesquels, impatiens de leur captivité, se resolurent, et leur succeda, à mettre et eux, et leurs maistres, et le vaisseau en cendre, frottant des clous de navire l'un contre l'autre, tant qu'une estincelle de feu tombast sur les barrils de poudre à canon qu'il y avoit. Nous secouons icy les limites et dernieres clotures des sciences, ausquelles l'extremité est vitieuse, comme en la vertu. Tenez vous dans la route commune, il ne faict mie bon estre si subtil et si fin. Souvienne vous de ce que dit le proverbe Thoscan:
Chi troppo s'assottiglia si scavezza.
Je vous conseille, en vos opinions et en vos discours, autant qu'en vos moeurs et en toute autre chose, la moderation et l'attrempance, et la fuite de la nouvelleté et de l'estrangeté. Toutes les voyes extravagantes me fachent. Vous qui, par l'authorité que vostre grandeur vous apporte, et encore plus par les avantages que vous donnent les qualitez plus vostres, pouvez d'un clin d'oeil commander à qui il vous plaist, deviez donner cette charge à quelqu'un qui fist profession des lettres, qui vous eust bien autrement appuyé et enrichy cette fantasie. Toutesfois en voicy assez pour ce que vous en avez à faire. Epicurus disoit des loix que les pires nous estoient si necessaires que, sans elles, les hommes s'entremangeroient les uns les autres. Et Platon, à deux doits pres, que, sans loix, nous viverions comme bestes

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brutes; et s'essaye à la verifier. Nostre esprit est un util vagabond, dangereux et temeraire; il est malaisé d'y joindre l'ordre et la mesure. Et, de mon temps, ceux qui ont quelque rare excellence au dessus des autres et quelque vivacité extraordinaire, nous les voyons quasi tous desbordez en licence d'opinions et de meurs. C'est miracle s'il s'en rencontre un rassis et sociable. On a raison de donner à l'esprit humain les barrieres [0242] les plus contraintes qu'on peut. En l'estude, comme au reste, il luy faut compter et regler ses marches, il luy faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et garrote de religions, de loix, de coustumes, de science, de preceptes, de peines et recompenses mortelles et immortelles; encores voit-on que, par sa volubilité et dissolution, il eschappe à toutes ces liaisons. C'est un corps vain, qui n'a par où estre saisi et assené; un corps divers et difforme, auquel on ne peut asseoir neud ny prise. Certes il est peu d'ames si reiglées, si fortes et bien nées, à qui on se puisse fier de leur propre conduicte, et qui puissent, avec moderation et sans temerité, voguer en la liberté de leurs jugements au delà des opinions communes. Il est plus expedient de les mettre en tutelle. C'est un outrageux glaive que l'esprit à son possesseur mesme, pour qui ne sçait s'en armer ordonnéement et discrettement. Et n'y a point de beste à qui plus justement il faille donner des orbieres pour tenir sa veue subjecte et contrainte devant ses pas, et la garder d'extravaguer ny çà ny là, hors les ornieres que l'usage et les loix luy tracent. Parquoy il vous siera mieux de vous resserrer dans le train accoustumé, quel qu'il soit, que de jetter vostre vol à cette licence effrenée. Mais si quelqu'un de ces nouveaux docteurs entreprend de faire l'ingenieux en vostre presence, aux despens de son salut et du vostre; pour vous deffaire de cette dangereuse peste qui se respand tous les jours en vos cours, ce preservatif, à l'extreme necessité, empeschera que la contagion de ce venin n'offencera ny vous ny vostre assistance. La liberté donq et gaillardise de ces esprits anciens produisoit en la philosophie et sciences humaines plusieurs sectes d'opinions differentes, chacun entreprenant de juger et de choisir pour prendre party. Mais à present que les hommes vont tous un train, qui certis quibusdam destinatisque sententiis addicti et consecrati sunt, ut etiam quae non probant, cogantur defendere, et que nous recevons les arts par civile authorité et ordonnance, si que les escholes n'ont qu'un patron et pareille institution et discipline circonscrite, on ne regarde plus ce que les monnoyes poisent et valent, mais chacun à son tour les reçoit selon le pris

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que l'approbation commune et le cours leur donne. On ne plaide pas de l'alloy, mais de l'usage: ainsi se mettent égallement toutes choses. On reçoit la medecine comme la [0242v] Geometrie; et les batelages, les enchantemens, les liaisons, le commerce des esprits des trespassez, les prognostications, les domifications et jusques à cette ridicule poursuitte de la pierre philosophale, tout se met sans contredict. Il ne faut que sçavoir que le lieu de Mars loge au milieu du triangle de la main, celuy de Venus au pouce, et de Mercure au petit doigt; et que, quand la mensale coupe le tubercle de l'enseigneur, c'est signe de cruauté; quand elle faut soubs le mitoyen et que la moyenne naturelle fait un angle avec la vitale soubs mesme endroit, que c'est signe d'une mort miserable. Que si, à une femme, la naturelle est ouverte, et ne ferme point l'angle avec la vitale, cela denote qu'elle sera mal chaste. Je vous appelle vous mesme à tesmoin, si avec cette science un homme ne peut passer avec reputation et faveur parmy toutes compaignies. Theophrastus disoit que l'humaine cognoissance, acheminée par les sens, pouvoit juger des causes des choses jusques à certaine mesure, mais qu'estant arrivée aux causes extremes et premieres, il falloit qu'elle s'arrestat et qu'elle rebouchat, à cause ou de sa foiblesse ou de la difficulté des choses. C'est une opinion moyenne et douce, que nostre suffisance nous peut conduire jusques à la cognoissance d'aucunes choses, et qu'elle a certaines mesures de puissance, outre lesquelles c'est temerité de l'employer. Cette opinion est plausible et introduicte par gens de composition; mais il est malaisé de donner bornes à nostre esprit: il est curieux et avide, et n'a point occasion de s'arrester plus tost à mille pas qu'à cinquante. Ayant essayé par experience que ce à quoy l'un s'estoit failly, l'autre y est arrivé, et que ce qui estoit incogneu à un siecle, le siecle suyvant l'a esclaircy, et que les sciences et les arts ne se jettent pas en moule, ains se forment et figurent peu à peu en les maniant et pollissant à plusieurs fois, comme les ours façonnent leurs petits en les [0243] lechant à loisir: ce que ma force ne peut descouvrir, je ne laisse pas de le sonder et essayer; et, en retastant et pétrissant cette nouvelle matiere, la remuant et l'eschaufant, j'ouvre à celuy qui me suit quelque facilité pour en jouir plus à son ayse, et la luy rends plus soupple et plus maniable,

ut hymettia sole
Cera remollescit, tractataque pollice, multas
Vertitur in facies, ipsoque fit utilis usu.

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Autant en fera le second au tiers: qui est cause que la difficulté ne me doit pas desesperer, ny aussi peu mon impuissance, car ce n'est que la mienne. L'homme est capable de toutes choses, comme d'aucunes; et s'il advoue, comme dit Theophrastus, l'ignorance des causes premieres et des principes, qu'il me quitte hardiment tout le reste de sa science: si le fondement luy faut, son discours est par terre; le disputer et l'enquerir n'a autre but et arrest que les principes; si cette fin n'arreste son cours, il se jette à une irresolution infinie. Non potest aliud alio magis minusve comprehendi, quoniam omnium rerum una est definitio comprehendendi. Or il est vray-semblable que, si l'ame sçavoit quelque chose, elle se sçauroit premierement elle mesme; et, si elle sçavoit quelque chose hors d'elle, ce seroit son corps et son estuy, avant toute autre chose. Si on void jusques aujourd'hui les dieux de la medecine se debatre de nostre anatomie,

Mulciber in Trojam, pro Troja stabat Apollo,

quand attendons nous qu'ils en soyent d'accord? Nous nous sommes plus voisins que ne nous est la blancheur de la nege ou la pesanteur de la pierre. Si l'homme ne se connoit, comment connoit il ses fonctions et ses forces? Il n'est pas, à l'avanture, que quelque notice veritable ne loge chez nous, mais c'est par hazard. Et d'autant que par mesme voye, mesme façon et conduite, les erreurs se reçoivent en nostre ame, elle n'a pas dequoy les distinguer, ny dequoy choisir la verité du mensonge. Les [0243v] Academiciens recevoyent quelque inclination de jugement, et trouvoyent trop crud de dire qu'il n'estoit pas plus vray-semblable que la nege fust blanche que noire, et que nous ne fussions non plus asseurez du mouvement d'une pierre qui part de nostre main, que de celui de la huictiesme sphere. Et pour éviter cette difficulté et estrangeté, qui ne peut à la verité loger en nostre imagination que malaiséement, quoy qu'ils establissent que nous n'estions aucunement capables de sçavoir, et que la verité est engoufrée dans des profonds abysmes où la veue humaine ne peut penetrer, si advouoint ils les unes choses plus vray-semblables que les autres et recevoyent en leur jugement cette faculté de se pouvoir incliner plustost à une apparence qu'à un'autre: ils luy permettoyent cette propension, luy defandant toute resolution. L'advis des Pyrrhoniens est plus hardy et, quant et quant, plus vray-semblable. Car cette inclination Academique et cette propension à une

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proposition plustost qu'à une autre, qu'est-ce autre chose que la recognoissance de quelque plus apparente verité en cette cy qu'en celle là? Si nostre entendement est capable de la forme, des lineamens, du port et du visage de la verité, il la verroit entiere aussi bien que demie, naissante et imperfecte. Cette apparence de verisimilitude qui les faict pendre plustost à gauche qu'à droite, augmentez la; cette once de verisimilitude qui incline la balance, multipliez la de cent, de mille onces, il en adviendra en fin que la balance prendra party tout à faict, et arrestera un chois et une verité entiere. Mais comment se laissent ils plier à la vray-semblance, s'ils ne cognoissent le vray? Comment cognoissent ils la semblance de ce dequoy ils ne connoissent pas l'essence? Ou nous pouvons juger tout à faict, ou tout à faict nous ne le pouvons pas. Si noz facultez intellectuelles et sensibles sont sans fondement et sans pied, si elles ne font [0244] que floter et vanter, pour neant laissons nous emporter nostre jugement à aucune partie de leur operation, quelque apparence qu'elle semble nous presenter; et la plus seure assiete de nostre entendement, et la plus heureuse, ce seroit celle là où il se maintiendroit rassis, droit, inflexible, sans bransle et sans agitation. Inter visa vera aut falsa ad animi assensum nihil interest. Que les choses ne logent pas chez nous en leur forme et en leur essence, et n'y facent leur entrée de leur force propre et authorité, nous le voyons assez: par ce que, s'il estoit ainsi, nous les recevrions de mesme façon; le vin seroit tel en la bouche du malade qu'en la bouche du sain. Celuy qui a des crevasses aux doits, ou qui les a gourdes, trouveroit une pareille durté au bois ou au fer qu'il manie, que fait un autre. Les subjets estrangers se rendent donc à nostre mercy; ils logent chez nous comme il nous plaist. Or si de nostre part nous recevions quelque chose sans alteration, si les prises humaines estoient assez capables et fermes pour saisir la verité par noz propres moyens, ces moyens estans communs à tous les hommes, cette verité se rejecteroit de main en main de l'un à l'autre. Et au moins se trouveroit il une chose au monde, de tant qu'il y en a, qui se croiroit par les hommes d'un consentement universel. Mais ce, qu'il ne se void aucune proposition qui ne soit debatue et controverse entre nous, ou qui ne le puisse estre, montre bien que nostre jugement naturel ne saisit pas bien clairement ce qu'il saisit; car mon jugement ne le peut faire recevoir au jugement de mon compaignon: qui est signe que je l'ay saisi par quelque autre moyen que par une naturelle puissance qui soit en moy et en tous les hommes. Laissons à part cette infinie confusion d'opinions qui se void entre les philosophes mesmes, et ce debat perpetuel et universel en la connoissance

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des choses. Car cela est presuposé tres-veritablement, que de aucune chose les hommes, je dy les sçavans les [0244v] mieux nais, les plus suffisans, ne sont d'accord, non pas que le ciel soit sur nostre teste; car ceux qui doutent de tout, doutent aussi de cela; et ceux qui nient que nous puissions aucune chose comprendre, disent que nous n'avons pas compris que le ciel soit sur nostre teste; et ces deux opinions sont en nombre, sans comparaison, les plus fortes. Outre cette diversité et division infinie, par le trouble que nostre jugement nous donne à nous mesmes, et l'incertitude que chacun sent en soy, il est aysé à voir qu'il a son assiete bien mal assurée. Combien diversement jugeons nous des choses? combien de fois changeons nous nos fantasies? Ce que je tiens aujourd'huy et ce que je croy, je le tiens et le croy de toute ma croyance; tous mes utils et tous mes ressorts empoignent cette opinion et m'en respondent sur tout ce qu'ils peuvent. Je ne sçaurois ambrasser aucune verité ny conserver avec plus de force que je fay cette cy. J'y suis tout entier, j'y suis voyrement; mais ne m'est il pas advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d'avoir ambrassé quelque autre chose à tout ces mesmes instrumens, en cette mesme condition, que depuis j'aye jugée fauce? Au moins faut il devenir sage à ses propres despans. Si je me suis trouvé souvent trahy sous cette couleur, si ma touche se trouve ordinairement fauce, et ma balance inegale et injuste, quelle asseurance en puis-je prendre à cette fois plus qu'aux autres? N'est-ce pas sottise de me laisser tant de fois piper à un guide? Toutesfois, que la fortune nous remue cinq cens fois de place, qu'elle ne face que vuyder et remplir sans cesse, comme dans un vaisseau, dans nostre croyance autres et autres opinions, tousjours la presente et la derniere c'est la certaine et l'infallible. Pour cette cy il faut abandonner les biens, l'honneur, la vie et le salut, et tout,

posterior res illa reperta,
Perdit, et immutat sensus ad pristina quaeque.

[0245] Quoy qu'on nous presche, quoy que nous aprenons, il faudroit tousjours se souvenir que c'est l'homme qui donne et l'homme qui reçoit; c'est une mortelle main qui nous le presente, c'est une mortelle main qui l'accepte. Les choses qui nous viennent du ciel, ont seules droict et auctorité de persuasion; seules, marque de verité: laquelle aussi ne voyons nous pas de nos yeux, ny ne la recevons par nos moyens: cette sainte et grande image ne pourroit pas en un si chetif domicile, si Dieu

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pour cet usage ne le prepare, si Dieu ne le reforme et fortifie par sa grace et faveur particuliere et supernaturelle. Au-moins devroit nostre condition fautiere nous faire porter plus moderément et retenuement en noz changemens. Il nous devroit souvenir, quoy que nous receussions en l'entendement, que nous y recevons souvent des choses fauces, et que c'est par ces mesmes utils qui se démentent et qui se trompent souvent. Or n'est il pas merveille s'ils se démentent, estant si aisez à incliner et à tordre par bien legeres occurrences. Il est certain que nostre apprehension, nostre jugement et les facultez de nostre ame en general souffrent selon les mouvemens et alterations du corps, lesquelles alterations sont continuelles. N'avons nous pas l'esprit plus esveillé, la memoire plus prompte, le discours plus vif en santé qu'en maladie? La joye et la gayeté ne nous font elles pas recevoir les subjets qui se presentent à nostre ame d'un tout autre visage que le chagrin et la melancholie? Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Sapho rient à un vieillart avaritieux et rechigné comme à un jeune homme vigoreux et ardent? Cleomenes, fils d'Anaxandridas, estant malade, ses amys luy reprochoient qu'il avoit des humeurs et fantasies nouvelles et non accoustumées: Je croy bien, fit-il; aussi ne suis-je pas celuy que je suis estant sain: estant autre, aussi sont autres mes opinions et fantasies. En la chicane de nos palais ce mot est en usage, qui se dit des criminels [0245v] qui rencontrent les juges en quelque bonne trampe douce et debonnaire: Gaudeat de Bona Fortuna qu'il jouisse de ce bon heur; car il est certain que les jugemens se rencontrent par fois plus tendus à la condamnation, plus espineux et aspres, tantost plus faciles, aysez et enclins à l'excuse. Tel qui raporte de sa maison la douleur de la goute, la jalousie, ou le larrecin de son valet, ayant toute l'ame teinte et abreuvée de colere, il ne faut pas douter que son jugement ne s'en altere vers cette part là. Ce venerable senat d'Areopage jugeoit de nuict, de peur que la veue des poursuivans corrompit sa justice. L'air mesme et la serenité du ciel nous apporte quelque mutation, comme dit ce vers Grec en Cicero,

Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Juppiter auctifera lustravit lampade terras.

Ce ne sont pas seulement les fievres, les breuvages et les grands accidens qui renversent nostre jugement; les moindres choses du monde le tournevirent. Et ne faut pas douter, encores que nous ne le sentions pas, que, si la fievre continue peut atterrer nostre ame, que la tierce n'y apporte quelque

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alteration selon sa mesure et proportion. Si l'apoplexie assoupit et esteint tout à fait la veue de nostre intelligence, il ne faut pas doubter que le morfondement ne l'esblouisse; et, par conséquent, à peine se peut il rencontrer une seule heure en la vie où nostre jugement se trouve en sa deue assiete, nostre corps estant subject à tant de continuelles mutations, et estofé de tant de sortes de ressorts, que (j'en croy les medecins) combien il est malaisé qu'il n'y en ayt tousjours quelqu'un qui tire de travers. Au demeurant, cette maladie ne se descouvre pas si aisément, si elle n'est du tout extreme et irremediable, d'autant que la raison va tousjours, et torte, et boiteuse, et deshanchée, et avec le mensonge comme avec la verité. Par ainsin il est malaisé de descouvrir son mesconte [0246] et desreglement. J'appelle tousjours raison cette apparence de discours que chacun forge en soy: cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d'un mesme subject, c'est un instrument de plomb et de cire, alongeable, ployable et accommodable à tous biais et à toutes mesures; il ne reste que la suffisance de le sçavoir contourner. Quelque bon dessein qu'ait un juge, s'il ne s'escoute de prez, à quoy peu de gens s'amusent, l'inclination à l'amitié, à la parenté, à la beauté et à la vengeance, et non pas seulement choses si poisantes, mais cet instint fortuite qui nous faict favoriser une chose plus qu'une autre, et qui nous donne, sans le congé de la raison, le chois en deux pareils subjects, ou quelque umbrage de pareille vanité, peuvent insinuer insensiblement en son jugement la recommandation ou deffaveur d'une cause et donner pente à la balance. Moy qui m'espie de plus prez, qui ay les yeux incessamment tendus sur moy, comme celuy qui n'ay pas fort à-faire ailleurs,

quis sub Arcto
Rex gelidae metuatur orae,
Quid Tyridatem terreat, unice
Securus,

à peine oseroy-je dire la vanité et la foiblesse que je trouve chez moy. J'ay le pied si instable et si mal assis, je le trouve si aysé à croler et si prest au branle, et ma veue si desreglée, que à jun je me sens autre qu'apres le repas; si ma santé me rid et la clarté d'un beau jour, me voylà honneste homme; si j'ay un cor qui me presse l'orteil, me voylà renfroigné, mal plaisant et inaccessible. Un mesme pas de cheval me semble tantost

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rude, tantost aysé, et mesme chemin à cette heure plus court, une autre-fois plus long, et une mesme forme ores plus, ores moins agreable. Maintenant je suis à tout faire, maintenant à rien faire; ce qui m'est plaisir à cette [0246v] heure, me sera quelque fois peine. Il se faict mille agitations indiscretes et casuelles chez moy. Ou l'humeur melancholique me tient, ou la cholerique; et de son authorité privée, à cet' heure le chagrin predomine en moy, à cet' heure l'alegresse. Quand je prens des livres, j'auray apperceu en tel passage des graces excellentes et qui auront feru mon ame; qu'un'autre fois j'y retombe, j'ay beau le tourner et virer, j'ay beau le plier et le manier, c'est une masse inconnue et informe pour moy. En mes escris mesmes je ne retrouve pas tousjours l'air de ma premiere imagination: je ne sçay ce que j'ay voulu dire, et m'eschaude souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valloit mieux. Je ne fay qu'aller et venir: mon jugement ne tire pas tousjours en avant; il flotte, il vague,

velut minuta magno
Deprensa navis in mari vesaniente vento.

Maintes-fois (comme il m'advient de faire volontiers) ayant pris pour exercice et pour esbat à maintenir une contraire opinion à la mienne, mon esprit, s'applicant et tournant de ce costé là, m'y attache si bien que je ne trouve plus la raison de mon premier advis, et m'en despars. Je m'entraine quasi où je penche, comment que ce soit, et m'emporte de mon pois. Chacun à peu pres en diroit autant de soy, s'il se regardoit comme moy. Les prescheurs sçavent que l'emotion qui leur vient en parlant, les anime vers la creance, et qu'en cholere nous nous adonnons plus à la deffense de nostre proposition, l'imprimons en nous et l'embrassons avec plus de vehemence et d'approbation que nous ne faisons estant en nostre sens froid et reposé. Vous recitez simplement une cause à l'advocat, il vous y respond chancellant et doubteux: vous sentez qu'il luy est indifferent de prendre à soustenir l'un ou l'autre party; l'avez vous bien payé pour y mordre et pour s'en formaliser, commence [0247] il d'en estre interessé, y a-il eschauffé sa volonté? sa raison et sa science s'y eschauffent quant et quant; voilà une apparente et indubitable verité qui se presente à son entendement; il y descouvre une toute nouvelle lumiere, et le croit à bon escient, et se le persuade ainsi. Voire, je ne sçay si l'ardeur qui naist

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du despit et de l'obstination à l'encontre de l'impression et violence du magistrat et du danger, ou l'interest de la reputation n'ont envoyé tel homme soustenir jusques au feu l'opinion pour laquelle, entre ses amys, et en liberté, il n'eust pas voulu s'eschauder le bout du doigt. Les secousses et esbranlemens que nostre ame reçoit par les passions corporelles, peuvent beaucoup en elle, mais encore plus les siennes propres, ausquelles elle est si fort en prinse qu'il est à l'advanture soustenable qu'elle n'a aucune autre alleure et mouvement que du souffle de ses vents, et que, sans leur agitation, elle resteroit sans action, comme un navire en pleine mer, que les vents abandonnent de leur secours. Et qui maintiendroit cela suivant le parti des Peripateticiens ne nous feroit pas beaucoup de tort, puis qu'il est connu que la pluspart des plus belles actions de l'ame procedent et ont besoin de cette impulsion des passions. La vaillance, disent-ils, ne se peut parfaire sans l'assistance de la cholere. Semper Ajax fortis, fortissimus tamen in furore. Ny ne court on sus aux meschants et aux ennemis assez vigoureusement, si on n'est courroucé; et veulent que l'advocat inspire le courrous aux juges pour en tirer justice. Les cupiditez emeurent Themistocles, emeurent Demosthenes, et ont poussé les philosophes aux travaux, veillées et peregrinations; nous meinent à l'honneur, à la doctrine, à la santé, fins utiles. Et cette lascheté d'ame à souffrir l'ennuy et la fascherie sert à nourrir en la consciance la penitence et la repantance, et à sentir les fleaux de Dieu pour nostre chastiment et les fleaux de la correction politique. La compassion sert d'aiguillon à la clemence, et la prudence de nous conserver et gouverner est esveillée par nostre crainte; et combien de belles actions par l'ambition? combien par la presomption? Aucune eminente et gaillarde vertu en fin n'est sans quelque agitation desreglée. Seroit-ce pas l'une des raisons qui auroit meu les Epicuriens à descharger Dieu de tout soin et sollicitude de nos affaires, d'autant que les effects mesmes de sa bonté ne se pouvoient exercer envers nous sans esbranler son repos par le moyen des passions, qui sont comme des piqueures et sollicitations acheminant l'ame aux actions vertueuses? Ou bien ont ils creu autrement et les ont prinses comme tempestes qui desbauchent honteusement l'ame de sa tranquilité? Ut maris tranquillitas intelligitur, nulla ne minima quidem aura fluctus commovente: sic

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animi quietus et placatus status cernitur, quum perturbatio nulla est qua moveri queat. [0247v] Quelles differences de sens et de raison, quelle contrarieté d'imaginations nous presente la diversité de nos passions ! Quelle asseurance pouvons nous donq prendre de chose si instable et si mobile, subjecte par sa condition à la maistrise du trouble, n'allant jamais qu'un pas forcé et emprunté? Si nostre jugement est en main à la maladie mesmes et à la perturbation; si c'est de la folie et de la temerité qu'il est tenu de recevoir l'impression des choses, quelle seurté pouvons nous attendre de luy? N'y a il point de la hardiesse à la philosophie d'estimer des hommes qu'ils produisent leurs plus grands effects et plus approchans de la divinité, quand ils sont hors d'eux et furieux et insensez? Nous nous amendons par la privation de nostre raison et son assoupissement. Les deux voies naturelles pour entrer au cabinet des Dieux et y preveoir le cours des destinées sont la fureur et le sommeil. Cecy est plaisant à considérer: par la dislocation que les passions apportent à nostre raison, nous devenons vertueux; par son extirpation que la fureur ou l'image de la mort apporte, nous devenons prophetes et divins. Jamais plus volontiers je ne l'en creus. C'est un pur enthousiasme que la saincte verité a inspiré en l'esprit philosophique, qui luy arrache, contre sa proposition, que l'estat tranquille de nostre ame, l'estat rassis, l'estat plus sain que la philosophie luy puisse acquerir n'est pas son meilleur estat. Nostre veillée est plus endormie que le dormir; nostre sagesse, moins sage que la folie. Noz songes vallent mieux que noz discours. La pire place que nous puissions prendre, c'est en nous. Mais pense elle pas que nous ayons l'advisement de remarquer que la voix qui faict l'esprit, quand il est despris de l'homme, si clair-voyant, si grand, si parfaict et, pendant qu'il est en l'homme, si terrestre, ignorant et tenebreux, c'est une voix partant de l'esprit qui est partie de l'homme terrestre, ignorant et tenebreux, et à cette cause voix infiable et incroyable? Je n'ay point grande experience de ces agitations vehementes (estant d'une complexion molle et poisante) desquelles la pluspart surprennent subitement nostre ame, sans luy donner loisir de se connoistre. Mais cette passion qu'on dict estre produite par l'oisiveté au coeur des jeunes hommes, quoy qu'elle s'achemine avec loisir et d'un progrès mesuré, elle represente bien evidemment, à ceux qui ont essayé de s'opposer à son effort, la force de cette conversion et alteration que nostre

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jugement souffre. J'ay autrefois entrepris de me tenir bandé pour la soustenir et rabatre (car il s'en faut tant que je sois de ceux qui convient les vices, que je ne les suis pas seulement, s'ils ne m'entrainent), je la sentois naistre, croistre, et s'augmenter en despit de ma resistance, et en fin, tout voyant et vivant, me saisir et posseder de façon que, comme d'une yvresse, l'image des choses me commençoit à paroistre autre que de coustume; je voyois evidemment grossir et croistre les avantages du subjet que j'allois désirant, et agrandir et enfler par le vent de mon imagination; les difficultez de mon entreprinse s'aiser et se planir, mon discours et ma conscience se tirer arriere; mais, ce feu estant evaporé, tout à un instant, comme de la clarté d'un [0248] esclair, mon ame reprendre une autre sorte de veue, autre estat et autre jugement; les difficultez de la retraite me sembler grandes et invincibles, et les mesmes choses de bien autre goust et visage que la chaleur du desir ne me les avoit presentées. Lequel plus veritablement, Pyrrho n'en sçait rien. Nous ne sommes jamais sans maladie. Les fièvres ont leur chaud et leur froid; des effects d'une passion ardente nous retombons aux effects d'une passion frilleuse. Autant que je m'estois jetté en avant, je me relance d'autant en arriere:

Qualis ubi alterno procurrens gurgite pontus
Nunc ruit ad terras, scopulisque superjacit undam,
Spumeus, extremamque sinu perfundit arenam;
Nunc rapidus retro atque aestu revoluta resorbens
Saxa fugit, littusque vado labente relinquit.

Or de la cognoissance de cette mienne volubilité j'ay par accident engendré en moy quelque constance d'opinions, et n'ay guiere alteré les miennes premieres et naturelles. Car, quelque apparence qu'il y ayt en la nouvelleté, je ne change pas aisément, de peur que j'ay de perdre au change. Et, puis que je ne suis pas capable de choisir, je pren le chois d'autruy et me tien en l'assiette où Dieu m'a mis. Autrement, je ne me sçauroy garder de rouler sans cesse. Ainsi me suis-je, par la grace de Dieu, conservé entier, sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes creances de nostre religion, au travers de tant de sectes et de divisions que nostre siecle a produittes. Les escrits des anciens, je dis les bons escrits, pleins et solides, me tentent et remuent quasi où ils veulent; celuy que

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j'oy me semble tousjours le plus roide; je les trouve avoir raison chacun à son tour, quoy qu'ils se contrarient. Cette aisance que les bons esprits ont de rendre ce qu'ils veulent vray-semblable, et qu'il n'est rien si estrange à quoy ils n'entreprennent de donner assez de [0248v] couleur pour tromper une simplicité pareille à la mienne, cela montre evidemment la foiblesse de leur preuve. Le ciel et les estoilles ont branlé trois mille ans; tout le monde l'avoit ainsi creu, jusques à ce que Cleanthes le Samien ou, selon Theophraste, Nicetas Siracusien s'avisa de maintenir que c'estoit la terre qui se mouvoit par le cercle oblique du Zodiaque tournant à l'entour de son aixieu; et, de nostre temps, Copernicus a si bien fondé cette doctrine qu'il s'en sert tres-regléement à toutes les consequences Astronomiques. Que prendrons nous de là, sinon qu'il ne nous doit chaloir le quel ce soit des deux? Et qui sçait qu'une tierce opinion, d'icy à mille ans, ne renverse les deux precedentes?

Sic volvenda aetas commutat tempora rerum:
Quod fuit in pretio, fit nullo denique honore;
Porro aliud succedit, et è contemptibus exit,
Inque dies magis appetitur, florétque repertum
Laudibus, et miro est mortales inter honore.

Ainsi, quand il se presente à nous quelque doctrine nouvelle, nous avons grande occasion de nous en deffier, et de considerer qu'avant qu'elle fut produite sa contraire estoit en vogue; et, comme elle a esté renversée par cette-cy, il pourra naistre à l'advenir une tierce invention qui choquera de mesme la seconde. Avant que les principes qu'Aristote a introduicts, fussent en credit, d'autres principes contentoient la raison humaine, comme ceux-cy nous contentent à cette heure. Quelles lettres ont ceux-cy, quel privilege particulier, que le cours de nostre invention s'arreste à eux, et qu'à eux appartient pour tout le temps advenir la possession de nostre creance? ils ne sont non plus exempts du boute-hors qu'estoient leurs devanciers. Quand on me presse d'un nouvel argument, c'est à moy à estimer que, ce à quoy je ne puis satis-faire, un autre y satisfera: car de croire toutes les apparences desquelles nous ne pouvons nous deffaire, c'est une grande simplesse. Il en adviendroit [0249] par là que tout le vulgaire, et nous sommes tous du vulgaire, auroit sa

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creance contournable comme une girouette: car leur ame, estant molle et sans resistance, seroit forcée de recevoir sans cesse autres impressions, la derniere effaçant tousjours la trace de la precedente. Celuy qui se trouve foible, il doit respondre, suyvant la pratique, qu'il en parlera à son conseil, ou s'en raporter aux plus sages, desquels il a receu son apprentissage. Combien y a-il que la medecine est au monde? On dit qu'un nouveau venu, qu'on nomme Paracelse, change et renverse tout l'ordre des regles anciennes, et maintient que jusques à cette heure elle n'a servy qu'à faire mourir les hommes. Je croy qu'il verifiera ayséement cela; mais de mettre ma vie à la preuve de sa nouvelle experience, je trouve que ce ne seroit pas grand sagesse. Il ne faut pas croire à chacun, dict le precepte, par ce que chacun peut dire toutes choses. Un homme de cette profession de nouvelletez et de reformations physiques me disoit, il n'y a pas long temps, que tous les anciens s'estoient evidemment mescontez en la nature et mouvemens des vents, ce qu'il me feroit tres-evidemment toucher à la main, si je voulois l'entendre. Apres que j'eus eu un peu de patience à ouyr ses arguments, qui avoient tout plein de verisimilitude: Comment donc, luy fis-je, ceux qui navigeoint soubs les loix de Theophraste, alloient ils en occident, quand ils tiroient en levant? alloient-ils à costé, ou à reculons?--C'est la fortune, me respondit-il: tant y a qu'ils se mescontoient. Je luy repliquay lors que j'aymois mieux suyvre les effects que la raison. Or ce sont choses qui se choquent souvent; et m'a l'on dit qu'en la Geometrie (qui pense avoir gaigné le haut point de certitude parmy les sciences) il se trouve des demonstrations inevitables subvertissans la verité de l'experience: comme Jacques Peletier me disoit chez moy qu'il avoit trouvé deux lignes s'acheminans l'une vers l'autre pour se joindre, qu'il verifioit toutefois [0249v] ne pouvoir jamais, jusques à l'infinité, arriver à se toucher; et les Pyrrhoniens ne se servent de leurs argumens et de leur raison que pour ruiner l'apparence de l'experience; et est merveille jusques où la soupplesse de nostre raison les a suivis à ce dessein de combattre l'evidence des effects: car ils verifient que nous ne nous mouvons pas, que nous ne parlons pas, qu'il n'y a point de poisant ou de chaut, avecques une pareille force d'argumentations que nous verifions les choses plus vray-semblables. Ptolemeus, qui a esté un grand personnage, avoit estably les bornes de nostre monde; tous les philosophes anciens ont pensé en tenir la mesure, sauf quelques Isles escartées qui pouvoient eschapper à leur cognoissance: c'eust esté Pyrrhoniser, il y a mille ans, que de mettre en doute la science

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de la Cosmographie, et les opinions qui en estoient receues d'un chacun; c'estoit heresie d'avouer des Antipodes: voilà de nostre siecle une grandeur infinie de terre ferme, non pas une isle ou une contrée particuliere, mais une partie esgale à peu pres en grandeur à celle que nous cognoissions, qui vient d'estre descouverte. Les Geographes de ce temps ne faillent pas d'asseurer que meshuy tout est trouvé et que tout est veu,

Nam quod adest praesto, placet, et pollere videtur.

Sçavoir mon, si Ptolomée s'y est trompé autrefois sur les fondemens de sa raison, si ce ne seroit pas sottise de me fier maintenant à ce que ceux cy en disent; et s'il n'est pas plus vray semblable que ce grand corps que nous appellons le monde, est chose bien autre que nous ne jugeons. Platon tient qu'il change de visage à tout sens; que le ciel, les estoilles et le soleil renversent par fois le mouvement que nous y voyons, changeant l'Orient en Occident. Les prestres Aegyptiens dirent à Herodote que depuis leur premier Roy, dequoy il y avoit onze mille tant d'ans (et de tous leurs Roys ils luy feirent veoir les effigies en statues tirées apres le vif) le Soleil avoit changé quatre fois de route; que la mer et la terre se changent alternativement l'un en l'autre; que la naissance du monde est indéterminée; Aristote, Cicero, de mesmes; et quelqu'un d'entre nous, qu'il est, de toute eternité, mortel et renaissant à plusieurs vicissitudes, appellant à tesmoins Salomon et Esaïe, pour eviter ces oppositions que Dieu a esté quelquefois createur sans creature, qu'il a esté oisif, qu'il s'est desdict de son oisiveté, mettant la main à cet ouvrage, et qu'il est par consequent subjet à mutation. En la plus fameuse des Grecques escoles, le monde est tenu un Dieu faict par un autre Dieu plus grand, et est composé d'un corps et d'une ame qui loge en son centre, s'espandant par nombres de musique à sa circonferance, divin, tres-heureux, tres-grand, tres-sage, eternel. En luy sont d'autres Dieux, la terre, la mer, les astres, qui s'entretiennent d'une harmonieuse et perpetuelle agitation et danse divine, tantost se rencontrans, tantost s'esloignans, se cachans, se montrans, changeans de rang, ores davant et ores derriere. Heraclitus establissoit le monde estre composé par feu et, par l'ordre des destinées, se devoir enflammer et resoudre en feu quelque jour, et quelque jour encore renaistre. Et des hommes dict Apuleie: Sigillatim mortales, cunctim perpetui. Alexandre escrivit à sa mere la narration d'un prestre Aegyptien tirée de

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leurs monumens, tesmoignant l'ancienneté de cette nation infinie et comprenant la naissance et progrez des autres païs au vray. Cicero et Diodorus disent de leur temps que les Chaldées tenoient regitre de quatre cens mille tant d'ans; Aristote, Pline et autres, que Zoroastre vivoit six mille ans avant l'aage de Platon. Platon dict que ceux de la ville de Saïs ont des memoires par escrit de huit mille ans, et que la ville d'Athenes fut bastie mille ans avant la-dicte ville de Saïs; Epicurus, qu'en mesme temps que les choses sont icy comme nous les voyons, elles sont toutes pareilles, et en mesme façon, en plusieurs autres mondes. Ce qu'il eust dit plus assuréement, s'il eust veu les similitudes et convenances de ce nouveau monde des Indes occidentales avec le nostre, presant et passé, en si [0250] estranges exemples. En verité, considerant ce qui est venu à nostre science du cours de cette police terrestre, je me suis souvent esmerveillé de voir, en une tres grande distance de lieux et de temps, les rencontres d'un grand nombre d'opinions populaires monstrueuses et des meurs et creances sauvages, et qui, par aucun biais, ne semblent tenir à nostre naturel discours. C'est un grand ouvrier de miracles que l'esprit humain; mais cette relation a je ne sçay quoy encore de plus heteroclite; elle se trouve aussi en noms, en accidens et en mille autres choses. Car on y trouve des nations n'ayans, que nous sachons, ouy nouvelles de nous, où la circoncision estoit en credit; où il y avoit des estats et grandes polices maintenues par des femmes, sans hommes; où nos jeusnes et nostre caresme estoit representé, y adjoustant l'abstinence des femmes; où nos croix estoient en diverses façons en credit: icy on en honoroit les sepultures; on les appliquoit là, et nomméement celle de Saint André, à se deffendre des visions nocturnes et à les mettre sur les couches des enfans contre les enchantements; ailleurs ils en rencontrerent une de bois, de grande hauteur, adorée pour Dieu de la pluye, et celle là bien fort avant dans la terre ferme; on y trouva une bien expresse image de nos penitentiers; l'usage des mitres, le coelibat des prestres, l'art de diviner par les entrailles des animaux sacrifiez; l'abstinence de toute sorte de chair et poisson à leur vivre, la façon aux prestres d'user en officiant de langue particuliere et non vulgaire; et cette fantasie, que le premier dieu fut chassé par un second, son frere puisné; qu'ils furent creés avec toutes commoditez, lesquelles on leur a depuis retranchées pour leur peché, changé leur territoire et empiré leur condition naturelle; qu'autresfois ils ont esté submergez par l'innondation des eaux celestes; qu'il ne s'en sçauva que peu de familles, qui se jetterent dans les hauts creux des montaignes, lesquels creux ils boucherent, si que l'eau n'y entre poinct, ayant enfermé là dedans plusieurs

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sortes d'animaux; que, quand ils sentirent la pluye cesser, ils mirent hors des chiens, lesquels estans revenus nets et mouillez, ils jugerent l'eau n'estre encore guiere abaissée; depuis, en ayant fait sortir d'autres et les voyans revenir bourbeux, ils sortirent repeupler le monde, qu'ils trouverent plain seulement de serpens. On rencontra en quelque endroit la persuasion du jour du jugement, si qu'ils s'offençoient merveilleusement contre les Espaignols, qui espendoient les os des trespassez en fouillant les richesses des sepultures, disant que ces os escartez ne se [0250v] pourroient facilement rejoindre; la trafique par eschange, et non autre, foires et marchez pour cet effect; des neins et personnes difformes pour l'ornement des tables des princes; l'usage de la fauconnerie selon la nature de leurs oiseaux; subsides tyranniques; delicatesses de jardinages; dances, sauts bateleresques; musique d'instrumens; armoiries; jeux de paume, jeu de dez et de sort auquel ils s'eschauffent souvent jusques à s'y jouer eux mesmes et leur liberté; medecine non autre que de charmes; la forme d'escrire par figures; creance d'un seul premier homme, pere de tous les peuples; adoration d'un dieu qui vesquit autrefois homme en parfaite virginité, jeusne et poenitence, preschant la loy de nature et des cerimonies de la religion, et qui disparut du monde sans mort naturelle; l'opinion de geants; l'usage de s'enyvrer de leurs breuvages et de boire d'autant; ornemens religieux peints d'ossements et testes de morts, surplys, eau-beniste, aspergez; femmes et serviteurs qui se presentent à l'envy à se brusler et enterrer, avec le mary ou maistre trespassé; loy que les aisnez succedent à tout le bien, et n'est reservé aucune part au puisné, que d'obeissance; coustume, à la promotion de certain office de grande authorité, que celuy qui est promeu prend un nouveau nom et quitte le sien; de verser de la chaux sur le genou de l'enfant freschement nay, en luy disant: Tu es venu de poudre et retourneras en poudre; l'art des augures. Ces vains ombrages de nostre religion qui se voyent en aucuns exemples, en tesmoignent la dignité et la divinité. Non seulement elle s'est aucunement insinuée en toutes les nations infideles de deça par quelque imitation, mais à ces barbares aussi comme par une commune et supernaturelle inspiration. Car on y trouva aussi la creance du purgatoire, mais d'une forme nouvelle: ce que nous donnons au feu, ils le donnent au froid, et imaginent les ames et purgées et punies par la rigueur d'une extreme froidure. Et m'advertit cet exemple d'une autre plaisante diversité: [0251] car, comme il s'y trouva des peuples qui aymoyent à deffubler le bout de leur membre et en retranchoient la peau à la Mahumetane et à la Juifve, il s'y en trouva d'autres qui faisoient si grande conscience de le deffubler qu'à tout des petits cordons ils portoient leur peau bien soigneusement estirée et attachée au dessus, de peur que ce bout ne vit l'air.

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Et de cette diversité aussi, que, comme nous honorons les Roys et les festes en nous parant des plus honnestes vestements que nous ayons: en aucunes regions, pour montrer toute disparité et submission à leur Roy, les subjects se presentoyent à luy en leurs plus viles habillements, et entrant au palais prennent quelque vieille robe deschirée sur la leur bonne, à ce que tout le lustre et l'ornement soit au maistre. Mais suyvons. Si nature enserre dans les termes de son progrez ordinaire, comme toutes autres choses, aussi les creances, les jugemens et opinions des hommes; si elles ont leur revolution, leur saison, leur naissance, leur mort, comme les chous; si le ciel les agite et les roule à sa poste, quelle magistrale authorité et permanante leur allons nous attribuant? Si par experience nous touchons à la main que la forme de nostre estre despend de l'air, du climat et du terroir où nous naissons, non seulement le tainct, la taille, la complexion et les contenances, mais encore les facultez de l'ame, et plaga coeli non solum ad robur corporum, sed etiam animorum facit, dict Vegece; et que la Deesse fondatrice de la ville d'Athenes choisit à la situer une température de pays qui fist les hommes prudents, comme les prestres d'Aegipte aprindrent à Solon, Athenis tenue coelum, ex quo etiam acutiores putantur Attici; crassum Thebis, itaque pingues Thebani et valentes; en maniere que, ainsi que les fruicts naissent divers et les animaux, les hommes naissent aussi plus et moins belliqueux, justes, temperans et dociles: ici subjects au vin, ailleurs au larecin ou à la paillardise; icy enclins à superstition, ailleurs à la mescreance; icy à la liberté, icy à la servitude; capables d'une science ou d'un art, grossiers ou ingenieux, obeïssans ou rebelles, bons ou mauvais, selon que porte l'inclination du lieu où ils sont assis, et prennent nouvelle complexion si on les change de place, comme les arbres: qui fut la raison pour laquelle Cyrus ne voulut accorder aux Perses de abandonner leur païs aspre [0251v] et bossu pour se transporter en un autre doux et plain, disant que les terres grasses et molles font les hommes mols, et les fertiles les esprits infertiles; si nous voyons tantost fleurir un art, une opinion, tantost une autre, par quelque influance celeste; tel siecle produire telles natures et incliner l'humain genre à tel ou tel ply; les espris des hommes tantost gaillars, tantost maigres, comme nos chams; que deviennent toutes ces belles prerogatifves dequoy nous nous allons flatant? Puis qu'un homme sage se peut mesconter, et cent hommes,

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et plusieurs nations, voire et l'humaine nature selon nous se mesconte plusieurs siecles en cecy ou en cela, quelle seureté avons nous que par fois elle cesse de se mesconter, et qu'en ce siecle elle ne soit en mesconte? Il me semble, entre autres tesmoignages de nostre imbecillité, que celui-cy ne merite pas d'estre oublié, que par desir mesmes, l'homme ne sçache trouver ce qu'il luy faut; que, non par jouyssance, mais par imagination et par souhait, nous ne puissions estre d'accord de ce dequoy nous avons besoing pour nous contenter. Laissons à nostre pensée tailler et coudre à son plaisir, elle ne pourra pas seulement desirer ce qui luy est propre, et se satisfaire:

quid enim ratione timemus
Aut cupimus? quid tam dextro pede concipis, ut te
Conatus non poeniteat votique peracti?

C'est pourquoy Socrates ne requeroit les dieux sinon de luy donner ce qu'ils sçavoient luy estre salutaire. Et la priere des Lacedemoniens, publique et privée, portoit simplement les choses bonnes et belles leur estre octroyées: remettant à la discretion divine le triage et choix d'icelles:

Conjugium petimus partumque uxoris; at illi
Notum qui pueri qualisque futura sit uxor.

Et le Chrestien supplie Dieu que sa volonté soit faite, pour ne tomber en l'inconvenient que les poetes feignent du Roy Midas. Il requist les dieux que tout ce qu'il toucheroit se convertit en or. Sa priere fut exaucée: son vin fut or, son pain or, et la plume de sa couche, et d'or sa chemise et son vestement; de façon qu'il se trouva accablé soubs la jouissance de son desir et estrené d'une commodité [0252] insuportable. Il luy desprier ses prieres,

Attonitus novitate mali, divesque miserque,
Effugere optat opes, et quae modo voverat, odit.

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Disons de moy-mesme. Je demandois à la fortune, autant qu'autre chose, l'ordre Sainct Michel, estant jeune: car c'estoit lors l'extreme marque d'honneur de la noblesse Françoise et tres-rare. Elle me l'a plaisamment accordé. Au lieu de me monter et hausser de ma place pour y avaindre, elle m'a bien plus gratieusement traité, elle l'a ravallé et rabaissé jusques à mes espaules et au dessoubs. Cleobis et Biton, Trophonius et Agamedes, ayans requis, ceux là leur Deesse, ceux cy leur Dieu, d'une recompense digne de leur pieté, eurent la mort pour present, tant les opinions celestes sur ce qu'il nous faut, sont diverses aux nostres. Dieu pourroit nous ottroyer les richesses, les honneurs, la vie et la santé mesme, quelquefois à nostre dommage: car tout ce qui nous est plaisant, ne nous est pas tousjours salutaire. Si, au lieu de la guerison, il nous envoye la mort ou l'empirement de nos maux, Virga tua et baculus tuus ipsa me consolata sunt, il le fait par les raisons de sa providence, qui regarde bien plus certainement ce qui nous est deu que nous ne pouvons faire; et le devons prendre en bonne part, comme d'une main tres-sage et tres-amie:

si consilium vis
Permittes ipsis expendere numinibus, quid
Conveniat nobis, rebusque sit utile nostris:
Charior est illis homo quam sibi.

Car de les requerir des honneurs, des charges, c'est les requerir qu'ils vous jettent à une bataille ou au jeu de dez, ou telle autre chose de laquelle l'issue vous est incognue et le fruict doubteux. Il n'est point de combat si violent entre les philosophes, et si aspre, que celuy qui se dresse sur la question du souverain bien de l'homme, duquel, par le calcul de Varro, nasquirent 288 sectes. Qui autem de summo bono dissentit, de tota philosophiae ratione dissentit.

Tres mihi convivae propre dissentire videntur,
Poscentes vario multum diversa palato:
Quid dem? quid non dem? Renuis tu quod jubet alter; [0252v]
Quod petis, id sanè est invisum acidumque duobus.

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Nature devroit ainsi respondre à leurs contestations et à leurs debats. Les uns disent nostre bien estre loger en la vertu, d'autres en la volupté, d'autres au consentir à nature; qui, en la science; qui, à n'avoir point de douleur; qui, à ne se laisser emporter aux apparences (et à cette fantasie semble retirer cet' autre, de l'antien Pythagoras,

Nil admirari prope res est una, Numaci,
Solaque quae possit facere et servare beatum,

qui est la fin de la secte Pyrrhonienne); Aristote attribue à magnanimité rien n'admirer. Et disoit Archesilas les soustenemens et l'estat droit et inflexible du jugement estre les biens, mais les consentements et applications estre les vices et les maux. Il est vray qu'en ce qu'il l'establissoit par axiome certain, il se départoit du Pyrronisme. Les Pyrrhoniens, quand ils disent que le souverain bien c'est l'Ataraxie, qui est l'immobilité du jugement, ils ne l'entendent pas dire d'une façon affirmative; mais le mesme bransle de leur ame qui leur faict fuir les precipices et se mettre à couvert du serein, celuy là mesme leur presente cette fantasie et leur en faict refuser une autre. Combien je desire que, pendant que je vis, ou quelque autre, ou Justus Lipsius, le plus sçavant homme qui nous reste, d'un esprit tres-poly et judicieux, vrayement germain à mon Turnebus, eust et la volonté, et la santé, et assez de repos pour ramasser en un registre, selon leurs divisions et leurs classes, sincerement et curieusement, autant que nous y pouvons voir, les opinions de l'ancienne philosophie sur le subject de nostre estre et de noz meurs, leurs controverses, le credit et suitte des pars, l'application de la vie des autheurs et sectateurs à leurs preceptes és accidens memorables et exemplaires. Le bel ouvrage et utile que ce seroit' Au demeurant, si c'est de nous que nous tirons le reglement de nos meurs, à quelle confusion nous rejettons nous ! Car ce que nostre raison nous y conseille [0253] de plus vray-semblable, c'est generalement à chacun d'obeir aux loix de son pays, comme est l'advis de Socrates inspiré, dict-il, d'un conseil divin. Et par là que veut elle dire, sinon que nostre devoir n'a autre regle que fortuite? La verité doit avoir un

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visage pareil et universel. La droiture et la justice, si l'homme en connoissoit qui eust corps et veritable essence, il ne l'atacheroit pas à la condition des coustumes de cette contrée ou de celle là; ce ne seroit pas de la fantasie des Perses ou des Indes que la vertu prendroit sa forme. Il n'est rien subject à plus continuelle agitation que les loix. Dépuis que je suis nay, j'ai veu trois et quatre fois rechanger celle des Anglois, noz voisins, non seulement en subject politique, qui est celuy qu'on veut dispenser de constance, mais au plus important subject qui puisse estre, à sçavoir de la religion. Dequoy j'ay honte et despit, d'autant plus que c'est une nation à laquelle ceux de mon quartier ont eu autrefois une si privée accointance qu'il reste encore en ma maison aucunes traces de nostre ancien cousinage. Et chez nous icy, j'ay veu telle chose qui nous estoit capitale, devenir legitime; et nous, qui en tenons d'autres, sommes à mesmes, selon l'incertitude de la fortune guerrière, d'estre un jour criminels de laese majesté humaine et divine, nostre justice tombant à la merci de l'injustice, et, en l'espace de peu d'années de possession, prenant une essence contraire. Comment pouvoit ce Dieu ancien plus clairement accuser en l'humaine cognoissance l'ignorance de l'estre divin, et apprendre aux hommes que la religion n'estoit qu'une piece de leur invention, propre à lier leur societé, qu'en declarant, comme il fit, à ceux qui en recherchoient l'instruction de son trepied, que le vrai culte à chacun estoit celuy qu'il trouvoit observé par l'usage du lieu où il estoit? O Dieu ! quelle obligation n'avons nous à la benignité de nostre souverain createur pour avoir desniaisé nostre creance de ces vagabondes et arbitraires devotions et l'avoir logée sur l'eternelle base de sa saincte parolle' Que nous dira donc en cette necessité la philosophie? Que nous suyvons les loix de nostre pays? c'est à dire cette mer flotante des opinions d'un peuple ou d'un Prince, qui me peindront la justice d'autant de couleurs et la reformeront en autant de visages qu'il y aura en eux de changemens de passion? Je ne puis pas avoir le jugement si flexible. Quelle bonté est-ce que je voyois hyer en credit, et demain plus, et que le trajet d'une riviere faict crime? Quelle verité que ces montaignes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au delà? Mais ils sont plaisans quand, pour donner quelque certitude aux loix, ils disent qu'il y en a aucunes fermes, perpetuelles et immuables, qu'ils nomment naturelles, qui sont empreintes en l'humain genre par

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la condition de leur propre essence. Et, de celles là, qui en fait le nombre de trois, qui de quatre, qui [0253v] plus, qui moins: signe que c'est une marque aussi douteuse que le reste. Or, ils sont si defortunez (car comment puis je autrement nommer cela que deffortune, que d'un nombre de loix si infiny il ne s'en rencontre au moins une que la fortune et temerité du sort ait permis estre universellement receue par le consentement de toutes les nations?) ils sont, dis-je, si miserables que de ces trois ou quatre loix choisies il n'en y a une seule qui ne soit contredite et desadvoee, non par une nation, mais par plusieurs. Or c'est la seule enseigne vraysemblable, par laquelle ils puissent argumenter aucunes loix naturelles, que l'université de l'approbation. Car ce que nature nous auroit veritablement ordonné, nous l'ensuivrions sans doubte d'un commun consentement. Et non seulement toute nation, mais tout homme particulier, ressentiroit la force et la violence que luy feroit celuy qui le voudroit pousser au contraire de cette loy. Qu'ils m'en montrent, pour voir, une de cette condition. Protagoras et Ariston ne donnoyent autre essence à la justice des loix que l'authorité et opinion du legislateur; et que, cela mis à part, le bon et l'honneste perdoyent leurs qualitez et demeuroyent des noms vains de choses indifferentes. Thrasimacus en Platon estime qu'il n'y a point d'autre droit que la commodité du superieur. Il n'est chose en quoy le monde soit si divers qu'en coustumes et loix. Telle chose est icy abominable, qui apporte recommandation ailleurs, comme en Lacedemone la subtilité de desrober. Les mariages entre les proches sont capitalement defendus entre nous, ils sont ailleurs en honneur,

gentes esse feruntur
In quibus et nato genitrix, et nata parenti
Jungitur, et pietas geminato crescit amore.

Le meurtre des enfans, meurtre des peres, communication de femmes, trafique de voleries, licence à toutes sortes de [0254] voluptez, il n'est rien en somme si extreme qui ne se trouve receu par l'usage de quelque nation. Il est croyable qu'il y a des loix naturelles, comme il se voit és autres creatures; mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine s'ingerant par tout de maistriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses selon sa vanité et inconstance. Nihil itaque amplius nostrum est: quod nostrum dico, artis est.

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Les subjects ont divers lustres et diverses considerations: c'est de là que s'engendre principalement la diversité d'opinions. Une nation regarde un subject par un visage, et s'arreste à celuy là; l'autre, par un autre. Il n'est rien si horrible à imaginer que de manger son pere. Les peuples qui avoyent anciennement cette coustume, la prenoyent toutesfois pour tesmoignage de pieté et de bonne affection, cerchant par là à donner à leurs progeniteurs la plus digne et honorable sepulture, logeant en eux mesmes et comme en leurs moelles les corps de leurs peres et leurs reliques, les vivifiant aucunement et regenerant par la transmutation en leur chair vive au moyen de la digestion et du nourrissement. Il est aysé à considerer quelle cruauté et abomination c'eust esté, à des hommes abreuvez et imbus de cette superstition, de jetter la despouille des parens à la corruption de la terre et nourriture des bestes et des vers. Licurgus considera au larrecin la vivacité, diligence, hardiesse et adresse qu'il y a à surprendre quelque chose de son voisin, et l'utilité qui revient au public, que chacun en regarde plus curieusement à la conservation de ce qui est sien; et estima que de cette double institution, à assaillir et à defandre, il s'en tiroit du fruit à la discipline militaire (qui estoit la principale science et vertu à quoy il vouloit duire cette nation) de plus grande consideration que n'estoit le desordre et l'injustice de se prevaloir de la chose d'autruy. Dionysius le tyran offrit à Platon une robe à la mode de Perse, longue, damasquinée et [0254v] parfumée; Platon la refusa, disant qu'estant nay homme, il ne se vestiroit pas volontiers de robe de femme; mais Aristippus l'accepta, avec cette responce que nul accoutrement ne pouvoit corrompre un chaste courage. Ses amis tançoient sa lascheté de prendre si peu à coeur que Dionisius luy eust craché au visage: Les pescheurs, dict-il, souffrent bien d'estre baignés des ondes de la mer depuis la teste jusqu'aux pieds pour attraper un goujon. Diogenes lavoit ses choulx, et le voyant passer: Si tu sçavois vivre de choulx, tu ne ferois pas la cour à un tyran. A quoy Aristippus: Si tu sçavois vivre entre les hommes, tu ne laverois pas des choulx. Voylà comment la raison fournit d'apparence à divers effects. C'est un pot à deux anses, qu'on peut saisir à gauche et à dextre:

bellum, ô terra hospita, portas;
Bello armantur equi, bellum haec armenta minantur.
Sed tamen iidem olim curru succedere sueti
Quadrupedes, et frena jugo concordia ferre;
Spes est pacis.

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On preschoit Solon de n'espandre pour la mort de son fils des larmes impuissantes et inutiles: Et c'est pour cela, dict-il, que plus justement je les espans, qu'elles sont inutiles et impuissantes. La femme de Socrates rengregeoit son deuil par telle circonstance: O qu'injustement le font mourir ces meschans juges !--Aimerois tu donc mieux que ce fut justement, luy repliqua il. Nous portons les oreilles percées; les Grecs tenoient cela pour une marque de servitude. Nous nous cachons pour jouir de nos femmes, les Indiens le font en public. Les Schythes immoloyent les estrangers en leurs temples, ailleurs les temples servent de franchise.

Inde furor vulgi, quod numina vicinorum
Odit quisque locus, cum solos credat habendos
Esse Deos quos ipse colit.

J'ay ouy parler d'un juge, lequel, où il rencontroit un aspre conflit entre Bartolus et Baldus, et quelque matiere agitée de plusieurs contrarietez, mettoit au marge de son livre: Question pour l'amy; c'est à dire que la verité estoit si embrouillée et debatue qu'en pareille cause il pourroit favoriser celle des parties que bon luy sembleroit. Il ne tenoit qu'à faute d'esprit et de suffisance qu'il ne peut mettre par tout: Question pour l'amy. Les advocats et les juges de nostre temps trouvent à toutes causes assez de biais pour les accommoder où bon leur semble. A une science si infinie, dépandant de l'authorité de tant d'opinions et d'un subject si arbitraire, il ne peut estre qu'il n'en naisse une [0255] confusion extreme de jugemens. Aussi n'est-il guiere si cler procés auquel les advis ne se trouvent divers. Ce qu'une compaignie a jugé, l'autre le juge au contraire, et elle mesmes au contraire une autre fois. Dequoy nous voyons des exemples ordinaires par cette licence, qui tasche merveilleusement la cerimonieuse authorité et lustre de nostre justice, de ne s'arrester aux arrests, et courir des uns aux autres juges pour decider d'une mesme cause. Quant à la liberté des opinions philosophiques touchant le vice et la vertu, c'est chose où il n'est besoing de s'estendre, et où il se trouve plusieurs advis qui valent mieux teus que publiez aux faibles esprits. Arcesilaus disoit n'estre considerable en la paillardise, de quel costé et par où on le fut. Et obscoenas voluptates, si natura requirit, non

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genere, aut loco, aut ordine, sed forma, aetate, figura metiendas Epicurus putat.» Ne amores quidem sanctos a sapiente alienos esse arbitrantur. Quaeramus ad quam usque aetatem juvenes amandi sint. Ces deux derniers lieux Stoïques et, sur ce propos, le reproche de Dicaearchus à Platon mesme, montrent combien la plus saine philosophie souffre de licences esloignées de l'usage commun et excessives. Les loix prennent leur authorité de la possession et de l'usage; il est dangereux de les ramener à leur naissance: elles grossissent et s'ennoblissent en roulant, comme nos rivieres: suyvez les contremont jusques à leur source, ce n'est qu'un petit surion d'eau à peine reconnoissable, qui s'enorgueillit ainsin et se fortifie en vieillissant. Voyez les anciennes considerations qui ont donné le premier branle à ce fameux torrent, plein de dignité, d'horreur et de reverence: vous les trouverez si legeres et si delicates, que ces gens icy qui poisent tout et le ramenent à la raison, et qui ne reçoivent rien par authorité et à credit, il n'est pas merveille s'ils ont leurs jugemens souvent tres-esloignez des jugémens publiques. Gens qui prennent pour patron l'image premiere de nature, il n'est pas merveille si, en la pluspart de leurs opinions, ils gauchissent la voye commune. Comme, pour exemple: peu d'entre eux eussent approuvé les conditions contrainctes de nos mariages; et la plus part ont voulu les femmes communes et sans obligation. Ils refusoient nos ceremonies. Chrysippus disoit qu'un philosophe fera une douzaine [0255v] de culebutes en public, voire sans haut de chausses, pour une douzaine d'olives. A peine eust il donné advis à Clisthenes de refuser la belle Agariste, sa fille, à Hippoclides pour luy avoir veu faire l'arbre fourché sur une table. Metroclez lascha un peu indiscretement un pet en disputant, en presence de son eschole, et se tenoit en sa maison, caché de honte, jusques à ce que Crates le fut visiter; et, adjoutant à ses consolations et raisons l'exemple de sa liberté, se mettant à peter à l'envi avec luy, il luy osta ce scrupule, et de plus le retira à sa secte Stoïque, plus franche, de la secte Peripatetique, plus civile, laquelle jusques lors il avoit suivi.

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Ce que nous appellons honnesteté, de n'oser faire à descouvert ce qui nous est honneste de faire à couvert, ils l'appelloient sottise; et de faire le fin à taire et desadvouer ce que nature, coustume et nostre desir publient et proclament de nos actions, ils l'estimoient vice. Et leur sembloit que c'estoit affoler les mysteres de Venus que de les oster du retiré sacraire de son temple pour les exposer à la veue du peuple, et que tirer ses jeux hors du rideau, c'estoit les avilir (c'est une espece de poix que la honte; la recelation, reservation, circonscription, parties de l'estimation); que la volupté tres ingenieusement faisoit instance, sous le masque de la vertu, de n'estre prostituée au milieu des quarrefours, foulée des pieds et des yeux de la commune, trouvant à dire la dignité et commodité de ses cabinets accoustumez. De là disent aucuns, que d'oster les bordels publiques, c'est non seulement espandre par tout la paillardise qui estoit assignée à ce lieu là, mais encore esguillonner les hommes à ce vice par la malaisance.

Moechus es Aufidiae, qui vir, Corvine, fuisti;
Rivalis fuerat qui tuus, ille vir est.
Cur aliena placet tibi, quae tua non placet uxor?
Nunquid securus non potes arrigere?

Cette experience se diversifie en mille exemples:

Nullus in urbe fuit tota qui tangere vellet
Uxorem gratis, Caeciliane, tuam,
Dum licuit; sed nunc, positis custodibus, ingens
Turba fututorum est. Ingeniosus homo es.

On demandoit à un philosophe, qu'on surprit à mesme, ce qu'il faisoit. Il respondit tout froidement: Je plante un homme, ne rougissant non plus d'estre rencontré en cela que si on l'eust trouvé plantant des aulx. C'est, comme j'estime, d'une opinion trop tendre et respectueuse, qu'un grant et religieux auteur tient cette action si necessairement

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obligée à l'occultation et à la vergoigne, qu'en la licence des embrassements cyniques il ne se peut persuader que la besoigne en vint à sa fin, ains qu'elle s'arrestoit à representer des mouvemens lascifs seulement, pour maintenir l'impudence de la profession de leur eschole; et que, pour eslancer ce que la honte avoit contraint et retiré, il leur estoit encore apres besoin de chercher l'ombre. Il n'avoit pas veu assez avant en leur desbauche. Car Diogenes, exerçant en publiq sa masturbation, faisoit souhait en presence du peuple assistant, qu'il peut ainsi saouler son ventre en le frottant. A ceux qui luy demandoient pourquoy il ne cherchoit lieu plus commode à manger qu'en pleine rue: C'est, respondit il, que j'ay faim en pleine rue. Les femmes philosofes, qui se mesloient à leur secte, se mesloient aussi à leur personne en tout lieu, sans discretion; et Hipparchia ne fut receue en la societé de Crates qu'en condition de suyvre en toutes choses les us et coustumes de sa regle. Ces philosophes icy donnoient extreme prix à la vertu et refusoient toutes autres disciplines que la morale; si est ce qu'en toutes actions ils attribuoyent la souveraine authorité à l'election de leur sage et au dessus des loix: et n'ordonnoyent aux voluptez autre bride [0256] que la moderation et la conservation de la liberté d'autruy. Heraclitus et Protagoras, de ce que le vin semble amer au malade et gracieux au sain, l'aviron tortu dans l'eau et droit à ceux qui le voient hors de là, et de pareilles apparences contraires qui se trouvent aux subjects, argumenterent que tous subjects avoient en eux les causes de ces apparences; et qu'il y avoit au vin quelque amertume qui se rapportoit au goust du malade, l'aviron certaine qualité courbe se rapportant à celuy qui le regarde dans l'eau. Et ainsi de tout le reste. Qui est dire que tout est en toutes choses, et par consequent rien en aucune, car rien n'est où tout est. Cette opinion me ramentoit l'experience que nous avons, qu'il n'est aucun sens ny visage, ou droict, ou amer, ou doux, ou courbe, que l'esprit humain ne trouve aux escrits qu'il entreprend de fouiller. En la parole la plus nette, pure et parfaicte qui puisse estre, combien de fauceté et de mensonge a l'on fait naistre? quelle heresie n'y a trouvé des fondements assez et tesmoignages, pour entreprendre et pour se maintenir? C'est pour cela que les autheurs de telles erreurs ne se veulent jamais departir de cette preuve, du tesmoignage de l'interpretation des mots. Un personnage de dignité, me voulant approuver par authorité cette queste de la pierre philosophale où il est tout plongé, m'allegua dernierement cinq ou six passages de la Bible, sur lesquels il disoit s'estre premierement fondé pour la descharge de sa conscience (car il est de profession

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ecclesiastique); et, à la verité, l'invention n'en estoit pas seulement plaisante, mais encore bien proprement accommodée à la deffence de cette belle science. Par cette voye se gaigne le credit des fables divinatrices. Il n'est prognostiqueur, s'il a cette authorité qu'on le daigne feuilleter, et rechercher [0256v] curieusement tous les plis et lustres de ses paroles, à qui on ne face dire tout ce qu'on voudra, comme aux Sybilles: car il y a tant de moyens d'interpretation qu'il est malaisé que, de biais ou de droit fil, un esprit ingenieux ne rencontre en tout sujet quelque air qui luy serve à son poinct. Pourtant se trouve un stile nubileux et doubteux en si frequent et ancien usage' Que l'autheur puisse gaigner cela d'attirer et enbesoigner à soy la posterité (ce que non seulement la suffisance, mais autant ou plus la faveur fortuite de la matiere peut gaigner); qu'au demeurant il se presente, par bestise ou par finesse, un peu obscurement et diversement: il ne lui chaille ! Nombre d'esprits, le belutants et secouants, en exprimeront quantité de formes, ou selon, ou à costé, ou au contraire de la sienne, qui lui feront toutes honneur. Il se verra enrichi des moyens de ses disciples, comme les regens du Lendit. C'est ce qui a faict valoir plusieurs choses de neant, qui a mis en credit plusieurs escrits, et chargé de toute sorte de matiere qu'on a voulu: une mesme chose recevant mille et mille, et autant qu'il nous plaist d'images et considerations diverses. Est-il possible qu'Homere aye voulu dire tout ce qu'on luy faict dire; et qu'il se soit presté à tant et si diverses figures que les theologiens, legislateurs, capitaines, philosophes, toute sorte de gens qui traittent sciences, pour differemment et contrairement qu'ils les traittent, s'appuyent de luy, s'en rapportent à luy: maistre general à tous offices, ouvrages et artisans; General Conseillier à toutes entreprises. Quiconque a eu besoin d'oracles et de predictions, en y a trouvé pour son faict. Un personnage sçavant, et de mes amis, c'est merveille quels rencontres et combien admirables il en faict naitre en faveur de nostre religion; et ne se peut aysément departir de cette opinion, que ce ne soit le dessein d'Homere (si luy est cet autheur aussi familier qu'à homme de nostre siecle). Et ce qu'il trouve en faveur de la nostre, plusieurs anciennement l'avoient trouvé en faveur des leurs.

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Voyez demener et agiter Platon. Chacun, s'honorant de l'appliquer à soi, le couche du costé qu'il le veut. On le promeine et l'insere à toutes les nouvelles opinions que le monde reçoit; et le differente l'on à soy-mesmes selon le different cours des choses. On faict desadvouer à son sens les meurs licites en son siecle, d'autant qu'elles sont illicites au nostre. Tout cela vifvement et puissamment, autant qu'est puissant et vif l'esprit de l'interprete. Sur ce mesme fondement qu'avoit Heraclitus et cette sienne sentence, que toutes choses avoient en elles les visages qu'on y trouvoit, Democritus en tiroit une toute contraire conclusion, c'est que les subjects n'avoient du tout rien de ce que nous y trouvions; et de ce que le miel estoit doux à l'un et amer à l'autre, il argumentoit qu'il n'estoit ni doux ny amer. Les Pyrrhoniens diroient qu'ils ne sçavent s'il est doux ou amer, ou ny l'un ny l'autre, ou tous les deux: car ceux-cy gaignent tousjours le haut point de la dubitation. Les Cirenaiens tenoint que rien n'estoit perceptible par le dehors, et que cela estoit seulement perceptible, qui nous touchoit par l'interne attouchemant, comme la douleur et la volupté, ne recognoissants ny ton ny couleur, mais certaines affections seulement qui nous en venoint; et que l'homme n'avoit autre siege de son jugement. Protagoras estimoit estre vrai à chacun ce qui semble à chacun. Les epicuriens logent aux sens tout jugement et en la notice des choses et en la volupté. Platon a voulu le jugement de la verité et la verité mesmes, retirée des opinions et des sens, appartenir à l'esprit et à la cogitation. Ce propos m'a porté sur la consideration des sens, ausquels gist le plus grand fondement et preuve de nostre ignorance. Tout ce qui se connoist, il se connoist sans doubte par la faculté du cognoissant: car, puis que le [0257] jugement vient de l'operation de celuy qui juge, c'est raison que cette operation il la parface par ses moiens et volonté, non par la contrainte d'autruy, comme il adviendroit si nous connoissions les choses par la force et selon la loy de leur essence. Or toute cognoissance s'achemine en nous par les sens: ce sont nos maistres,

via qua munita fidei
Proxima fert humanum in pectus templaque mentis.

La science commence par eux et se resout en eux. Apres tout, nous ne sçaurions non plus qu'une pierre, si nous ne sçavions qu'il y a son,

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odeur, lumiere, saveur, mesure, pois, mollesse, durté, aspreté, couleur, polisseure, largeur, profondeur. Voylà le plant et les principes de tout le bastiment de nostre science. Et, selon aucuns, science n'est autre chose que sentiment. Quiconque me peut pousser à contredire les sens, il me tient à la gorge, il ne me sçauroit faire reculer plus arriere. Les sens sont le commencement et la fin de l'humaine cognoissance:

Invenies primis ab sensibus esse creatam
Notitiam veri, neque sensus posse refelli.
Quid majore fide porro quam sensus haberi
Debet?

Qu'on leur attribue le moins qu'on pourra, tousjours faudra il leur donner cela, que par leur voye et entremise s'achemine toute nostre instruction. Cicero dict que Chrisippus, ayant essayé de rabattre de la force des sens et de leur vertu, se representa à soy mesmes des argumens au contraire et des oppositions si vehementes qu'il n'y peut satisfaire. Sur quoy Carneades, qui maintenoit le contraire party, se vantoit de se servir des armes mesmes et paroles de Chrysippus pour le combattre, et s'escrioit à cette cause contre luy: O miserable, ta force t'a perdu' Il n'est aucun absurde selon nous plus extreme que de maintenir que le feu n'eschaufe point, que la lumiere n'esclaire point, qu'il n'y a point de pesanteur au fer ny de fermeté, qui sont [0257v] notices que nous apportent les sens, ny creance ou science en l'homme qui se puisse comparer à celle-là en certitude. La premiere consideration que j'ay sur le subject des sens, c'est que je mets en doubte que l'homme soit prouveu de tous sens naturels. Je voy plusieurs animaux qui vivent une vie entiere et parfaicte, les uns sans la veue, autres sans l'ouye: qui sçait si en nous aussi il ne manque pas encore un, deux, trois et plusieurs autres sens? car, s'il en manque quelqu'un, nostre discours n'en peut découvrir le defaut. C'est le privilege des sens d'estre l'extreme borne de nostre apercevance: il n'y a rien au delà d'eux qui nous puisse servir à les descouvrir; voire ny l'un sens n'en peut descouvrir l'autre,

An poterunt oculos aures reprehendere, an aures
Tactus, an hunc porro tactum sapor arguet oris,
An confutabunt nares, oculive revincent?

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Ils font trestous la ligne extreme de nostre faculté,

seorsum cuique potestas
Divisa est, sua vis cuique est.

Il est impossible de faire concevoir à un homme naturellement aveugle qu'il n'y void pas, impossible de luy faire desirer la veue et regretter son defaut. Parquoy nous ne devons prendre aucune asseurance de ce que nostre ame est contente et satisfaicte de ceux que nous avons, veu qu'elle n'a pas dequoy sentir en cela sa maladie et son imperfection, si elle y est. Il est impossible de dire chose à cet aveugle, par discours, argument ny similitude, qui loge en son imagination aucune apprehension de lumiere, de couleur et de veue. Il n'y a rien plus arriere qui puisse pousser le sens en evidence. Les aveugles nais, qu'on void desirer à y voir, ce n'est pas pour entendre ce qu'ils demandent: ils ont appris de nous qu'ils ont à dire quelque chose, qu'ils ont quelque chose à desirer, qui est en nous, la quelle ils nomment bien, et ses effects et consequences; mais ils ne sçavent pourtant pas que c'est, ny ne l'aprehendent ny pres ny [0258] loin. J'ay veu un gentil-homme de bonne maison, aveugle nay, au-moins aveugle de tel aage qu'il ne sçait que c'est que veue: il entend si peu ce qui luy manque, qu'il use et se sert comme nous des paroles propres au voir, et les applique d'une mode toute sienne et particuliere. On luy presentoit un enfant du quel il estoit parrain; l'ayant pris entre ses bras: Mon Dieu, dict-il, le bel enfant ! qu'il le faict beau voir ! qu'il a le visage guay' Il dira comme l'un d'entre nous: Cette sale a une belle veue: il faict clair, il faict beau soleil. Il y a plus: car, par ce que ce sont nos exercices que la chasse, la paume, la bute, et qu'il l'a ouy dire, il s'y affectionne et s'y embesoigne, et croid y avoir la mesme part que nous y avons; il s'y picque et s'y plaist, et ne les reçoit pourtant que par les oreilles. On luy crie que voylà un liévre, quand on est en quelque belle splanade où il puisse picquer; et puis on luy dict encore que voylà un lievre pris: le voylà aussi fier de sa prise, comme il oit dire aux autres qu'ils le sont. L'esteuf, il le prend à la main gauche et le pousse à tout sa raquette; de la harquebouse, il en tire à l'adventure, et se paye de ce que ses gens luy disent qu'il est ou haut ou costié. Que sçait-on si le genre humain faict une sottise pareille, à faute de quelque sens, et que par ce defaut la plus part du visage des choses nous soit caché? Que sçait-on si les difficultez que nous trouvons en plusieurs

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ouvrages de nature viennent de là? et si plusieurs effets des animaux qui excedent nostre capacité, sont produits par la faculté de quelque sens que nous ayons à dire? et si aucuns d'entre eux ont une vie plus pleine par ce moyen et entiere que la nostre? Nous saisissons la pomme quasi par tous nos sens; nous y trouvons de la rougeur, de la polisseure, de l'odeur et de la douceur; outre cela, elle peut avoir d'autres vertus, comme d'asseicher ou restreindre, ausquelles nous n'avons point de sens qui se puisse rapporter. Les proprietez que nous apellons occultes en plusieurs choses, comme [0258v] à l'aimant d'attirer le fer, n'est-il pas vray-semblable qu'il y a des facultez sensitives en nature, propres à les juger et à les appercevoir, et que le defaut de telles facultez nous apporte l'ignorance de la vraye essence de telles choses? C'est à l'avanture quelque sens particulier qui descouvre aux coqs l'heure du matin et de minuict, et les esmeut à chanter; qui apprend aus poulles, avant tout usage et experience, de craindre un esparvier, et non une oye, ny un paon, plus grandes bestes; qui advertit les poulets de la qualité hostile qui est au chat contre eux et à ne se desfier du chien, s'armer contre le mionement, voix aucunement flateuse, non contre l'abaier, voix aspre et quereleuse; aux freslons, aux formis et aux rats, de choisir tousjours le meilleur fromage et la meilleure poire avant que d'y avoir tasté; et qui achemine le cerf, l'elefant, le serpent à la cognoissance de certaine herbe propre à leur guerison. Il n'y a sens qui n'ait une grande domination, et qui n'apporte par son moyen un nombre infiny de connoissances. Si nous avions à dire l'intelligence des sons, de l'harmonie et de la voix, cela apporteroit une confusion inimaginable à tout le reste de nostre science. Car, outre ce qui est attaché au propre effect de chasque sens, combien d'argumens, de consequences et de conclusions tirons nous aux autres choses par la comparaison de l'un sens à l'autre ! Qu'un homme entendu imagine l'humaine nature produicte originellement sans la veue, et discoure combien d'ignorance et de trouble luy apporteroit un tel defaut, combien de tenebres et d'aveuglement en nostre ame: on verra par là combien nous importe à la cognoissance de la verité la privation d'un autre tel sens, ou de deux, ou de trois, si elle est en nous. Nous avons formé une verité par la consultation et concurrence de nos cinq sens; mais à l'advanture falloit-il l'accord de huict ou de dix sens et leur contribution pour l'appercevoir certainement et en son essence. Les sectes qui combatent la science de l'homme, elles la combatent principalement par l'incertitude et foiblesse de nos sens: car, puis que toute cognoissance vient en nous par leur entremise et moyen, s'ils faillent au raport qu'ils nous font, s'ils corrompent ou alterent ce qu'ils nous

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charrient du dehors, si la lumiere qui par eux s'écoule en nostre ame, est obscurcie au passage, nous n'avons plus que tenir. De cette extreme difficulté sont nées toutes ces fantasies: [0259] que chaque subjet a en soy tout ce que nous y trouvons; qu'il n'a rien de ce que nous y pensons trouver; et celle des Epicuriens, que le Soleil n'est non plus grand que ce que nostre veue le juge,

Quicquid id est, nihilo fertur majore figura
Quam nostris oculis quam cernimus, esse videtur;

que les apparences qui representent un corps grand à celuy qui en est voisin, et plus petit à celuy qui en est esloigné, sont toutes deux vrayes,

Nec tamen hic oculis falli concedimus hilum
Proinde animi vitium hoc oculis adfingere noli;

et resoluement qu'il n'y a aucune tromperie aux sens; qu'il faut passer à leur mercy, et cercher ailleurs des raisons pour excuser la difference et contradiction que nous y trouvons; voyre inventer toute autre mensonge et resverie (ils en viennent jusques là) plustost que d'accuser les sens. Timagoras juroit que, pour presser ou biaizer son oeuil, il n'avoit jamais apperceu doubler la lumiere de la chandelle, et que cette semblance venoit du vice de l'opinion, non de l'instrument. De toutes les absurditez la plus absurde aux Epicuriens est desavouer la force et effect des sens.

Proinde quod in quoque est his visum tempore, verum est.
Et, si non potuit ratio dissolvere causam,
Cur ea quae fuerint juxtim quadrata, procul sint
Visa rotunda, tamen praestat rationis egentem
Reddere mendosè causas utriusque figurae,
Quam manibus manifesta suis emittere quoquam,
Et violare fidem primam, et convellere tota
Fundamenta quibus nixatur vita salusque.
Non modo enim ratio ruat omnis, vita quoque ipsa
Concidat extemplo, nisi credere sensibus ausis,
Praecipitésque locos vitare, et caetera quae sint
In genere hoc fugienda.

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Ce conseil desesperé et si peu philosophique ne represente autre chose, si non que l'humaine sciance ne se peut maintenir que par raison des-raisonnable, folle et forcenée; mais qu'encore vaut il mieux que l'homme, pour se faire valoir, s'en serve et de tout autre remede, tant fantastique soit il, que d'avouer sa necessaire bestise: verité si desavantageuse' Il ne peut fuir que les sens ne soient les souverains maistres de sa cognoissance; mais ils sont incertains et falsibliables à toutes circonstances. C'est là où il se faut battre à outrance, et, si les forces justes nous faillent, comme elles font, y employer l'opiniastreté, la temerité, l'impudence. Au cas que ce que disent les Epicuriens soit vray, asçavoir que nous n'avons pas de science si les apparences des sens sont fauces; [0259v] et ce que disent les Stoïciens, s'il est aussi vray que les apparences des sens sont si fauces qu'elles ne nous peuvent produire aucune science: nous conclurrons, aux despens de ces deux grandes sectes dogmatistes, qu'il n'y a point de science. Quant à l'erreur et incertitude de l'operation des sens, chacun s'en peut fournir autant d'exemples qu'il luy plaira, tant les fautes et tromperies qu'ils nous font, sont ordinaires. Au retantir d'un valon, le son d'une trompette semble venir devant nous, qui vient d'une lieue derriere:

Extantesque procul medio de gurgite montes
Iidem apparent longè diversi licet
Et fugere ad puppim colles campique videntur
Quos agimus propter navim
ubi in medio nobis equus acer obhaesit
Flumine, equi corpus transversum ferre videtur
Vis, et in adversum flumen contrudere raptim.

A manier une balle d'arquebouse soubs le second doigt, celuy du milieu estant entrelassé par dessus, il faut extremement se contraindre, pour advouer qu'il n'y en ait qu'une, tant le sens nous en represente deux. Car que les sens soyent maintesfois maistres du discours, et le contraignent de recevoir des impressions qu'il sçait et juge estre fauces, il se void à tous coups. Je laisse à part celuy de l'atouchement, qui a ses operations plus voisines, plus vives et substantielles, qui renverse tant de fois, par l'effet de la douleur qu'il apporte au corps, toutes ces belles resolutions Stoïques,

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et contraint de crier au ventre celuy qui a estably en son ame ce dogme avec toute resolution, que la colique, comme toute autre maladie et douleur, est chose indifferente, n'ayant la force de rien rabatre du souverain bonheur et felicité en laquelle le sage est logé par sa vertu. Il n'est coeur si mol que le son de nos tabourins et de nos trompetes n'eschauffe; ny si dur, que la douceur de la [0260] musique n'esveille et ne chatouille; ny ame si revesche qui ne se sente touchée de quelque reverence à considerer cette vastité sombre de nos Eglises, la diversité d'ornemens et ordre de nos ceremonies, et ouyr le son devotieux de nos orgues, et la harmonie si posée et religieuse de nos voix. Ceux mesme qui y entrent avec mespris, sentent quelque frisson dans le coeur, et quelque horreur, qui les met en deffiance de leur opinion. Quant à moy, je ne m'estime point assez fort pour ouyr en sens rassis des vers d'Horace et de Catulle, chantez d'une voix suffisante par une belle et jeune bouche. Et Zenon avoit raison de dire que la voix estoit la fleur de la beauté. On m'a voulu faire accroire qu'un homme, que tous nous autres françois cognoissons, m'avoit imposé en me recitant des vers qu'il avoit faicts, qu'ils n'estoient pas tels sur le papier qu'en l'air, et que mes yeux en feroyent contraire jugement à mes oreilles, tant la prononciation a de credit à donner prix et façon aux ouvrages qui passent à sa mercy. Sur quoy Philoxenus ne fut pas fascheux, lequel oyant un donner mauvais ton à quelque sienne composition, se print à fouler aux pieds et casser de la brique qui estoit à luy, disant: Je romps ce qui est à toi, comme tu corromps ce qui est à moy. A quoy faire ceux mesmes qui se sont donnez la mort d'une certaine resolution, destournoyent ils la face pour ne voir le coup qu'ils se faisoyent donner? et ceux qui pour leur santé desirent et commandent qu'on les incise et cauterise, ne peuvent soustenir la veue des aprets, utils et operation du chirurgien? attendu que la veue ne doit avoir aucune participation à cette douleur. Cela ne sont ce pas propres exemples à verifier l'authorité que les sens ont sur le discours? Nous avons beau sçavoir que ces tresses sont empruntées d'un page ou d'un laquais; que cette rougeur est venue d'Espaigne, et cette blancheur et polisseure de la mer Oceane, encore faut il que la veue nous force d'en trouver le subject plus aimable et plus agreable, contre toute raison. Car en cela il n'y a rien du sien,

Auferimur cultu; gemmis auroque teguntur
Crimina: pars minima est ipsa puella sui.

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Saepe ubi sit quod ames inter tam multa requiras:
Decipit hoc oculos Aegide, dives amor.

Combien donnent à la force des sens les poetes, qui font Narcisse esperdu de l'amour de son ombre,

Cunctaque miratur, quibus est mirabilis ipse; [0260v]
Se cupit imprudens; et qui probat, ipse probatur;
Dumque petit, petitur; paritérque accendit et ardet;

et l'entendement de Pygmalion si troublé par l'impression de la veue de sa statue d'ivoire, qu'il l'aime et la serve pour vive'

Oscula dat reddique putat, sequiturque tenetque,
Et credit tactis digitos insidere membris;
Et metuit pressos veniat ne livor in artus.

Qu'on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clersemez, qui soit suspendue au haut des tours nostre Dame de Paris, il verra par raison evidante qu'il est impossible qu'il en tombe, et si ne se sçauroit garder (s'il n'a accoustumé le mestier des recouvreurs) que la veue de cette hauteur extreme ne l'espouvante et ne le transisse. Car nous avons assez affaire de nous asseurer aux galeries qui sont en nos clochiers, si elles sont façonnées à jour, encores qu'elles soyent de pierre. Il y en a qui n'en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu'on jette une poutre entre ces deux tours, d'une grosseur telle qu'il nous la faut à nous promener dessus, il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d'y marcher comme nous ferions, si elle estoit à terre. J'ay souvent essayé cela en nos montaignes de deçà (et si suis de ceux qui ne s'effrayent que mediocrement de telles choses) que je ne pouvoy souffrir la veue de cette profondeur infinie sans horreur et tramblement de jarrets et de cuisses, encores qu'il s'en fallut bien ma longueur que je ne fusse du tout au bort, et n'eusse sçeu choir si je ne me fusse porté à escient au dangier. J'y remerquay aussi, quelque hauteur

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qu'il y eust, pourveu qu'en cette pente il s'y presentast un arbre ou bosse de rochier pour soustenir un peu la veue et la diviser, que cela nous allege et donne asseurance, comme si c'estoit chose dequoy à la cheute nous peussions recevoir [0261] secours; mais que les precipices coupez et uniz, nous ne les pouvons pas seulement regarder sans tournoyement de teste: ut despici sine vertigine simul oculorum animique non possit; qui est une evidente imposture de la veue. Ce beau philosophe se creva les yeux pour descharger l'ame de la desbauche qu'elle en recevoit, et pouvoir philosopher plus en liberté. Mais, à ce conte, il se devoit aussi faire estouper les oreilles, que Theophrastus dict estre le plus dangereux instrument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes à nous troubler et changer, et se devoit priver en fin de tous les autres sens, c'est à dire de son estre et de sa vie. Car ils ont tous cette puissance de commander nostre discours et nostre ame. Fit etiam saepe specie quadam, saepe vocum gravitate et cantibus, ut pellantur animi vehementius; saepe etiam cura et timore. Les medecins tiennent qu'il y a certaines complexions qui s'agitent par aucuns sons et instrumens jusques à la fureur. J'en ay veu qui ne pouvoient ouyr ronger un os soubs leur table sans perdre patience; et n'est guiere homme qui ne se trouble à ce bruit aigre et poignant que font les limes en raclant le fer; comme, à ouyr mascher prez de nous, ou ouyr parler quelqu'un qui ait le passage du gosier ou du nez empesché, plusieurs s'en esmeuvent jusques à la colère et la haine. Ce fleuteur protocole de Gracchus, qui amolissoit, roidissoit et contournoit la vois de son maistre lors qu'il haranguoit à Rome, à quoy servoit il, si le mouvement et qualité du son n'avoit force à esmouvoir et alterer le jugement des auditeurs? Vrayement il y a bien dequoy faire si grande feste de la fermeté de cette belle piece, qui se laisse manier et changer au branle et accidens d'un si leger vent ! Cette mesme piperie que les sens apportent à nostre entendement, ils la reçoivent à leur tour. Nostre ame par fois s'en revenche de mesme; ils mentent et se trompent à l'envy. Ce que nous voyons et oyons agitez de colere, nous ne l'oyons pas tel qu'il est,

Et solem geminum, et duplices se ostendere Thebas.

[0261v] L'objet que nous aymons nous semble plus beau qu'il n'est,

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Multimodis igitur pravas turpésque videmus
Esse in delitiis, summoque in honore vigere,

et plus laid celuy que nous avons à contre coeur. A un homme ennuyé et affligé la clarté du jour semble obscurcie et tenebreuse. Nos sens sont non seulement alterez, mais souvent hebetez du tout par les passions de l'ame. Combien de choses voyons nous, que nous n'appercevons pas si nous avons nostre esprit empesché ailleurs?

In rebus quoque apertis noscere possis,
Si non advertas animum, proinde esse, quasi omni
Tempore semotae fuerint, longéque remotae.

Il semble que l'ame retire au dedans et amuse les puissances des sens. Par ainsin, et le dedans et le dehors de l'homme est plein de foiblesse et de mensonge. Ceux qui ont apparié nostre vie à un songe, ont eu de la raison, à l'avanture plus qu'ils ne pensoyent. Quand nous songeons, nostre ame vit, agit, exerce toutes ses facultez, ne plus ne moins que quand elle veille; mais si plus mollement et obscurement, non de tant certes que la differance y soit comme de la nuit à une clarté vifve; ouy, comme de la nuit à l'ombre: là elle dort, icy elle sommeille, plus et moins. Ce sont tousjours tenebres, et tenebres Cymmerienes. Nous veillons dormans, et veillans dormons. Je ne vois pas si clair dans le sommeil; mais, quand au veiller, je ne le trouve jamais assez pur et sans nuage. Encores le sommeil en sa profondeur endort par fois les songes. Mais nostre veiller n'est jamais si esveillé qu'il purge et dissipe bien à point les resveries, qui sont les songes des veillans, et pires que songes. Nostre raison et nostre ame, recevant les fantasies et opinions qui luy naissent en dormant, et authorisant les actions de nos songes de pareille approbation qu'elle faict celles du jour, pourquoy ne mettons nous en doubte si nostre penser, nostre agir, n'est pas un autre songer, et nostre veiller quelque espece de dormir? Si les sens sont noz premiers juges, ce ne sont pas les nostres qu'il faut seuls appeller au conseil, car en cette faculté les animaux ont autant ou plus de droit que nous. Il est certain qu'aucuns ont l'ouye plus aigue

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que l'homme, d'autres la veue, d'autres le sentiment, d'autres l'atouchement ou le goust. Democritus disoit que les Dieux et les bestes avoyent les facultez sensitives beaucoup plus parfaictes que l'homme. Or, entre les effects de leurs sens et les nostres, la difference est extreme. Notre salive nettoye et asseche nos playes, elle tue le serpent: [0262]

Tantaque in his rebus distantia differitasque est,
Ut quod alis cibus est, aliis fuat acre venenum.
Saepe etenim serpens, hominis contacta saliva,
Disperit, ac sese mandendo conficit ipsa.

Quelle qualité donnerons nous à la salive? ou selon nous, ou selon le serpent? Par quel des deux sens verifierons nous sa veritable essence que nous cerchons? Pline dit qu'il y a aux Indes certains lievres marins qui nous sont poison, et nous à eux, de maniere que du seul attouchement nous les tuons: qui sera veritablement poison, ou l'homme ou le poisson? à qui en croirons nous, ou au poisson de l'homme, ou à l'homme du poisson? Quelque qualité d'air infecte l'homme, qui ne nuict point au boeuf; quelque autre, le boeuf, qui ne nuict point à l'homme: laquelle des deux sera, en verité et en nature, pestilente qualité? Ceux qui ont la jaunisse, ils voyent toutes choses jaunatres et plus pasles que nous:

Lurida praeterea fiunt quaecunque tuentur
Arquati.

Ceux qui ont cette maladie que les medecins nomment Hyposphragma, qui est une suffusion de sang sous la peau, voient toutes choses rouges et sanglantes. Ces humeurs qui changent ainsi les operations de nostre veue, que sçavons nous si elles predominent aux bestes et leur sont ordinaires? Car nous en voyons les unes qui ont les yeux jaunes comme noz malades de jaunisse, d'autres qui les ont sanglans de rougeur; à celles là il est vray-semblable que la couleur des objects paroit autre qu'à nous; quel jugement des deux sera le vray? Car il n'est pas dict que l'essence des choses se raporte à l'homme seul. La durté, la blancheur, la profondeur et l'aigreur touchent le service et science des animaux, comme la nostre: nature leur en a donné l'usage comme à nous. Quand nous pressons l'oeil, les corps que nous regardons, nous les apercevons [0262v] plus longs et estendus; plusieurs bestes ont l'oeil ainsi pressé: cette longueur est donc

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à l'avanture la veritable forme de ce corps, non pas celle que noz yeux lui donnent en leur assiete ordinaire. Si nous serrons l'oeil par dessoubs, les choses nous semblent doubles,

Bina lucernarum florentia lumina flammis,
Et duplices hominum facies, et corpora bina.

Si nous avons les oreilles empeschées de quelque chose, ou le passage de l'ouye resserré, nous recevons le son autre que nous ne faisons ordinairement; les animaux qui ont les oreilles velues, ou qui n'ont qu'un bien petit trou au lieu de l'oreille, ils n'oyent par consequent pas ce que nous oyons et reçoivent le son autre. Nous voyons aux festes et aux theatres que, opposant à la lumiere des flambeaux une vitre teinte de quelque couleur, tout ce qui est en ce lieu nous appert ou vert, ou jaune, ou violet,

Et vulgo faciunt id lutea russaque vela
Et ferrugina, cum magnis intenta theatris
Per malos volgata trabesque trementia pendent:
Namque ibi consessum caveai subter, et omnem
Scenai speciem, patrum, matrumque, deorumque
Inficiunt, coguntque suo volitare colore,

il est vray-semblable que les yeux des animaux, que nous voyons estre de diverse couleur, leur produisent les apparences des corps de mesmes leurs yeux. Pour le jugement de l'action des sens, il faudroit donc que nous en fussions premierement d'accord avec les bestes, secondement entre nous mesmes. Ce que nous ne sommes aucunement; et entrons en debat tous les coups de ce que l'un oit, void ou goute quelque chose autrement qu'un autre; et debatons, autant que d'autre chose, de la diversité des images que les sens nous raportent. Autrement oit et voit, par la regle [0263] ordinaire de nature, et autrement gouste un enfant qu'un homme de trente ans, et cettuy-cy autrement qu'un sexagenaire. Les sens sont aux uns plus obscurs et plus sombres, aux autres plus ouverts et plus aigus. Nous recevons les choses autres et autres, selon que nous sommes et qu'il nous semble. Or nostre sembler estant si incertain et controversé, ce n'est plus miracle

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si on nous dict que nous pouvons avouer que la neige nous apparoit blanche, mais que d'establir si de son essence elle est telle et à la verité, nous ne nous en sçaurions respondre: et, ce commencement esbranlé, toute la science du monde s'en va necessairement à vau-l'eau. Quoy, que nos sens mesmes s'entr'empeschent l'un l'autre? Une peinture semble eslevée à la veue, au maniement elle semble plate; dirons nous que le musc soit aggreable ou non, qui resjouit nostre sentiment et offence nostre goust? Il y a des herbes et des unguens propres à une partie du corps, qui en blessent une autre; le miel est plaisant au goust, mal plaisant à la veue. Ces bagues qui sont entaillées en forme de plumes, qu'on appelle en devise: pennes sans fin, il n'y a oeil qui en puisse discerner la largeur et qui se sçeut deffendre de cette piperie, que d'un costé elles n'aillent en eslargissant, et s'apointant et estressissant par l'autre, mesmes quand on les roule autour du doigt; toutesfois au maniement elles vous semblent equables en largeur et par tout pareilles. Ces personnes qui, pour aider leur volupté, se servoient anciennement de miroirs propres à grossir et aggrandir l'object qu'ils representent, affin que les membres qu'ils avoient à embesoigner, leur pleussent d'avantage par cette accroissance oculaire; auquel des deux sens donnoient-ils gaigné, ou à la veue qui leur representoit ces membres gros et grands à souhait, ou à l'attouchement qui les leur presentoit petits et desdaignables? Sont-ce nos [0263v] sens qui prestent au subject ces diverses conditions, et que les subjets n'en ayent pourtant qu'une comme nous voyons du pain que nous mangeons: ce n'est que pain, mais nostre usage en faict des os, du sang, de la chair, des poils et des ongles:

Ut cibus, in membra atque artus cum diditur omnes,
Disperit, atque aliam naturam sufficit ex se.

L'humeur que succe la racine d'un arbre, elle se fait tronc, feuille et fruit; et l'air n'estant qu'un, il se faict, par l'appliquation à une trompette, divers en mille sortes de sons: sont-ce, dis-je, nos sens qui façonnent de mesme de diverses qualitez ces sujects, ou s'ils les ont telles? Et sur ce doubte, que pouvons nous resoudre de leur veritable essence? D'avantage, puis que les accidens des maladies, de la resverie ou du sommeil, nous font paroistre les choses autres qu'elles ne paroissent aux sains, aux sages et à ceux qui veillent, n'est-il pas vraysemblable que nostre assiette droicte et nos humeurs naturelles ont aussi dequoy donner un estre aux choses,

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se rapportant à leur condition, et les accommoder à soy, comme font les humeurs desreglées? et nostre santé aussi capable de leur fournir son visage, comme la maladie? Pourquoy n'a le temperé quelque forme des objects relative à soy, comme l'intempéré, et ne leur imprimera-il pareillement son charactere? Le desgouté charge la fadeur au vin; le sain, la saveur; l'alteré, la friandise. Or, nostre estat accommodant les choses à soy et les transformant selon soy, nous ne sçavons plus quelles sont les choses en verité: car rien ne vient à nous que falsifié et alteré par nos sens. Où le compas, l'esquarre et la regle sont gauches, toutes les proportions qui s'en tirent, tous les bastimens qui se dressent à leur mesure, sont aussi necessairement manques et defaillans. L'incertitude de nos sens rend incertain tout ce qu'ils produisent: [0264]

Denique ut in fabrica, si prava est regula prima,
Normaque si fallax rectis regionibus exit,
Et libella aliqua si ex parte claudicat hilum,
Omnia mendosè fieri atque obstipa necessum est,
Prava, cubantia, prona, supina, atque absona tecta,
Jam ruere ut quaedam videantur velle, ruantque
Prodita judiciis fallacibus omnia primis.
Hic igitur ratio tibi rerum prava necesse est
Falsaque sit, falsis quaecumque à sensibus orta est.

Au demeurant, qui sera propre à juger de ces différences? Comme nous disons, aux debats de la religion, qu'il nous faut un juge non attaché à l'un ny à l'autre party, exempt de chois et d'affection, ce qui ne se peut parmy les Chrestiens, il advient de mesme en cecy; car, s'il est vieil, il ne peut juger du sentiment de la vieillesse, estant luy mesme partie en ce debat; s'il est jeune, de mesme; sain, de mesme; de mesme, malade, dormant et veillant. Il nous faudroit quelqu'un exempt de toutes ces qualitez, afin que, sans praeoccupation de jugement, il jugeast de ces propositions comme à luy indifferentes; et à ce conte il nous faudroit un juge qui ne fut pas. Pour juger des apparences que nous recevons des subjets, il nous faudroit un instrument judicatoire; pour verifier cet instrument, il nous

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y faut de la demonstration; pour verifier la demonstration, un instrument: nous voilà au rouet. Puis que les sens ne peuvent arrester nostre dispute, estans pleins eux-mesmes d'incertitude, il faut que ce soit la raison; aucune raison ne s'establira sans une autre raison: nous voylà à reculons jusques à l'infiny. Nostre fantasie ne s'applique pas aux choses estrangeres, ains elle est conceue par l'entremise des sens; et les sens ne comprennent pas le subject estranger, ains seulement leurs propres passions; et par ainsi la fantasie et apparence n'est pas du subject, ains seulement de la passion et [0264v] souffrance du sens, laquelle passion et subject sont choses diverses: parquoy qui juge par les apparences, juge par chose autre que le subject. Et de dire que les passions des sens rapportent à l'ame la qualité des subjects estrangers par ressemblance, comment se peut l'ame et l'entendement asseurer de cette ressemblance, n'ayant de soy nul commerce avec les subjects estrangers? Tout ainsi comme, qui ne cognoit pas Socrates, voyant son pourtraict, ne peut dire qu'il luy ressemble. Or qui voudroit toutesfois juger par les apparences: si c'est par toutes, il est impossible, car elles s'entr'empeschent par leurs contrarietez et discrepances, comme nous voyons par experience; sera ce qu'aucunes apparences choisies reglent les autres? Il faudra verifier cette choisie par une autre choisie, la seconde par la tierce; et par ainsi ce ne sera jamais faict. Finalement, il n'y a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des objects. Et nous, et nostre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse. Ainsin il ne se peut establir rien de certain de l'un à l'autre, et le jugeant et le jugé estans en continuelle mutation et branle. Nous n'avons aucune communication à l'estre, par ce que toute humaine nature est tousjours au milieu entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion. Et si, de fortune, vous fichez vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l'eau: car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu'il vouloit tenir et empoigner. Ainsin, estant toutes choses subjectes à passer d'un changement en autre, la raison, y cherchant une reelle subsistance, se trouve deceue, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanant, par ce que tout ou vient en estre et n'est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu'il soit nay. Platon disoit que les corps n'avoient [0265] jamais existence, ouy bien naissance: estimant qu'Homere eust faict l'ocean pere des Dieus, et Thetis la mere, pour nous montrer que toutes choses sont en fluxion, muance

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et variation perpetuelle: opinion commune à tous les Philosophes avant son temps, comme il dict, sauf le seul Parmenides, qui refusoit mouvement aux choses, de la force du quel il faict grand cas; Pythagoras, que toute matiere est coulante et labile: les Stoiciens, qu'il n'y a point de temps present, et que ce que nous appellons present, n'est que la jointure et assemblage du futur et du passé; Heraclitus, que jamais homme n'estoit deux fois entré en mesme riviere; Epicharmus, que celuy qui a pieça emprunté de l'argent, ne le doit pas maintenant; et que celuy qui cette nuict a esté convié à venir ce matin disner, vient aujourd'huy non convié, attendu que ce ne sont plus eux: ils sont devenus autres; et qu'il ne se pouvoit trouver une substance mortelle deux fois en mesme estat, car, par soudaineté et legereté de changement, tantost elle dissipe, tantost elle rassemble; elle vient et puis s'en va. De façon que ce qui commence à naistre ne parvient jamais jusques à perfection d'estre, pourautant que ce naistre n'acheve jamais, et jamais n'arreste, comme estant à bout. Ains, depuis la semence, va tousjours se changeant et muant d'un à autre. Comme de semence humaine se fait premierement dans le ventre de la mere un fruict sans forme, puis un enfant formé, puis, estant hors du ventre, un enfant de mammelle; apres il devient garson; puis consequemment un jouvenceau; apres un homme faict; puis un homme d'aage; à la fin decrepité vieillard. De maniere que l'aage et generation subsequente va tousjours desfaisant et gastant la precedente:

Mutat enim mundi naturam totius aetas,
Ex alioque alius status excipere omnia debet,
Nec manet ulla sui similis res: omnia migrant,
Omnia commutat natura et vertere cogit.

Et puis nous autres sottement craignons une espece de mort, là où nous en avons desjà passé et en passons tant d'autres. Car non seulement, comme disoit Heraclitus, la mort du feu est generation de l'air, et la mort de l'air generation de l'eau, mais encor plus manifestement le pouvons nous voir en nous [0265v] mesmes. La fleur d'aage se meurt et passe quand la vieillesse survient, et la jeunesse se termine en fleur d'aage d'homme faict, l'enfance en la jeunesse, et le premier aage meurt en l'enfance, et le jour d'hier meurt en celuy du jourd'huy, et le jourd'huy mourra en celuy de demain; et n'y a rien qui demeure ne qui soit tousjours un. Car, qu'il soit ainsi, si nous demeurons tousjours mesmes et uns, comment est-ce que nous nous esjouyssons maintenant d'une chose, et maintenant d'une

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autre? Comment est-ce que nous aymons choses contraires ou les haïssons, nous les louons ou nous les blasmons? Comment avons nous differentes affections, ne retenant plus le mesme sentiment en la mesme pensée? Car il n'est pas vray-semblable que sans mutation nous prenions autres passions; et ce qui souffre mutation ne demeure pas un mesme, et, s'il n'est pas un mesme, il n'est donc pas aussi. Ains, quant et l'estre tout un, change aussi l'estre simplement, devenant tousjours autre d'un autre. Et par consequent se trompent et mentent les sens de nature, prenans ce qui apparoit pour ce qui est, à faute de bien sçavoir que c'est qui est. Mais qu'est-ce donc qui est veritablement? Ce qui est eternel, c'est à dire qui n'a jamais eu de naissance, ny n'aura jamais fin; à qui le temps n'apporte jamais aucune mutation. Car c'est chose mobile que le temps, et qui apparoit comme en ombre, avec la matiere coulante et fluante tousjours, sans jamais demeurer stable ny permanente; à qui appartiennent ces mots: devant et apres, et a esté ou sera, lesquels tout de prime face montrent evidemment que ce n'est pas chose qui soit: car ce seroit grande sottise et fauceté toute apparente de dire que cela soit qui n'est pas encore en estre, ou qui desjà a cessé d'estre. Et quand à ces mots: present, instant, maintenant, par lesquels il semble que principalement nous soustenons et fondons l'intelligence du temps, la raison le descouvrant le destruit tout sur le champ: car elle le fend incontinent [0266] et le part en futur et en passé, comme le voulant voir necessairement desparty en deux. Autant en advient-il à la nature qui est mesurée, comme au temps qui la mesure. Car il n'y a non plus en elle rien qui demeure, ne qui soit subsistant; ains y sont toutes choses ou nées, ou naissantes, ou mourantes. Au moyen dequoy ce seroit peché de dire de Dieu, qui est le seul qui est, qu'il fut ou il sera. Car ces termes là sont declinaisons, passages ou vicissitudes de ce qui ne peut durer ny demeurer en estre. Parquoy il faut conclurre que Dieu seul est, non poinct selon aucune mesure du temps, mais selon une eternité immuable et immobile, non mesurée par temps, ny subjecte à aucune declinaison; devant lequel rien n'est, ny ne sera apres, ny plus nouveau ou plus recent, ains un realement estant, qui, par un seul maintenant emplit le tousjours; et n'y a rien qui veritablement soit que luy seul, sans qu'on puisse dire: Il a esté, ou: Il sera; sans commencement et sans fin. A cette conclusion si religieuse d'un homme payen je veux joindre seulement ce mot d'un tesmoing de mesme condition, pour la fin de ce long et ennuyeux discours, qui me fourniroit de matiere sans fin:

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O la vile chose, dict-il, et abjecte, que l'homme, s'il ne s'esleve au dessus de l'humanité ! Voylà un bon mot et un utile desir, mais pareillement absurde. Car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d'esperer enjamber plus que de l'estandue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux. Ny que l'homme se monte au dessus de soy et de l'humanité: car il ne peut voir que de ses yeux, ny saisir que de ses prises. Il s'eslevera si Dieu lui preste extraordinairement la main; il s'eslevera, abandonnant et renonçant à ses propres moyens, et se laissant hausser et soubslever par les moyens purement celestes. C'est à nostre foy Chrestienne, non à sa vertu Stoique, de pretendre à cette divine et miraculeuse metamorphose.
[0266v]

Chapitre 13

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De Juger de la Mort d'Autruy

Quand nous jugeons de l'asseurance d'autruy en la mort, qui est sans doubte la plus remerquable action de la vie humaine, il se faut prendre garde d'une chose: que mal aisément on croit estre arrivé à ce point. Peu de gens meurent resolus que ce soit leur heure derniere, et n'est endroit où la piperie de l'esperance nous amuse plus. Elle ne cesse de corner aux oreilles: D'autres ont bien esté plus malades sans mourir; l'affaire n'est pas si désespéré qu'on pense; et, au pis aller, Dieu a bien faict d'autres miracles. Et advient cela de ce que nous faisons trop de cas de nous. Il semble que l'université des choses souffre aucunement de nostre aneantissement, et qu'elle soit compassionnée à nostre estat. D'autant que nostre veue alterée se represente les choses de mesmes; et nous est advis qu'elles luy faillent à mesure qu'elle leur faut: comme ceux qui voyagent en mer, à qui les montaignes, les campaignes, les villes, le ciel, et la terre vont mesme branle, et quant et quant eux,

Provehimur portu, terraeque urbésque recedunt.

Qui veit jamais vieillesse qui ne louast le temps passé et ne blasmast le present, chargeant le monde et les meurs des hommes de sa misere et de son chagrin?

Jamque caput quassans grandis suspirat arator,
Et cum tempora temporibus praesentia confert
Praeteritis, laudat fortunas saepe parentis,
Et crepat antiquum genus ut pietate repletum.

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Nous entrainons tout avec nous. D'où il s'ensuit que nous estimons grande chose nostre mort, et qui ne passe pas si aisément, ny sans solenne consultation des astres, tot circa unum caput tumultuantes deos. Et le pensons d'autant plus que plus nous nous prisons. Comment ? tant de sciance se perdroit elle avec tant de dommage, sans particulier soucy des destinées? Une ame si rare et examplaire ne coute elle non plus à tuer qu'une ame populaire et inutile? Cette vie, qui en couvre tant d'autres, de qui tant d'autres vies despandent, qui occupe tant de monde par son usage, remplit tant de places, se desplace elle comme celle qui tient à son simple noeud. Nul de nous ne pense assez n'estre qu'un. De là viennent ces mots de Caesar à son pilote, plus enflez que la mer qui le menassoit,

Italiam si, coelo authore, recusas,
Me pete: sola tibi causa haec est justa timoris,
Vectorem non nosse tuum; perrumpe procellas,
Tutela secure mei.

Et ceux cy:

credit jam digna pericula Caesar
Fatis esse suis: Tantusque evertere, dixit,
Me superis labor est, parva quem puppe sedentem
Tam magno petiere mari.

Et cette resverie publique, que le Soleil porta en son front, tout le long d'un an, le deuil de sa mort:

Ille etiam, extincto miseratus Caesare Romam,
Cum caput obscura nitidum ferrugine texit;

et mille semblables, dequoy le monde se laisse si ayséement piper, estimant que nos interests alterent le Ciel,
et que son infinité se formalise de noz menues distinctions: Non tanta coelo societas nobiscum est, ut nostro fato mortalis sit ille quoque siderum fulgor.

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Or, de juger la resolution et la constance en celuy qui ne croit pas encore certainement estre au danger, quoy qu'il y soit, ce n'est pas raison; et ne suffit pas qu'il soit mort en cette desmarche, s'il ne s'y estoit mis justement pour cet effect. Il advient à la pluspart de roidir leur contenance et leurs parolles pour en acquerir reputation, qu'ils esperent encore jouir vivans. D'autant que j'en ay veu mourir, la fortune a disposé les contenances, non leur dessein. Et de ceux mesmes qui se sont anciennement donnez la mort, il y a bien à choisir si c'est une mort soudaine, ou mort qui ait du temps. Ce cruel Empereur Romain disoit de ses prisonniers qu'il leur vouloit faire sentir la mort; et, si quelcun se deffaisoit en prison: Celuy là m'est eschapé, disoit-il. Il vouloit estendre la mort et la faire sentir par les tourmens:

Vidimus et toto quamvis in corpore caeso
Nil animae letale datum, moremque nefandae [
0267v]
Durum saevitiae pereuntis parcere morti.

De vray ce n'est pas si grande chose d'establir, tout sain et tout rassis, de se tuer; il est bien aisé de faire le mauvais avant que de venir aux prises: de maniere que le plus effeminé homme du monde, Heliogabalus, parmy ses plus laches voluptez, desseignoit bien de se faire mourir delicatement où l'occasion l'en forceroit; et, afin que sa mort ne dementist point le reste de sa vie, avoit fait bastir expres une tour somptueuse, le bas et le devant de laquelle estoit planché d'ais enrichis d'or et de pierrerie pour se precipiter; et aussi fait faire des cordes d'or et de soye cramoisie pour s'estrangler; et battre une espée d'or pour s'enferrer; et gardoit du venin dans des vaisseaux d'emeraude et de topaze pour s'enpoisonner, selon que l'envie luy prendroit de choisir de toutes ces façons de mourir:

Impiger et fortis virtute coacta.

Toutesfois, quant à cettuy-cy, la mollesse de ses aprets rend plus vray-semblable que le nez luy eut seigné, qui l'en eut mis au propre. Mais de ceux mesmes qui, plus vigoureux, se sont resolus à l'exécution, il faut voir (dis-je) si ç'a esté d'un coup qui ostat le loisir d'en sentir l'effect: car c'est à deviner, à voir escouler la vie peu à peu, le sentiment

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du corps se meslant à celuy de l'ame, s'offrant le moyen de se repentir, si la constance s'y fut trouvée et l'obstination en une si dangereuse volonté. Aux guerres civiles de Caesar, Lucius Domitius, pris en la Prusse, s'estant empoisonné, s'en repantit apres. Il est advenu de nostre temps que tel, resolu de mourir, et de son premier essay n'ayant donné assez avant, la demangeson de la chair luy repoussant le bras, se reblessa bien fort à deux ou trois fois apres, mais ne peut jamais gaigner sur luy d'enfoncer le coup. Pendant qu'on faisoit le proces à Plantius Sylvanus, Urgulania, sa mere-grand, luy envoya un poignard, duquel n'ayant peu venir à bout de se tuer, il se fit couper les veines à ses gens. Albucilla, du temps de Tibere, s'estant pour se tuer frappée trop mollement, donna encores à ses parties moyen de l'emprisonner et faire mourir à leur mode. Autant en fit le [0268] Capitaine Demosthenes apres sa route en la Sicile. Et Caius Fimbria, s'estant frappé trop foiblement, impetra de son valet de l'achever. Au rebours, Ostorius, lequel, ne se pouvant servir de son bras, desdaigna d'employer celuy de son serviteur à autre chose qu'à tenir le poignard droit et ferme, et, se donnant le branle, porta luy-mesme sa gorge à l'encontre, et la transperça. C'est une viande, à la verité, qu'il faut engloutir sans macher, qui n'a le gosier ferré à glace; et pourtant l'Empereur Adrianus feit que son medecin merquat et circonscript en son tetin justement l'endroit mortel où celuy eut à viser, à qui il donna la charge de le tuer. Voylà pourquoy Caesar, quand on luy demandoit quelle mort il trouvoit la plus souhaitable: La moins premeditée, respondit-il, et la plus courte. Si Caesar l'a osé dire, ce ne m'est plus lacheté de le croire. Une mort courte, dit Pline, est le souverain heur de la vie humaine. Il leur fache de la reconnoistre. Nul ne se peut dire estre resolu à la mort, qui craint à la marchander, qui ne peut la soustenir les yeux ouvers. Ceux qu'on voit aux supplices courir à leur fin, et haster l'execution et la presser, ils ne le font pas de resolution: ils se veulent oster le temps de la considerer. L'estre mort ne les fache pas, mais ouy bien le mourir,

Emori nolo, sed me esse mortuum nihili aestimo.

C'est un degré de fermeté auquel j'ay experimenté que je pourrois arriver, ainsi que ceux qui se jettent dans les dangers comme dans la mer, à yeux clos. Il n'y a rien, selon moy, plus illustre en la vie de Socrates que d'avoir eu trente jours entiers à ruminer le decret de sa mort; de l'avoir

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digerée tout ce temps là d'une tres certaine esperance, sans esmoy, sans alteration, et d'un train d'actions et de parolles ravallé plustost et anonchali que tendu et relevé par le poids d'une telle cogitation. Ce Pomponius Atticus à qui Cicero escrit, estant malade, fit appeller Agrippa, son gendre, et deux ou trois autres de ses amys, et leur dit qu'ayant essayé qu'il ne gaignoit rien à se vouloir guerir, et que tout ce qu'il faisoit pour alonger sa vie, allongeoit aussi et augmentoit sa douleur, il estoit deliberé de mettre fin à l'un et à l'autre, les priant de trouver bonne sa deliberation, et, au pis aller, de ne perdre point leur peine à l'en détourner. Or, ayant choisi de se tuer par abstinence, voylà sa maladie guerie par accidant: ce remede qu'il avoit employé pour se deffaire, le remet en santé. Les medecins et ses amis, faisans feste d'un si heureux evenement et s'en rejouissans avec luy, se trouverent bien trompez; car il ne leur fut possible pour cela de luy faire changer [0268v] d'opinion, disant qu'ainsi comme ainsi luy failloit il un jour franchir ce pas, et qu'en estant si avant, il se vouloit oster la peine de recommancer un' autre fois. Cettuy-cy, ayant reconnu la mort tout à loisir, non seulement ne se descourage pas au joindre, mais il s'y acharne; car, estant satis-fait en ce pourquoy il estoit entré en combat, il se picque par braverie d'en voir la fin. C'est bien loing au delà de ne craindre point la mort, que de la vouloir taster et savourer. L'histoire du philosophe Cleanthes est fort pareille. Les gengives luy estoient enflées et pourries; les medecins lui conseillarent d'user d'une grande abstinence. Ayant jeuné deux jours, il est si bien amendé qu'ils luy declarent sa guerison et permettent de retourner à son train de vivre accoustumé. Luy, au rebours, goustant desjà quelque douceur en cette defaillance, entreprend de ne se retirer plus arriere et franchit le pas qu'il avoit si fort avancé. Tullius Marcellinus, jeune homme Romain, voulant anticiper l'heure de sa destinée pour se deffaire d'une maladie qui le gourmandoit plus qu'il ne vouloit souffrir, quoy que les medecins luy en promissent guerison certaine, sinon si soudaine, appella ses amis pour en deliberer. Les uns, dit Seneca, luy donnoyent le conseil que par lacheté ils eussent prins pour eux mesmes; les autres, par flaterie, celuy qu'ils pensoyent luy devoir estre plus agreable; mais un Stoïcien luy dit ainsi: Ne te travaille pas, Marcellinus, comme si tu deliberois de chose d'importance: ce n'est pas grand'chose que vivre, tes valets et les bestes vivent; mais c'est grand'chose de mourir honestement, sagement et constamment. Songe combien il y a que tu fais mesme chose: manger, boire, dormir;

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boire, dormir et manger. Nous rouons sans cesse en ce cercle; non seulement les mauvais accidans et insupportables, mais la satieté mesme de vivre donne envie de la mort. Marcellinus n'avoit besoing d'homme qui le conseillat, mais d'homme qui le secourut. Les serviteurs craignoyent de s'en mesler, mais ce philosophe leur fit entendre que les domestiques sont soupçonnez, lors seulement qu'il est en doubte si la mort du maistre a esté volontaire; autrement, qu'il seroit d'aussi mauvais exemple de l'empescher que de le tuer, d'autant que

Invitum qui servat idem facit occidenti.

Apres il advertit Marcellinus qu'il ne seroit pas messeant, [0269] comme le dessert des tables se donne aux assistans, nos repas faicts, aussi, la vie finie, de distribuer quelque chose à ceux qui en ont esté les ministres. Or estoit Marcellinus de courage franc et liberal: il fit départir quelque somme à ses serviteurs, et les consola. Au reste, il n'y eust besoing de fer ny de sang: il entreprit de s'en aller de cette vie, non de s'en fuir; non d'eschapper à la mort, mais de l'essayer. Et, pour se donner loisir de la marchander, ayant quitté toute nourriture, le troisiesme jour apres, s'estant faict arroser d'eau tiede, il defaillit peu à peu, et non sans quelque volupté, à ce qu'il disoit. De vray, ceux qui ont eu ces defaillances de coeur, qui prennent par foiblesse, disent n'y sentir aucune douleur, voire plustost quelque plaisir, comme d'un passage au sommeil et au repos. Voylà des morts estudiées et digerées. Mais, afin que le seul Caton peut fournir à tout exemple de vertu, il semble que son bon destin luy fit avoir mal en la main dequoy il se donna le coup, pour qu'il eust loisir d'affronter la mort et de la coleter, renforceant le courage au dangier, au lieu de l'amollir. Et si ç'eust esté à moy à le representer en sa plus superbe assiete, c'eust esté deschirant tout ensanglanté ses entrailles, plustost que l'espée au poing, comme firent les statueres de son temps. Car ce second meurtre fut bien plus furieux que le premier.

Chapitre 14

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Comme Nostre Esprit S'empesche Soy-mesmes

C'est une plaisante imagination de concevoir un esprit balancé justement entre-deux pareilles envyes. Car il est indubitable qu'il ne prendra jamais party, d'autant que l'application et le chois porte inequalité de pris; et qui nous logeroit entre la bouteille et le jambon, avec egal appetit de boire et de menger, il n'y auroit sans doute [0269v] remede que de mourir de soif et de fain. Pour pourvoir à cet inconvenient, les Stoïciens, quand on leur demande d'où vient en nostre ame l'election de deux choses indifferentes, et qui faict que d'un grand nombre d'escus nous en prenions plustost l'un que l'autre, estans tous pareils, et n'y ayans aucune raison qui nous incline à la preference, respondent que ce mouvement de l'ame est extraordinaire et déreglé, venant en nous d'une impulsion estrangiere, accidentale et fortuite. Il se pourroit dire, ce me semble, plustost, que aucune chose ne se presente à nous où il n'y ait quelque difference, pour legiere qu'elle soit; et que, ou à la veue ou à l'atouchement, il y a tousjours quelque plus qui nous attire, quoy que ce soit imperceptiblement. Pareillement qui presupposera une fisselle egalement forte par tout, il est impossible de toute impossibilité qu'elle rompe; car par où voulez vous que la faucée commence? et de rompre par tout ensemble, il n'est pas en nature. Qui joindroit encore à cecy les propositions Geometriques qui concluent par la certitude de leurs demonstrations le contenu plus grand que le contenant, le centre aussi grand que sa circonference, et qui trouvent deux lignes s'approchant sans cesse l'une de l'autre et ne se pouvant jamais joindre, et la pierre philosophale, et quadrature du cercle, où la raison et l'effect sont si opposites, en tireroit à l'adventure quelque argument pour secourir ce mot hardy de Pline, solum certum nihil esse certi, et homine nihil miserius aut superbius.
[0270]

Chapitre 15

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Que Nostre Desir S'accroit par la Malaisance

Il n'y a raison qui n'en aye une contraire, dict le plus sage party des philosophes. Je remachois tantost ce beau mot qu'un ancien allegue pour le mespris de la vie: Nul bien nous peut apporter plaisir, si ce n'est celuy à la perte duquel nous sommes preparez: In aequo est dolor amissae rei, et timor amittendae; voulant gaigner par là que la fruition de la vie ne nous peut estre vrayement plaisante, si nous sommes en crainte de la perdre. Il se pourroit toutes-fois dire, au rebours, que nous serrons et embrassons ce bien, d'autant plus estroit et avecques plus d'affection que nous le voyons nous estre moins seur et craignons qu'il nous soit osté. Car il se sent evidemment, comme le feu se picque à l'assistance du froid, que nostre volonté s'esguise aussi par le contraste:

Si nunquam Danaen habuisset ahenea turris,
Non esset Danae de Jove facta parens;

et qu'il n'est rien naturellement si contraire à nostre goust que la satieté qui vient de l'aisance, ny rien qui l'éguise tant que la rareté et difficulté. Omnium rerum voluptas ipso quo debet fugare periculo crescit.
Galla, nega: satiatur amor, nisi gaudia torquent.
Pour tenir l'amour en haleine, Licurgue ordonna que les mariez de Lacedemone ne se pourroient prattiquer qu'à la desrobée, et que ce

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seroit pareille honte de les rencontrer couchés ensemble, qu'avecques d'autres. La difficulté des assignations, le dangier des surprises, la honte du lendemain,

et languor, et silentium,
Et latere petitus imo spiritus,

[
0270v] c'est ce qui donne pointe à la sauce. Combien de jeux tres lascivement plaisants naissent de l'honneste et vergongneuse manière de parler des ouvrages de l'amour' La volupté mesme cerche à s'irriter par la douleur. Elle est bien plus sucrée quand elle cuit et quand elle escorche. La Courtisane Flora disoit n'avoir jamais couché avecques Pompeius, qu'elle ne luy eust faict porter les merques de ses morsures:

Quod petiere premunt arctè, faciuntque dolorem
Corporis, et dentes inlidunt saepe labellis:
Et stimuli subsunt, qui instigant laedere idipsum,
Quodcunque est, rabies unde illae germina surgunt.

Il en va ainsi par tout; la difficulté donne pris aux choses. Ceux de la marque d'Ancone font plus volontiers leurs veuz à Saint Jaques, et ceux de Galice à Nostre Dame de Lorete; on faict au Liege grande feste des bains de Luques, et en la Toscane de ceux d'Aspa; il ne se voit guiere de Romain en l'escole de l'escrime à Romme, qui est plaine de François. Ce grand Caton se trouva, aussi bien que nous, desgousté de sa femme tant qu'elle fut siene, et la desira quand elle fut à un autre. J'ay chassé au haras un vieux cheval duquel, à la senteur des juments, on ne pouvoit venir à bout. La facilité l'a incontinent saoulé envers les siennes; mais, envers les estrangieres et la premiere qui passe le long de son pastis, il revient à ses importuns hannissements et à ses chaleurs furieuses comme devant. Nostre appetit mesprise et outrepasse ce qui luy est en main, pour courir apres ce qu'il n'a pas:

Transvolat in medio posita, et fugientia captat.

Nous defendre quelque chose, c'est nous en donner envie:

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nisi tu servare puellam
Incipis, incipiet desinere esse mea.

Nous l'abandonner tout à faict, c'est nous en engendrer mespris. La faute et l'abondance retombent en mesme inconvenient,

Tibi quod superest, mihi quod defit, dolet:

Le desir et la jouyssance nous mettent pareillement en peine. La rigueur des maistresses est ennuyeuse, mais l'aisance et la facilité l'est, à dire verité, encores plus: d'autant que le mescontentement et la cholere naissent de l'estimation en quoy nous avons la chose desirée, éguisent l'amour et le [0271] reschauffent; mais la satieté engendre le dégoust: c'est une passion mousse, hebetée, lasse et endormie.

Si qua volet regnare diu, contemnat amantem:
contemnite, amantes,
Sic hodie veniet si qua negavit heri.

Pourquoy inventa Poppaea de masquer les beautez de son visage, que pour les rencherir à ses amans? Pourquoy a l'on voylé jusques au dessoubs des talons ces beautez que chacune desire montrer, que chacun desire voir? Pourquoy couvrent elles de tant d'empeschemens les uns sur les autres les parties où loge principallement nostre desir et le leur? Et à quoy servent ces gros bastions, dequoy les nostres viennent d'armer leurs flancs, qu'à lurrer nostre appetit et nous attirer à elles en nous esloignant?

Et fugit ad salices, et se cupit ante videri.
Interdum tunica duxit operta moram.

A quoy sert l'art de cette honte virginalle? cette froideur rassise, cette contenance severe, cette profession d'ignorance des choses qu'elles sçavent mieux que nous qui les en instruisons, qu'à nous accroistre le

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desir de vaincre, gourmander et fouler à nostre appetit toute cette ceremonie et ces obstacles? Car il y a non seulement du plaisir, mais de la gloire encore, d'affolir et desbaucher cette molle douceur et cette pudeur enfantine, et de ranger à la mercy de nostre ardeur une gravité fiere et magistrale: C'est gloire, disent-ils, de triompher de la rigueur, de la modestie, de la chasteté et de la temperance; et qui desconseille aux Dames ces parties là, il les trahit et soy-mesmes. Il faut croire que le coeur leur fremit d'effroy, que le son de nos mots blesse la pureté de leurs oreilles, qu'elles nous en haissent et s'accordent à nostre importunité d'une force forcée. La beauté, toute puissante qu'elle est, n'a pas dequoy se faire savourer sans cette entremise. Voyez en Italie, où il y a plus de beauté à vendre, et de la plus fine, [0271v] comment il faut qu'elle cherche d'autres moyens estrangers et d'autres arts pour se rendre aggreable; et si, à la verité, quoy qu'elle face, estant venale et publique, elle demeure foible et languissante: tout ainsi que, mesme en la vertu, de deux effets pareils, nous tenons ce neantmoins celuy-là le plus beau et plus digne auquel il y a plus d'empeschement et de hazard proposé. C'est un effect de la Providence divine de permettre sa saincte Eglise estre agitée, comme nous la voyons, de tant de troubles et d'orages, pour esveiller par ce contraste les ames pies, et les r'avoir de l'oisiveté et du sommeil où les avoit plongez une si longue tranquillité. Si nous contrepoisons la perte que nous avons faicte par le nombre de ceux qui se sont desvoyez, au gain qui nous vient pour nous estre remis en haleine, resuscité nostre zele et nos forces à l'occasion de ce combat, je ne sçay si l'utilité ne surmonte point le dommage. Nous avons pensé attacher plus ferme le neud de nos mariages pour avoir osté tout moyen de les dissoudre; mais d'autant s'est dépris et relaché le neud de la volonté et de l'affection, que celuy de la contrainte s'est estroicy. Et, au rebours, ce qui tint les mariages à Rome si long temps en honneur et en seurté, fut la liberté de les rompre, qui voudroit. Ils aymoient mieux leurs femmes d'autant qu'ils les pouvoient perdre; et, en pleine licence de divorces, il se passa cinq cens ans et plus, avant que nul s'en servit.

Quod licet, ingratum est; quod non licet, acrius urit.

A ce propos se pourroit joindre l'opinion d'un ancien, que les supplices aiguisent les vices plustost qu'ils ne les amortissent; qu'ils n'engendrent point le soing de bien faire, c'est l'ouvrage de la raison et de la discipline, mais seulement un soing de n'estre surpris en faisant mal:

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Latius excisae pestis contagia serpunt.

Je ne sçay pas qu'elle soit vraye, mais cecy sçay-je par [0272] experience que jamais police ne se trouva reformée par là. L'ordre et le reglement des meurs dépend de quelque autre moyen. Les histoires Grecques font mention des Argippées, voisins de la Scythie, qui vivent sans verge et sans baston à offenser; que non seulement nul n'entreprend d'aller attaquer, mais quiconque s'y peut sauver, il est en franchise, à cause de leur vertu et saincteté de vie; et n'est aucun si osé d'y toucher. On recourt à eux pour apoincter les differents qui naissent entre les hommes d'ailleurs. Il y a nation où la closture des jardins et des champs qu'on veut conserver, se faict d'un filet de coton, et se trouve bien plus seure et plus ferme que nos fossez et nos hayes. Furem signata sollicitant. Aperta effractarius praeterit. A l'adventure sert entre autres moyens l'aisance, à couvrir ma maison de la violence de nos guerres civiles. La defense attire l'entreprise, et la deffiance l'offense. J'ay affoibly le dessein des soldats, ostant à leur exploit le hasard et toute matiere de gloire militere qui a accoustumé de leur servir de tiltre et d'excuse. Ce qui est faict courageusement, est tousjours faict honorablement, en temps où la justice est morte. Je leur rens la conqueste de ma maison lasche et traistresse. Elle n'est close à personne qui y heurte. Il n'y a pour toute provision qu'un portier d'ancien usage et ceremonie, qui ne sert pas tant à defendre ma porte qu'à l'offrir plus decemment et gratieusement. Je n'ay ny garde ny sentinelle que celle que les astres font pour moi. Un gentilhomme a tort de faire montre d'estre en deffense, s'il ne l'est parfaictement. Qui est ouvert d'un costé, l'est par tout. Noz peres ne pansarent pas à bastir des places frontieres. Les moyens d'assaillir, je dy sans baterie et sans armée, et de surprendre nos maisons, croissent tous les jours audessus des moyens de se garder. Les esprits s'aiguisent generalement de ce costé là. L'invasion touche tous. La defense non, que les riches. La mienne estoit forte selon le temps qu'elle fut faicte. Je n'y ay rien adjouté de ce costé là, et creindroy que sa force se tournast contre moy-mesme; joint qu'un temps paisible requerra qu'on les desfortifie. Il est dangereux de ne les pouvoir regaigner. Et est difficile de s'en asseurer. Car en matiere de guerres intestines, vostre

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valet peut estre du party que vous craignez. Et où la religion sert de pretexte, les parentez mesmes deviennent infiables, avec couverture de justice. Les finances publiques n'entretiendront pas noz garnisons domestiques: elles s'y espuiseroient. Nous n'avons pas dequoy le faire sans nostre ruine, ou, plus incommodement et injurieusement, sans celle du peuple. L'estat de ma perte ne seroit de guere pire. Au demeurant, vous y perdez vous? vos amis mesme s'amusent, plus qu'à vous plaindre, à accuser vostre invigilance et improvidence, et l'ignorance ou nonchalance aux offices de vostre profession. Ce que tant de maisons gardées se sont perdues, où ceste-cy dure, me faict soupçonner qu'elles se sont perdues de ce qu'elles estoient gardées. Cela donne et l'envie et la raison à l'assaillant. Toute garde porte visage de guerre. Qui se jettera, si Dieu veut, chez moi; mais tant y a que je ne l'y appelleray pas. C'est la retraite à me reposer des guerres. J'essaye de soubstraire ce coing à la tempeste publique, comme je fay un autre coing en mon ame. Nostre guerre a beau changer de formes, se multiplier et diversifier en nouveaux partis; pour moy, je ne bouge. Entre tant de maisons armées, moy seul, que je sache en France, de ma condition, ay fié purement au ciel la protection de la mienne. Et n'en ay jamais osté ny ceuillier d'argent, ny titre. Je ne veux ny me craindre, ny me sauver à demi. Si une plaine recognoissance acquiert la faveur divine, elle me durera jusqu'au bout; si non, j'ay tousjours assez duré pour rendre ma durée remerquable et enregistrable. Comment ? Il y a bien trente ans.

Chapitre 16

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De la Gloire

Il y a le nom et la chose: le nom, c'est une voix qui remerque et signifie la chose; le nom, ce n'est pas une partie de la chose ny de la substance, c'est une piece estrangere joincte à la chose, et hors d'elle. Dieu, qui est en soy toute plenitude et le comble de toute perfection, il ne peut s'augmenter et accroistre au dedans; mais son nom se peut augmenter et accroistre par la benediction et louange que nous donnons à ses ouvrages exterieurs. Laquelle louange, puis que nous ne la pouvons incorporer en luy, d'autant qu'il n'y peut avoir accession de bien, nous l'attribuons à son nom, qui est la piece hors de luy la plus voisine. Voilà comment c'est à Dieu seul à qui gloire et honneur appartient; et il n'est rien si esloigné de raison que de nous en mettre en queste pour nous: car, estans indigens et necessiteux au dedans, nostre essence estant imparfaicte et ayant continuellement besoing d'amelioration, c'est là à quoy nous nous devons travailler. Nous sommes tous creux et vuides: ce n'est pas de vent et de voix que nous avons à nous remplir; il nous faut de la substance plus solide à nous reparer. Un homme affamé seroit bien simple de chercher à se pourvoir plustost d'un beau vestement que d'un bon repas: il faut courir au plus pressé. Comme disent nos ordinaires prieres: Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus. Nous sommes en disette de beauté, santé, sagesse, vertu, et telles parties essentieles: les ornemens externes se chercheront apres que nous aurons proveu aux

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choses necessaires. La Theologie traicte amplement et plus pertinemment ce [0272v] subject, mais je n'y suis guiere versé. Chrysippus et Diogenes ont esté les premiers autheurs et les plus fermes du mespris de la gloire; et, entre toutes les voluptez, ils disoient qu'il n'y en avoit point de plus dangereuse ny plus à fuir que celle qui nous vient de l'approbation d'autruy. De vray, l'experience nous en faict sentir plusieurs trahisons bien dommageables. Il n'est chose qui empoisonne tant les Princes que la flatterie, ny rien par où les meschans gaignent plus aiséement credit autour d'eux; ny maquerelage si propre et si ordinaire à corrompre la chasteté des femmes, que de les paistre et entretenir de leurs louanges. Le premier enchantement que les Sirenes employent à piper Ulisses, est de cette nature, Deça vers nous, deça, ô tres-louable Ulisse, Et le plus grand honneur dont la Grece fleurisse. Ces philosophes là disoient que toute la gloire du monde ne meritoit pas qu'un homme d'entendement estandit seulement le doigt pour l'acquerir:

Gloria quantalibet quid erit, si gloria tamtum est?

je dis pour elle seule: car elle tire souvent à sa suite plusieurs commoditez pour lesquelles elle se peut rendre desirable. Elle nous acquiert de la bienveillance; elle nous rend moins exposez aux injures et offences d'autruy, et choses semblables. C'estoit aussi des principaux dogmes d'Epicurus: car ce precepte de sa secte: Cache Ta Vie, qui deffend aux hommes de s'empescher des charges et negotiations publiques, presuppose aussi necessairement qu'on mesprise la gloire, qui est une approbation que le monde fait des actions que nous mettons en evidence. Celuy qui nous ordonne de nous cacher et de n'avoir soing que de nous, et qui ne veut pas que nous soyons connus d'autruy, il veut encores moins que nous en soions honorez et glorifiez. Aussi conseille il à Idomeneus de ne regler aucunement ses actions par l'opinion ou [0273] reputation commune, si ce n'est pour éviter les autres incommoditez accidentales que le mespris des hommes luy pourroit apporter. Ces discours là sont infiniment vrais, à mon advis, et raisonnables. Mais nous sommes, je ne sçay comment, doubles en nous mesmes, qui faict que ce que nous croyons, nous ne le croyons pas, et ne nous pouvons deffaire de ce que nous condamnons. Voyons les dernieres paroles

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d'Epicurus, et qu'il dict en mourant: elles sont grandes et dignes d'un tel philosophe, mais si ont elles quelque marque de la recommendation de son nom, et de cette humeur qu'il avoit décriée par ses preceptes. Voicy une lettre qu'il dicta un peu avant son dernier soupir: Epicurus a Hermachus, salut. Ce pendant que je passois l'heureux et celuy-là mesmes le dernier jour de ma vie, j'escrivois cecy, accompaigné toute-fois de telle douleur en la vessie et aux intestins, qu'il ne peut rien estre adjousté à sa grandeur. Mais elle estoit compensée par le plaisir qu'apportoit à mon ame la souvenance de mes inventions et de mes discours. Or toy, comme requiert l'affection que tu as eu des ton enfance envers moy et la philosophie, embrasse la protection des enfans de Metrodorus. Voilà sa lettre. Et ce qui me faict interpreter que ce plaisir qu'il dit sentir en son ame, de ses inventions, regarde aucunement la reputation qu'il en esperoit acquerir apres sa mort, c'est l'ordonnance de son testament, par lequel il veut que Aminomachus et Thimocrates, ses heritiers, fournissent, pour la celebration de son jour natal, tous les mois de janvier, les frais que Hermachus ordonneroit, et aussi pour la despence qui se feroit, le vingtiesme jour de chasque lune, au traitement des philosophes ses familiers, qui s'assembleroient à l'honneur de la memoire de luy et de Metrodorus. Carneades a esté chef de l'opinion contraire, et a maintenu que la gloire estoit pour elle mesme desirable: tout ainsi que nous ambrassons nos posthumes pour eux mesmes, n'en ayans aucune connoissance ny jouissance. Cette opinion n'a pas failly d'estre plus communement suyvie, comme sont volontiers celles qui s'accommodent le plus à nos inclinations. Aristote luy donne le premier rang entre les biens externes. Evite, comme deux extremes vicieux, l'immoderation et à la rechercher et à la fuir. Je croy que, si nous avions les livres que Cicero avoit escrit sur ce subject, il nous en conteroit de belles: car cet homme là fut si forcené de cette passion que, s'il eust osé, il fut, ce crois-je, volontiers tombé en l'exces où tombarent d'autres: que la vertu mesme n'estoit desirable que pour l'honneur qui se tenoit tousjours à sa suite,

Paulum sepultae distat inertiae
Celata virtus.

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Qui est un' opinion si fauce que je suis dépit qu'elle ait jamais peu entrer en l'entendement d'homme qui eust cet honneur de porter le nom de philosophe. Si cela estoit vray, il ne faudroit estre vertueux qu'en public; et les operations de l'ame, où est le vray siege de la vertu, nous n'aurions que faire de les tenir en regle et en ordre, sinon autant qu'elles debvroient venir à la connoissance d'autruy. N'y va il donc que de faillir finement et subtilement? Si tu sçais, dit Carneades, un serpent caché en ce lieu, auquel, sans y penser, se va seoir celuy de la mort du quel tu esperes profit, tu fais meschammant si tu ne l'en advertis; et d'autant plus que ton action ne doibt estre connue que de toy. Si nous ne prenons de nous mesmes la loy de bien faire, si l'impunité nous est justice, à combien de sortes de meschancetez avons nous tous les jours à nous abandoner ! Ce que Sextius Peduceus fit, de rendre fidelement ce que Caius Plotius avoit commis à sa seule science de ses richesses, et ce que j'en ay faict souvent de mesme, je ne le trouve pas tant louable comme je trouverois execrable qu'il y eut failli. Et trouve bon et utile à ramentevoir en noz jours l'exemple de Publius Sextilius Rufus, que Cicero accuse pour avoir recueilli une heredité contre sa conscience, non seulement non contre les loix, mais par les loix mesmes. Et Marcus Crassus et Quintus Hortensius, les quels à cause de leur authorité et puissance ayants esté pour certaines quotités appellés par un estrangier à la succession d'un testament faux, à fin que par ce moyen il y establit sa part, se contantarent de n'estre participants de la fauceté et ne refusarent d'en tirer quelque fruit, assez couverts s'ils se tenoient à l'abry des accusateurs, et des tesmoins, et des loix. Meminerint Deum se habere testem, id est (ut ego arbitror) mentem suam. La vertu est chose bien vaine et frivole si elle tire sa recommendation de la gloire. Pour neant entreprendrions nous de luy faire tenir son rang à part et la déjoindrions de la fortune: car qu'est-il plus fortuite que la reputation? Profecto fortuna in omni re dominatur: ea res cunctas ex libidine magis quam ex vero celebrat obscuratque. De faire que les actions soient connues et veues, c'est le pur ouvrage de la fortune. C'est le sort qui nous applique la gloire selon sa temerité. Je l'ai veue fort souvent marcher avant le merite et souvent outrepasser le merite d'une longue mesure. Celuy qui, premier, s'advisa de la ressemblance

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de l'ombre à la gloire, fit mieux qu'il ne vouloit. Ce sont choses excellamment vaines. Elle va aussi quelque fois davant son corps, et quelque fois l'excede de beaucoup en longueur. Ceux qui apprennent à la noblesse de ne chercher en la vaillance que l'honneur, quasi non sit honestum quod nobilitatum non sit, que gaignent-ils par là que de les instruire de ne se hazarder jamais si on ne les voit, et de prendre bien garde s'il y a des tesmoins qui puissent rapporter nouvelles de leur valeur, là où il se presente mille occasions de bien faire sans qu'on en puisse estre remarqué? [0274] Combien de belles actions particulieres s'ensevelissent dans la foule d'une bataille? Quiconque s'amuse à contreroller autruy pendant une telle meslée, il n'y est guiere embesoigné, et produit contre soy mesmes le tesmoignage qu'il rend des deportemens de ses compaignons. Vera et sapiens animi magnitudo honestum illud quod maxime naturam sequitur, in factis positum, non in gloria, judicat. Toute la gloire que je pretens de ma vie, c'est de l'avoir vescue tranquille: tranquille non selon Metrodorus, ou Arcesilas, ou Aristippus, mais selon moy. Puis que la philosophie n'a sçeu trouver aucune voye pour la tranquillité, qui fust bonne en commun, que chacun la cherche en son particulier ! A qui doivent Caesar et Alexandre cette grandeur infinie de leur renommée qu'à la fortune? Combien d'hommes a elle esteint sur le commencement de leur progrés, desquels nous n'avons aucune connoissance, qui y apportoient mesme courage que le leur, si le malheur de leur sort ne les eut arrestez tout court, sur la naissance de leurs entreprinses ! Au travers de tant et si extremes dangers, il ne me souvient point avoir leu que Caesar ait esté jamais blessé. Mille sont morts de moindres perils que le moindre de ceux qu'il franchit. Infinies belles actions se doivent perdre sans tesmoignage avant qu'il en vienne une à profit. On n'est pas tousjours sur le haut d'une bresche ou à la teste d'une armée, à la veue de son general, comme sur un eschaffaut. On est surpris entre la haye et le fossé; il faut tenter fortune contre un poullaillier; il faut dénicher quatre chetifs harquebousiers d'une grange; il faut seul s'escarter de la trouppe et entreprendre seul, selon la necessité qui s'offre. Et si on prend garde, on trouvera qu'il advient par experience que les moins esclattantes occasions sont les plus dangereuses; et qu'aux guerres qui se sont passées de nostre temps, il s'est perdu plus de gens de

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bien aux occasions legeres et peu importantes et à la contestation de quelque bicoque qu'és lieux dignes et honnorables. Qui tient sa mort pour mal employée si ce n'est en occasion signalée, au lieu d'illustrer sa mort, il obscurcit volontiers sa vie, laissant eschapper cependant plusieurs justes occasions de se hazarder. Et toutes les justes sont illustres assez, sa consciance les trompettant suffisammant à chacun. Gloria nostra est testimonium conscientiae nostrae. Qui n'est homme de bien que par ce qu'on le sçaura, et par ce qu'on l'en estimera mieux apres l'avoir sceu; qui ne veut bien faire qu'en condition que sa vertu vienne à la connoissance des hommes: celuy-là n'est pas homme de qui on puisse tirer beaucoup de service. [0274v]

Credo che'l resto di quel verno cose
Facesse degne di tenerne conto;
Ma fur sin' a quel tempo si nascose,
Che non è colpa mia s'hor' non le conto:
Perche Orlando a far opre virtuose,
Piu ch'a narrarle poi, sempre era pronto,
Ne mai fu alcun' de li suoi fatti espresso,
Senon quando hebbe i testimonii apresso.

Il faut aller à la guerre pour son devoir, et en attendre cette recompense, qui ne peut faillir à toutes belles actions, pour occultes qu'elles soient, non pas mesmes aux vertueuses pensées: c'est le contentement qu'une conscience bien reglée reçoit en soy de bien faire. Il faut estre vaillant pour soy-mesmes et pour l'avantage que c'est d'avoir son courage logé en une assiette ferme et asseurée contre les assauts de la fortune:

Virtus, repulsae nescia sordidae,
Intaminatis fulget honoribus,
Nec sumit aut ponit secures
Arbitrio popularis aurae.

Ce n'est pas pour la montre que nostre ame doit jouer son rolle, c'est chez nous, au dedans, où nuls yeux ne donnent que les nostres: là elle nous couvre de la crainte de la mort, des douleurs et de la honte mesme; elle nous asseure là de la perte de nos enfans, de nos amis et de nos

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fortunes, et, quand l'opportunité s'y presente, elle nous conduit aussi aux hazards de la guerre. Non emolumento aliquo, sed ipsius honestatis decore. Ce profit est bien plus grand et bien plus digne d'estre souhaité et esperé, que l'honneur et la gloire, qui n'est qu'un favorable jugement qu'on faict de nous. Il faut trier de toute une nation une douzaine d'hommes pour juger d'un arpent de terre; et le jugement de nos inclinations et de nos actions, la plus difficile matiere et la plus importante qui soit, nous la remettons à la voix [0275] de la commune et de la tourbe, mere d'ignorance, d'injustice et d'inconstance. Est-ce raison faire dependre la vie d'un sage du jugement des fols? An quidquam stultius quam quos singulos contemnas, eos aliquid putare esse universos? Quiconque vise à leur plaire, il n'a jamais faict; c'est une bute qui n'a ny forme ny prise. Nihil tam inaestimabile est quam animi multitudinis. Demetrius disoit plaisamment de la voix du peuple, qu'il ne faisoit non plus de recette de celle qui luy sortoit par en haut, que de celle qui luy sortoit par en bas. Celuy-là dict encore plus: Ego hoc judico, siquando turpe non sit, tamen non esse non turpe, quum id a multitudine laudetur. Null' art, nulle soupplesse d'esprit pourroit conduire nos pas à la suitte d'un guide si desvoyé et si desreiglé. En cette confusion venteuse de bruits de raports et opinions vulgaires qui nous poussent, il ne se peut establir aucune route qui vaille. Ne nous proposons point une fin si flotante et vagabonde: allons constammant apres la raison: que l'approbation publique nous suyve par là, si elle veut; et, comme elle despend toute de la fortune, nous n'avons point loy de l'esperer plustost par autre voye que par celle là. Quand pour sa droiture je ne suyverois le droit chemin, je le suyvrois pour avoir trouvé par experience qu'au bout du conte c'est communement le plus heureux et le plus utile. Dedit hoc providentia hominibus munus, ut honesta magis juvarent. Le marinier antien disoit ainsin à Neptune en une grande tempeste: O Dieu, tu me sauveras, si tu veux; tu me perderas, si tu veux: mais si tiendrai je tousjours droit mon timon. J'ay veu de mon temps mill' hommes soupples,

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mestis, ambigus, et que nul ne doubtoit plus prudans mondains que moy, se perdre où je me suis sauvé:

Risi successu posse carere dolos.

Paul Aemile, allant en sa glorieuse expedition de Macedoine, advertit sur tout le peuple à Rome de contenir leur langue de ses actions pendant son absence. Que la licence des jugements est un grand destourbier aux grands affaires' D'autant que chacun n'a pas la fermeté de Fabius à l'encontre des voix communes, contraires et injurieuses, qui aima mieux laisser desmembrer son authorité aux vaines fantasies des hommes, que faire moins bien sa charge avec favorable reputation et populaire consentemant. Il y a je ne sçay quelle douceur naturelle à se sentir louer, mais nous luy prestons trop de beaucoup.

Laudari haud metuam, neque enim mihi cornea fibra est;
Sed recti finemque extremumque esse recuso
Euge tuum et belle.

Je ne me soucie pas tant quel je sois chez autruy, comme je me soucie quel je sois en moy mesme. Je veux estre riche par moy, non par emprunt. Les estrangers ne voyent que les evenemens et apparences externes; chacun peut faire bonne mine par le dehors, plein au dedans de fiebvre et d'effroy. Ils ne voyent pas mon coeur, ils ne voyent [0275v] que mes contenances. On a raison de descrier l'hipocrisie qui se trouve en la guerre: car qu'est il plus aisé à un homme pratic que de gauchir aux dangers et de contrefaire le mauvais, ayant le coeur plein de mollesse? Il y a tant de moyens d'eviter les occasions de se hazarder en particulier, que nous aurons trompé mille fois le monde, avant que de nous engager à un dangereux pas; et, lors mesme, nous y trouvant empétrez, nous sçaurons bien pour ce coup couvrir nostre jeu d'un bon visage et d'une parolle asseurée, quoy que l'ame nous tremble au dedans. Et qui auroit l'usage de l'anneau Platonique, rendant invisible celuy qui le portoit au doigt, si on luy donnoit le tour vers le plat de la main, assez de gens souvent se cacheroient où il se faut presenter le plus, et se repentiroient d'estre placez en lieu si honorable, auquel la necessité les rend asseurez.

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Falsus honor juvat, et mendax infamia terret
Quem, nisi mendosum et mendacem?

Voylà comment tous ces jugemens qui se font des apparences externes, sont merveilleusement incertains et douteux; et n'est aucun si asseuré tesmoing comme chacun à soy-mesme. En celles là combien avons nous de goujats, compaignons de nostre gloire? Celuy qui se tient ferme dans une tranchée descouverte, que faict il en cela que ne facent devant luy cinquante pauvres pioniers qui luy ouvrent le pas et le couvrent de leurs corps pour cinq sous de païe par jour?

Non, quicquid turbida Roma
Elevet, accedas, examenque improbum in illa
Castiges trutina: nec te quaesiveris extra.

Nous appellons agrandir nostre nom, l'estandre et semer en plusieurs bouches; nous voulons qu'il y soit receu en bonne part et que cette sienne accroissance luy vienne à profit: voylà ce qu'il y peut avoir de plus excusable en ce dessein. Mais l'exces de cette maladie en va jusques là que plusieurs cerchent de faire parler d'eux en quelque façon que ce soit. Trogus Pompeius dict de Herostratus, et Titus Livius de Manlius Capitolinus, qu'ils estoyent plus desireux de grande que de bonne reputation. Ce vice est ordinaire. Nous nous [0276] soignons plus qu'on parle de nous, que comment on en parle; et nous est assez que nostre nom coure par la bouche des hommes, en quelque condition qu'il y coure. Il semble que l'estre conneu, ce soit aucunement avoir sa vie et sa durée en la garde d'autruy. Moy, je tiens que je ne suis que chez moy; et, de cette autre mienne vie qui loge en la connoissance de mes amis, à la considerer nue et simplement en soy, je sçay bien que je n'en sens fruict ny jouissance que par la vanité d'une opinion fantastique. Et, quand je seray mort, je m'en resentiray encores beaucoup moins; et si perderay tout net l'usage des vrayes utilitez qui accidentalement la suyvent par fois; je n'auray plus de prise par où saisir la reputation, ny par où elle puisse me toucher ny arriver à moy. Car de m'attendre que mon nom la reçoive, premierement je n'ay point de nom qui soit assez mien: de deux que j'ay, l'un est commun à toute ma race, voire encore à d'autres. Il y a une famille à Paris et à Montpelier qui se surnomme Montaigne; une autre, en Bretaigne et en Xaintonge, de la

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Montaigne. Le remuement d'une seule syllabe meslera nos fusées, de façon que j'auray part à leur gloire, et eux, à l'advanture, à ma honte; et, si les miens se sont autres-fois surnommez Eyquem, surnom qui touche encore une maison cogneue en Angleterre. Quant à mon autre nom, il est à quiconque aura envie de le prendre. Ainsi j'honoreray peut estre un crocheteur en ma place. Et puis, quand j'aurois une marque particuliere pour moy, que peut elle marquer quand je n'y suis plus? Peut elle designer et favorir l'inanité?

Nunc levior cyppus non imprimit ossa?
Laudat posteritas: nunc non è manibus illis,
Nunc non è tumulo fortunataque favilla
Nascuntur violae?

Mais de cecy j'en ay parlé ailleurs. Au demeurant, en toute une bataille où dix mill' hommes sont stropiez ou tuez, il n'en est pas quinze dequoy on parle. Il faut que ce soit quelque [0276v] grandeur bien eminente, ou quelque consequence d'importance que la fortune y ait jointe, qui face valoir un' action privée, non d'un harquebousier seulement, mais d'un Capitaine. Car de tuer un homme, ou deux, ou dix, de se presenter courageusement à la mort, c'est à la verité quelque chose à chacun de nous, car il y va de tout; mais pour le monde ce sont choses si ordinaires, il s'en voit tant tous les jours, et en faut tant de pareilles pour produire un effect notable, que nous n'en pouvons attendre aucune particuliere recommandation,

casus multis hic cognitus ac jam
Tritus, et e medio fortunae ductus acervo.

De tant de miliasses de vaillans hommes qui sont morts dépuis quinze cens ans en France, les armes en la main, il n'y en a pas cent qui soyent venus à nostre cognoissance. La memoire non des chefs seulement, mais des batailles et victoires, est ensevelie. Les fortunes de plus de la moitié du monde, à faute de registre, ne bougent de leur place et s'evanouissent sans durée. Si j'avois en ma possession les evenemens inconnus, j'en penserois tres facilement supplanter les connus en toute espece d'exemples.

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Quoy, que des Romains mesmes et des Grecs, parmy tant d'escrivains et de tesmoins et tant de rares et nobles exploits, il en est venu si peu jusques à nous'

Ad nos vix tenuis famae perlabitur aura.

Ce sera beaucoup si, d'yci à cent ans, on se souvient en gros que, de nostre temps, il y a eu des guerres civiles en France. Les Lacedemoniens sacrifioient aux muses, entrant en bataille, afin que leurs gestes fussent bien et dignement escris, estimant que ce fut une faveur divine et non commune que les belles actions trouvassent des tesmoings qui leur sçeussent donner vie et memoire. Pensons nous qu'à chaque harquebousade qui nous touche, et à chaque hazard que nous courons, il y ayt soudain un greffier qui l'enrolle? et cent greffiers, outre cela, le pourront escrire, desquels les commentaires ne dureront que trois jours et ne viendront à la veue de personne. Nous n'avons pas la millieme partie des escrits anciens: c'est la fortune qui leur donne vie, ou plus courte, ou plus longue, [0277] selon sa faveur; et ce que nous en avons, il nous est loisible de doubter si c'est le pire, n'ayant pas veu le demeurant. On ne faict pas des histoires de choses de si peu: il faut avoir esté chef à conquerir un Empire ou un Royaume; il faut avoir gaigné cinquante deux batailles assignées, tousjours plus foible en nombre, comme Caesar. Dix mille bons compaignons et plusieurs grands capitaines moururent à sa suite, vaillamment et courageusement, desquels les noms n'ont duré qu'autant que leurs femmes et leurs enfans vesquirent,

quos fama obscura recondit.

De ceux mesme que nous voyons bien faire, trois mois ou trois ans apres qu'ils y sont demeurez, il ne s'en parle non plus que s'ils n'eussent jamais esté. Quiconque considerera avec juste mesure et proportion de quelles gens et de quels faits la gloire se maintient en la memoire des livres, il trouvera qu'il y a de nostre siecle fort peu d'actions et fort peu de personnes qui y puissent pretendre nul droict. Combien avons nous veu d'hommes vertueux survivre à leur propre reputation, qui ont veu et souffert esteindre en leur presence l'honneur et la gloire tres-justement acquise en leurs jeunes ans? Et, pour trois ans de cette vie fantastique et imaginere, allons nous perdant nostre vraye vie et essentielle, et nous engager à une mort perpetuelle? Les sages se proposent une plus belle et plus juste fin à une si importante entreprise.

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Recte facti, fecisse merces est. Officii fructus ipsum officium est. Il seroit à l'advanture excusable à un peintre ou autre artisan, ou encores à un Rhetoricien ou Grammairien, de se travailler pour acquerir nom par ses ouvrages; mais les actions de la vertu, elles sont trop nobles d'elles mesmes pour rechercher autre loyer que de leur propre valeur, et notamment pour la chercher en la vanité des jugemens humains. Si toute-fois cette fauce opinion sert au public à contenir les hommes en leur devoir; si le peuple en est esveillé à la vertu; si les Princes sont touchez de voir le monde benir la memoire de Trajan [0277v] et abominer celle de Neron; si cela les esmeut de voir le nom de ce grand pendart, autresfois si effroyable et si redoubté, maudit et outragé si librement par le premier escolier qui l'entreprend: qu'elle accroisse hardiment et qu'on la nourrisse entre nous le plus qu'on pourra. Et Platon, employant toutes choses à rendre ses citoyens vertueus, leur conseille aussi de ne mespriser la bonne reputation et estimation des peuples; et dict que, par quelque divine inspiration, il advient que les meschans mesmes sçavent souvent, tant de parole que d'opinion, justement distinguer les bons des mauvais. Ce personnage et son pedagogue sont merveilleux et hardis ouvriers à faire joindre les operations et revelations divines tout par tout où faut l'humaine force; ut tragici poetae confugiunt ad deum, cum explicare argumenti exitum non possunt. Pour tant à l'advanture l'appelloit Timon l'injuriant: le grand forgeur de miracles. Puis que les hommes, par leur insuffisance, ne se peuvent assez payer d'une bonne monnoye, qu'on y employe encore la fauce. Ce moyen a esté practiqué par tous les Legislateurs, et n'est police où il n'y ait quelque meslange ou de vanité ceremonieuse ou d'opinion mensongere, qui serve de bride à tenir le peuple en office. C'est pour cela que la pluspart ont leurs origines et commencemens fabuleux et enrichis de mysteres supernaturels. C'est cela qui a donné credit aux religions bastardes et les a faites favorir aux gens d'entendement; et pour cela que Numa et Sertorius, pour rendre leurs hommes de meilleure creance, les paissoyent de cette sottise, l'un que la nymphe Egeria, l'autre que sa biche blanche luy apportoit de la part des dieux tous les conseils qu'il prenoit. Et l'authorité que Numa donna à ses loix soubs titre du patronage de cette Deesse, Zoroastre, legislateur des Bactriens et des Perses, la

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donna aux siennes sous le nom du dieu Oromasis; Trismegiste, des Aegyptiens, de Mercure; Zamolxis, des Scythes, de Vesta; Charondas, des Chalcides, de Saturne; Minos, des Candiots, de Juppiter; Licurgus, des Lacedemoniens, d'Apollo; Dracon et Solon, des Atheniens, de Minerve. Et toute police a un dieu à sa teste, faucement les autres, veritablement celle que Moïse dressa au peuple de Judée sorty d'Aegypte. La religion des Bedoins, comme dit le sire de Jouinville, portoit, entre autres choses, que l'ame de celuy d'entre eux qui mouroit pour son prince, s'en alloit en un autre corps plus heureux, plus beau et plus fort que le premier: au moyen dequoy ils en hazardoient beaucoup plus volontiers leur vie:

In ferrum mens prona viris, animaeque capaces
Mortis, et ignavum est rediturae parcere vitae.

Voylà une creance tres-salutaire, toute vaine qu'elle puisse estre. Chaque nation a plusieurs tels exemples chez soy; mais ce subjet meriteroit un discours à part. Pour dire encore un mot sur mon premier propos, je ne conseille non plus aux Dames d'appeller honneur leur devoir: ut enim consuetudo loquitur, id solum dicitur honestum quod est populari fama gloriosum; leur devoir est le marc, leur honneur n'est que l'escorce. Ny ne leur conseille de nous donner cette excuse en payement de leur refus: car je presuppose que leurs intentions, leur desir et leur volonté, qui sont pieces où l'honneur n'a que [0278] voir, d'autant qu'il n'en paroit rien au dehors, soyent encore plus reglées que les effects:

Quae, quia non liceat, non facit, illa facit.

L'offence et envers Dieu et en la conscience seroit aussi grande de le desirer que de l'effectuer. Et puis ce sont actions d'elles mesmes cachées et occultes; il seroit bien-aysé qu'elles en desrobassent quelcune à la connoissance d'autruy, d'où l'honneur depend, si elles n'avoyent autre respect à leur devoir, et à l'affection qu'elles portent à la chasteté pour elle mesme. Toute personne d'honneur choisit de perdre plustost son honneur, que de perdre sa conscience.

Chapitre 17

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De la Praesumption

Il y a une autre sorte de gloire, qui est une trop bonne opinion que nous concevons de nostre valeur. C'est un' affection inconsiderée, dequoy nous nous cherissons, qui nous represente à nous mesmes autres

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que nous ne sommes: comme la passion amoureuse preste des beautez et des graces au subjet qu'elle embrasse, et fait que ceux qui en sont espris, trouvent, d'un jugement trouble et alteré, ce qu'ils ayment, autre et plus parfaict qu'il n'est. Je ne veux pas que, de peur de faillir de ce costé là, un homme se mesconnoisse pourtant, ny qu'il pense estre moins que ce qu'il est. Le jugement doit tout par tout maintenir son droit: c'est raison qu'il voye en ce subject, comme ailleurs, ce que la verité luy presente. Si c'est Caesar, qu'il se treuve hardiment le plus grand Capitaine du monde. Nous ne sommes que ceremonie: la ceremonie nous emporte, et laissons la substance des choses; nous nous tenons aux branches et abandonnons le tronc et le corps. Nous avons apris aux Dames de rougir oyant seulement nommer ce qu'elles ne craignent aucunement à faire; nous n'osons appeller à droict nos membres, et ne craignons pas de les employer à toute sorte de desbauche. La ceremonie nous defend d'exprimer par [0278v] parolles les choses licites et naturelles, et nous l'en croyons; la raison nous defend de n'en faire point d'illicites et mauvaises, et personne ne l'en croit. Je me trouve icy empestré és loix de la ceremonie, car elle ne permet ny qu'on parle bien de soy, ny qu'on en parle mal. Nous la lairrons là pour ce coup. Ceux que la fortune (bonne ou mauvaise qu'on la doive appeller) a faict passer la vie en quelque eminent degré, ils peuvent par leurs actions publiques tesmoigner quels ils sont. Mais ceux qu'elle n'a employez qu'en foule, et de qui personne ne parlera, si eux mesmes n'en parlent, ils sont excusables s'ils prennent la hardiesse de parler d'eux mesmes envers ceux qui ont interest de les connoistre, à l'exemple de Lucilius:

Ille velut fidis arcana sodalibus olim
Credebat libris, neque, si malè cesserat, usquam
Decurrens alio, neque si benè: quo fit ut omnis
Votiva pateat veluti descripta tabella
Vita senis.

Celuy là commettoit à son papier ses actions et ses pensées, et s'y peignoit tel qu'il se sentoit estre. Nec id Rutilio et Scauro citra fidem aut obtrectationi fuit. Il me souvient donc que, des ma plus tendre enfance, on remarquoit en moy je ne scay quel port de corps et des gestes tesmoignants

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quelque vaine et sotte fierté. J'en veux dire premierement cecy, qu'il n'est pas inconvenient d'avoir des conditions et des propensions si propres et si incorporées en nous, que nous n'ayons pas moyen de les sentir et reconnoistre. Et de telles inclinations naturelles, le corps en retient volontiers quelque pli sans nostre sçeu et consentement. C'estoit une certaine affetterie consente de sa beauté, qui faisoit un peu pancher la teste d'Alexandre sur un costé et qui rendoit le parler d'Alcibiades mol et gras. Julius Caesar se gratoit la teste d'un doigt, qui est la contenance d'un homme remply [0279] de pensemens penibles; et Ciceron, ce me semble, avoit accoustumé de rincer le nez, qui signifie un naturel moqueur. Tels mouvemens peuvent arriver imperceptiblement en nous. Il y en a d'autres, artificiels, dequoy je ne parle point, comme les salutations et reverences, par où on acquiert, le plus souvent à tort, l'honneur d'estre bien humble et courtois: on peut estre humble de gloire. Je suis assez prodigue de bonnettades, notamment en esté, et n'en reçoys jamais sans revenche, de quelque qualité d'homme que ce soit, s'il n'est à mes gages. Je desirasse d'aucuns Princes que je connois, qu'ils en fussent plus espargnans et justes dispensateurs: car, ainsin indiscrettement espandues, elles ne portent plus de coup. Si elles sont sans esgard, elles sont sans effect. Entre les contenances desreglées, n'oublions pas la morgue de Constantius, l'Empereur, qui en publicq tenoit tousjours la teste droite, sans la contourner ou flechir ny ça ny là, non pas seulement pour regarder ceux qui le saluoient à costé, ayant le corps planté immobile, sans se laisser aller au branle de son coche, sans oser ny cracher, ny se moucher, ny essuyer le visage devant les gens. Je ne sçay si ces gestes qu'on remerquoit en moy, estoient de cette premiere condition, et si à la verité j'avoy quelque occulte propension à ce vice, comme il peut bien estre, et ne puis pas respondre des bransles du corps; mais, quant aux bransles de l'ame, je veux icy confesser ce que j'en sens. Il y a deux parties en cette gloire: sçavoir est, de s'estimer trop, et n'estimer pas assez autruy. Quant à l'une, il me semble premierement ces considerations devoir estre mises en conte, que je me sens pressé d'un' erreur d'ame qui me desplait et comme inique et encore plus comme importune. J'essaye à la corriger; mais l'arracher, je ne puis. C'est que je diminue du juste prix les choses que je possede, de ce que je les possede; et hausse le prix aux choses, d'autant qu'elles sont estrangieres,

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absentes et non miennes. Cette humeur s'espand bien loin. Comme la prerogative de l'authorité faict que les maris regardent les femmes propres d'un vitieux desdein, et plusieurs peres leurs enfans; ainsi fay je, et entre deux pareils ouvrages poiseroy tousjours contre le mien. Non tant que la jalousie de mon avancemant et amandemant trouble mon jugement et m'empesche de me satisfaire, comme que, d'elle mesme, la maistrise engendre mespris de ce qu'on tient et regente. Les polices, les meurs loingtaines me flattent, et les langues; et m'appercoy que le latin me pippe à sa faveur par sa dignité, au delà de ce qui luy appartient, comme aux enfans et au vulgaire. L'Oeconomie, la maison, le cheval de mon voisin, en esgale valeur, vault mieux que le mien, de ce qu'il n'est pas mien. Davantage que je suis tres ignorant en mon faict. J'admire l'asseurance et promesse que chacun a de soy, là où il n'est quasi rien que je sçache sçavoir, ny que j'ose me respondre pouvoir faire. Je n'ay point mes moyens en proposition et par estat; et n'en suis instruit qu'apres l'effect: autant doubteux de moy que de toute autre chose. D'où il advient, si je rencontre louablement en une besongne, que je le donne plus à ma fortune qu'à ma force: d'autant que je les desseigne toutes au hazard et en crainte. Pareillement j'ay en general cecy que, de toutes les opinions que l'ancienneté a eues de l'homme en gros, celles que j'embrasse plus volontiers et ausquelles je m'attache le plus, ce sont celles qui nous mesprisent, avilissent et aneantissent le plus. La philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu que quand elle combat nostre presomption et vanité, quand elle reconnoit de bonne foy son irresolution, sa foiblesse et son ignorance. Il me semble que [0279v] la mere nourrisse des plus fauces opinions et publiques et particulieres, c'est la trop bonne opinion que l'homme a de soy. Ces gens qui se perchent à chevauchons sur l'epicycle de Mercure, qui voient si avant dans le ciel, ils m'arrachent les dens: car en l'estude que je fay, duquel le subject c'est l'homme, trouvant une si extreme varieté de jugemens, un si profond labyrinthe de difficultez les unes sur les autres, tant de diversité et incertitude en l'eschole mesme de la sapience, vous pouvez penser, puis que ces gens là n'ont peu se resoudre de la connoissance d'eux mesmes et de leur propre condition, qui est continuellement presente à leurs yeux, qui est dans eux; puis qu'ils ne sçavent comment branle ce qu'eux mesmes font branler, ny comment nous peindre et deschiffrer les ressorts qu'ils tiennent et manient eux mesmes, comment je les croirois de la

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cause du flux et reflux de la riviere du Nile. La curiosité de connoistre les choses a esté donnée aux hommes pour fleau, dit la saincte parole. Mais, pour venir à mon particulier, il est bien difficile, ce me semble, que aucun autre s'estime moins, voire que aucun autre m'estime moins, que ce que je m'estime. Je me tiens de la commune sorte, sauf en ce que je m'en tiens: coulpable des defectuositez plus basses et populaires, mais non desadvouées, non excusées; et ne me prise seulement que de ce que je sçay mon prix. S'il y a de la gloire, elle est infuse en moy superficiellement par la trahison de ma complexion, et n'a point de corps qui comparoisse à la veue de mon jugement. J'en suis arrosé, mais non pas teint. Car, à la verité, quand aux effects de l'esprit, en quelque façon que ce soit, il n'est jamais party de moy chose qui me remplist; et l'approbation d'autruy ne me paye pas. J'ay le goust tendre et difficile, et notamment en mon endroit: je me desadvoue sans cesse; et me sens par tout flotter et fleschir de foiblesse. Je n'ay rien du mien dequoy satisfaire mon jugement. J'ay la veue assez claire et reglée; mais, à l'ouvrer, elle se trouble: comme j'essaye plus evidemment en la poesie. Je l'ayme infiniment: je me cognois assez aux ouvrages d'autruy; mais je fay, à la verité, l'enfant quand j'y veux mettre la main; je ne me puis souffrir. On peut faire le sot par tout ailleurs, mais non en la Poesie, [0280]

mediocribus esse poetis
Non dii, non homines, non concessere columnae.

Pleust à Dieu que cette sentence se trouvat au front des boutiques de tous nos Imprimeurs, pour en deffendre l'entrée à tant de versificateurs,

verum
Nil securius est malo Poeta.

Que n'avons nous de tels peuples? Dionysius le pere n'estimoit rien tant de soy que sa poesie. A la saison des jeux Olympiques, avec des

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chariots surpassant tous autres en magnificence, il envoya aussi des poetes et des musiciens pour presenter ses vers, avec des tentes et pavillons dorez et tapissez royalement. Quand on vint à mettre ses vers en avant, la faveur et excellence de la prononciation attira sur le commencement l'attention du peuple; mais quand, par apres, il vint à poiser l'ineptie de l'ouvrage, il entra premierement en mespris, et, continuant d'aigrir son jugement, il se jetta tantost en furie, et courut abattre et deschirer par despit tous ses pavillons. Et ce que ses charriotz ne feirent non plus rien qui vaille en la course, et que la navire qui rapportoit ses gens faillit la Sicile et fut par la tempeste poussée et fracassée contre la coste de Tarente, il tint pour certain que c'estoit l'ire des Dieus irritez comme luy contre ce mauvais poeme. Et les mariniers mesme eschappez du naufrage alloient secondant l'opinion de ce peuple. A la quelle l'oracle qui predit sa mort, sembla aussi aucunement soubscrire. Il portoit que Dionysius seroit pres de sa fin quand il auroit vaincu ceux qui vaudroient mieux que luy: ce que il interpreta des Carthaginois qui le surpassoient en puissance. Et, ayant affaire à eux, gauchissoit souvant la victoire et la temperoit, pour n'encourir le sens de cette prediction. Mais il l'entendoit mal: car le dieu marquoit le temps de l'avantage que, par faveur et injustice, il gaigna à Athenes sur les poetes tragiques meilleurs que luy, ayant faict jouer à l'envi la sienne, intitulée les Leneïens; soudain apres laquelle victoire il trepassa, et en partie pour l'excessive joye qu'il en conceut. Ce que je treuve excusable du mien, ce n'est pas de soy et à la verité, mais c'est à la comparaison d'autres choses pires, ausquelles je voy qu'on donne credit. Je suis envieux du bon-heur de ceux qui se sçavent resjouir et gratifier en leur besongne, car c'est un moyen aisé de se donner du plaisir, puis qu'on le tire de soy mesmes. Specialement s'il y a un peu de fermeté en leur opiniatrise. Je sçay un poete à qui forts, foibles, en foulle et en chambre, et le ciel et la terre crient qu'il n'y entend guere. Il n'en rabat pour tout cela rien de la mesure à quoy il s'est taillé, tousjours recommence, tousjours reconsulte, et tousjours persiste; d'autant plus fort en son avis et plus roidde qu'il touche à luy seul de le maintenir. Mes ouvrages, il s'en faut tant qu'ils me rient, qu'autant de fois que je les retaste, autant de fois je m'en despite:

Cum relego, scripsisse pudet, quia plurima cerno,
Me quoque qui feci judice, digna lini.

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J'ay tousjours une idée en l'ame et certaine image trouble, qui me presente comme en songe une meilleure forme que celle que j'ay mis en besongne, mais je ne la puis saisir et exploiter. Et cette idée mesme n'est que du moyen estage. Ce que j'argumente par là, que les productions de ces riches et grandes ames du temps passé sont bien loing au delà de l'extreme estendue de mon imagination et souhaict. Leurs escris ne me satisfont pas seulement et me remplissent; mais ils m'estonnent et transissent d'admiration. Je juge leur beauté; je la voy, si non jusques au bout, au-moins si avant qu'il m'est impossible d'y aspirer. Quoy que j'entreprenne, je doy un sacrifice aux graces, comme dict Plutarque de quelqu'un, pour pratiquer leur faveur,

si quid enim placet,
Si quid dulce hominum sensibus influit,
Debentur lepidis omnia gratiis.

[0280v] Elles m'abandonnent par tout. Tout est grossier chez moy; il y a faute de gentillesse et de beauté. Je ne sçay faire valoir les choses pour le plus que ce qu'elles valent, ma façon n'ayde rien à la matiere. Voilà pourquoy il me la faut forte, qui aye beaucoup de prise et qui luise d'elle mesme. Quand j'en saisis des populaires et plus gayes, c'est pour me suivre à moy qui n'aime point une sagesse ceremonieuse et triste, comme faict le monde, et pour m'esgayer, non pour esgayer mon stile, qui les veut plustost graves et severes (au moins si je dois nommer stile un parler informe et sans regle, un jargon populaire et un proceder sans definition, sans partition, sans conclusion, trouble, à la guise de celuy d'Amafanius et de Rabirius. Je ne sçay ny plaire, ny rejouyr, ny chatouiller: le meilleur conte du monde se seche entre mes mains et se ternit. Je ne sçay parler qu'en bon escient, et suis du tout denué de cette facilité, que je voy en plusieurs de mes compaignons, d'entretenir les premiers venus et tenir en haleine toute une trouppe, ou amuser, sans se lasser l'oreille d'un prince de toute sorte de propos, la matiere ne leur faillant jamais, pour cette grace qu'ils ont de sçavoir employer la premiere venue, et l'accommoder à l'humeur et portée de ceux à qui ils ont affaire. Les princes n'ayment guere les discours fermes, ny moy à faire des contes. Les raisons premieres et plus aisées, qui sont communément les mieux prinses, je ne sçay pas les employer: mauvais prescheur de commune.

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De toute matiere je dy volontiers les dernieres choses que j'en sçay. Cicero estime que és traictez de la philosophie le plus difficile membre ce soit l'exorde. S'il est ainsi, je me prens à la conclusion. Si faut-il conduire la corde à toute sorte de tons; et le plus aigu est celuy qui vient le moins souvent en jeu. Il y a pour le moins autant de perfection à relever une chose vuide qu'à en soustenir une poisante. Tantost il faut superficiellement manier les choses, tantost les profonder. Je sçay bien que la plus part des hommes se tiennent en ce bas estage, pour ne concevoir les choses que par cette premiere escorse; mais je sçay aussi que les plus grands maistres, et Xenophon et Platon, on les void souvent se relascher à cette basse façon, et populaire, de dire et traiter les choses, la soustenant des graces qui ne leur manquent jamais. Au demeurant, mon langage n'a rien de facile et poly: il est aspre et desdaigneux, ayant ses dispositions libres et desreglées; et me plaist ainsi, si non par mon jugement, par mon inclination. Mais je sens bien que par fois je m'y laisse trop aller, et qu'à force de [0281] vouloir eviter l'art et l'affectation, j'y retombe d'une autre part:

brevis esse laboro,
Obscurus fio.

Platon dict que le long ou le court ne sont proprietez qui ostent ny donnent prix au langage. Quand j'entreprendroy de suyvre cet autre stile aequable, uny et ordonné, je n'y sçaurois advenir; et encore que les coupures et cadences de Saluste reviennent plus à mon humeur, si est-ce que je treuve Caesar et plus grand et moins aisé à representer; et si mon inclination me porte plus à l'imitation du parler de Seneque, je ne laisse pas d'estimer davantage celuy de Plutarque. Comme à faire, à dire aussi je suy tout simplement ma forme naturelle: d'où c'est à l'adventure que je puis plus à parler qu'à escrire. Le mouvement et action animent les parolles, notamment à ceux qui se remuent brusquement, comme je fay, et qui s'eschauffent. Le port, le visage, la voix, la robbe, l'assiette, peuvent donner quelque pris aux choses qui, d'elles mesmes, n'en ont guere, comme le babil. Messala se pleint en Tacitus de quelques accoustremens estroits de son temps, et de la façon des bancs où les orateurs avoient à parler, qui affoiblissoient leur eloquence.

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Mon langage françois est alteré, et en la prononciation et ailleurs, par la barbarie de mon creu: je ne vis jamais homme des contrées de deçà qui ne sentit bien evidemment son ramage et qui ne blessast les oreilles pures françoises. Si n'est-ce pas pour estre fort entendu en mon Perigordin, car je n'en ay non plus d'usage que de l'Alemand; et ne m'en chaut guere. C'est un langage, comme sont autour de moy, d'une bande et d'autre, le Poitevin, Xaintongeois, Angoumoisin, Lymosin, Auvergnat: brode, trainant, esfoiré. Il y a bien au dessus de nous, vers les montaignes, un Gascon, que je treuve singulierement beau, sec, bref, signifiant, et à la verité un langage masle et militaire plus qu'autre que j'entende; autant nerveux, puissant et pertinant, comme le François est gratieus, delicat et abondant. Quant au Latin, qui m'a esté donné pour maternel, j'ay perdu par des-accoustumance la promptitude de m'en pouvoir servir à parler: ouy, et à escrire, en quoy autrefois je me faisoy appeller maistre Jean. Voylà [0281v] combien peu je vaux de ce costé là. La beauté est une piece de grande recommandation au commerce des hommes; c'est le premier moyen de conciliation des uns aux autres, et n'est homme si barbare et si rechigné qui ne se sente aucunement frappé de sa douceur. Le corps a une grand' part à nostre estre, il y tient un grand rang; ainsin sa structure et composition sont de bien juste consideration. Ceux qui veulent desprendre nos deux pieces principales et les sequestrer l'une de l'autre, ils ont tort. Au rebours, il les faut r'accoupler et rejoindre. Il faut ordonner à l'ame non de se tirer à quartier, de s'entretenir à part, de mespriser et abandonner le corps (aussi ne le sçauroit elle faire que par quelque singerie contrefaicte), mais de se r'allier à luy, de l'embrasser, le cherir, luy assister, le contreroller, le conseiller, le redresser et ramener quand il fourvoye, l'espouser en somme et luy servir de mary; à ce que leurs effects ne paroissent pas divers et contraires, ains accordans et uniformes. Les Chretiens ont une particuliere instruction de cette liaison: car ils sçavent que la justice divine embrasse cette societé et jointure du corps et de l'ame, jusques à rendre le corps capable des recompenses eternelles; et que Dieu regarde agir tout l'homme, et veut qu'entier il reçoive le chastiement, ou le loyer, selon ses merites. La secte Peripatetique, de toutes les sectes la plus civilisée, attribue à la sagesse ce seul soin de pourvoir et procurer en commun le bien de ces deux parties associées; et montre les autres sectes, pour ne s'estre assez attachées à la consideration de ce meslange, s'estre partializées,

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cette-cy pour le corps, cette autre pour l'ame, d'une pareille erreur, et avoir escarté leur subject, qui est l'homme, et leur guide, qu'ils advouent en general estre nature. La premiere distinction qui aye esté entre les hommes, et la premiere consideration qui donna les praeeminences aux uns sur les autres, il est vray-semblable que ce fut l'advantage de la beauté:

agros divisere atque dedere
Pro facie cujusque et viribus ingenioque:
Nam facies multum valuit virésque vigebant.

Or je suis d'une taille un peu au dessoubs de la moyenne. Ce defaut n'a pas seulement de la laideur, mais encore de l'incommodité, à ceux mesmement qui ont des commandements et [0282] des charges: car l'authorité que donne une belle presence et majesté corporelle en est à dire. Caius Marius ne recevoit pas volontiers des soldats qui n'eussent six pieds de hauteur. Le courtisan a bien raison de vouloir pour ce gentilhomme qu'il dresse, une taille commune plus tost que tout' autre, et de refuser pour luy toute estrangeté qui le face montrer au doit. Mais de choisir, s'il faut à cette mediocrité, qu'il soit plus tost au deçà qu'au delà d'icelle, je ne le ferois pas à un homme militaire. Les petits hommes, dict Aristote, sont bien jolis, mais non pas beaux; et se connoist en la grandeur la grand' ame, comme la beauté en un grand corps et haut. Les Aethiopes et les Indiens, dit il, elisants leurs Roys et magistrats, avoient esgard à la beauté et procerité des personnes. Ils avoient raison: car il y a du respect pour ceux qui le suyvent, et, pour l'ennemy, de l'effroy, de voir à la teste d'une trouppe marcher un chef de belle et riche taille:

Ipse inter primos praestanti corpore Turnus
Vertitur, arma tenens, et toto vertice supra est.

Nostre grand Roy divin et celeste, duquel toutes les circonstances doivent estre remarquées avec soing, religion et reverence, n'a pas refusé la recommandation corporelle, speciosus forma prae filiis hominum.

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Et Platon, aveq la temperance et la fortitude, desire la beauté aux conservateurs de sa republique. C'est un grand despit qu'on s'adresse à vous parmy vos gens pour vous demander: Où est monsieur ? et que vous n'ayez que le reste de la bonnetade qu'on fait à vostre barbier ou à vostre secretaire. Comme il advint au pauvre Philopoemen. Estant arrivé le premier de sa troupe en un logis où on l'attendoit, son hostesse, qui ne le connoissoit pas, et le voyoit d'assez mauvaise mine, l'employa d'aller un peu aider à ses femmes à puiser de l'eau ou attiser du feu, pour le service de Philopoemen. Les gentils-hommes de sa suitte estans arrivez et l'ayant surpris embesongné à cette belle vacation (car il n'avoit pas failly d'obeyr au commandement qu'on luy avoit faict), lui demanderent ce qu'il faisoit-là: Je paie, leur respondit-il, la peine de ma laideur. Les autres beautez sont pour les femmes; la beauté de la taille est la seule beauté des hommes. Où est la petitesse, ny la largeur et rondeur du front, ny la blancheur et douceur des yeux, ny la mediocre forme du nez, ny la petitesse de l'oreille et de la bouche, ny l'ordre et blancheur des dents, ny l'épesseur bien unie d'une barbe brune à escorce de chataigne, ny le poil relevé, ny la juste rondeur de teste, [0282v] ny la frécheur du teint, ny l'air du visage agreable, ny un corps sans senteur, ny la proportion legitime des membres, peuvent faire un bel homme. J'ay au demeurant la taille forte et ramassée: le visage, non pas gras, mais plein; la complexion, entre le jovial et le melancholique, moiennement sanguine et chaude,

Unde rigent setis mihi crura, et pectora villis;

la santé forte et allegre, jusques bien avant en mon aage rarement troublée par les maladies. J'estois tel, car je ne me considere pas à cette heure que je suis engagé dans les avenues de la vieillesse, ayant pieça franchy les quarante ans:

minutatim vires et robur adultum
Frangit, et in partem pejorem liquitur aetas.

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Ce que je seray doresenavant, ce ne sera plus qu'un demy estre, ce ne sera plus moy. Je m'eschape tous les jours et me desrobe à moy,

Singula de nobis anni praedantur euntes.

D'adresse et de disposition, je n'en ay point eu; et si suis fils d'un pere tres dispost et d'une allegresse qui luy dura jusques à son extreme vieillesse. Il ne trouva guere homme de sa condition qui s'egalast à luy en tout exercice de corps: comme je n'en ay trouvé guiere aucun qui ne me surmontat, sauf au courir (en quoy j'estoy des mediocres). De la musique, ny pour la voix que j'y ay tres-inepte, ny pour les instrumens, on ne m'y a jamais sceu rien apprendre. A la danse, à la paume, à la luite, je n'y ay peu acquerir qu'une bien fort legere et vulgaire suffisance; à nager, à escrimer, à voltiger et à sauter, nulle du tout. Les mains, je les ay si gourdes que je ne sçay pas escrire seulement pour moy: de façon que, ce que j'ay barbouillé, j'ayme mieux le refaire que de me donner la peine de le démesler; et ne ly guere mieux. Je me sens poiser aux escoutans. Autrement, bon clerc. Je ne sçay pas clorre à [0283] droit une lettre, ny ne sçeuz jamais tailler plume, ny trancher à table, qui vaille, ny equipper un cheval de son harnois, ny porter à poinct un oiseau et le lascher, ny parler aux chiens, aux oiseaux, aux chevaux. Mes conditions corporelles sont en somme tres-bien accordantes à celles de l'ame. Il n'y a rien d'allegre: il y a seulement une vigueur pleine et ferme. Je dure bien à la peine; mais j'y dure, si je m'y porte moy-mesme, et autant que mon desir m'y conduit,

Molliter austerum studio fallente laborem.

Autrement, si je n'y suis alleché par quelque plaisir, et si j'ay autre guide que ma pure et libre volonté, je n'y vaux rien. Car j'en suis là que, sauf la santé et la vie, il n'est chose pourquoy je veuille ronger mes ongles, et que je veuille acheter au pris du tourment d'esprit et de la contrainte,

tanti mihi non sit opaci
Omnis arena Tagi, quodque in mare volvitur aurum:

extremement oisif, extremement libre, et par nature et par art. Je presteroy aussi volontiers mon sang que mon soing.

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J'ay une ame toute sienne, accoustumée à se conduire à sa mode. N'ayant eu jusques à cett' heure ny commandant ny maistre forcé, j'ay marché aussi avant et le pas qu'il m'a pleu. Cela m'a amolli et rendu inutile au service d'autruy, et ne m'a faict bon qu'à moy. Et, pour moy, il n'a esté besoin de forcer ce naturel poisant, paresseux et fay neant. Car, m'estant trouvé en tel degré de fortune des ma naissance, que j'ay eu occasion de m'y arrester, et en tel degré de sens que j'ay senti en avoir occasion, je n'ay rien cerché et n'ay aussi rien pris:

Non agimur tumidis velis Aquilone secundo;
Non tamen adversis aetatem ducimus austris:
Viribus, ingenio, specie, virtute, loco, re,
Extremi primorum, extremis usque priores.

Je n'ay eu besoin que de la suffisance de me contenter, qui est pour tant un reglement d'ame, à le bien prendre, esgalement difficile en toute sorte de condition, et que par usage nous voyons se trouver plus facilement encores en la necessité qu'en l'abondance; d'autant à l'advanture que, selon le cours de nos autres passions, la faim des richesses est plus aiguisée par leur usage que par leur disette, et la vertu de la moderation plus rare que celle de la patience. Et n'ay eu besoin que de jouir doucement des biens que Dieu par sa liberalité m'avoit mis entre mains. Je n'ay gousté aucune sorte de travail ennuieux. Je n'ay eu guere en maniement que mes affaires; ou, si j'en ay eu, ce a esté en condition de les manier à mon heure et à ma façon, commis par gents qui s'en fioient à moi et qui ne me pressoient pas et me connoissoient. Car encores tirent les experts quelque service d'un cheval restif et poussif. [0283v] Mon enfance mesme a esté conduite d'une façon molle et libre, et exempte de subjection rigoureuse. Tout cela m'a formé une complexion delicate et incapable de sollicitude. Jusques là que j'ayme qu'on me cache mes pertes et les desordres qui me touchent: au chapitre de mes mises, je loge ce que ma nonchalance me couste à nourrir et entretenir.

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haec nempe supersunt,
Quae dominum fallant, quae prosint furibus.

J'ayme à ne sçavoir pas le conte de ce que j'ay, pour sentir moins exactement ma perte. Je prie ceux qui vivent avec moy, où l'affection leur manque et les bons effects, de me piper et payer de bonnes apparences. A faute d'avoir assez de fermeté pour souffrir l'importunité des accidens contraires ausquels nous sommes subjects, et pour ne me pouvoir tenir tendu à regler et ordonner les affaires, je nourris autant que je puis en moy cett' opinion, m'abandonnant du tout à la fortune, de prendre toutes choses au pis; et, ce pis là, me resoudre à le porter doucement et patiemment. C'est à cela seul que je travaille, et le but auquel j'achemine tous mes discours. A un danger, je ne songe pas tant comment j'en eschaperay, que combien peu il importe que j'en eschappe. Quand j'y demeurerois, que seroit-ce? Ne pouvant reigler les evenemens, je me reigle moy-mesme, et m'applique à eux, s'ils ne s'appliquent à moy. Je n'ay guiere d'art pour sçavoir gauchir la fortune et luy eschapper ou la forcer, et pour dresser et conduire par prudence les choses à mon poinct. J'ay encore moins de tolerance pour supporter le soing aspre et penible qu'il faut à cela. Et la plus penible assiete pour moy, c'est estre suspens és choses qui pressent et agité entre la crainte et l'esperance. Le deliberer, voire és choses plus legieres, m'importune; et sens mon esprit plus empesché à souffrir le branle et les secousses diverses du doute et de la consultation, qu'à se rassoir et [0284] resoudre à quelque party que ce soit, apres que la chance est livrée. Peu de passions m'ont troublé le sommeil; mais, des deliberations, la moindre me le trouble. Tout ainsi que des chemins, j'en evite volontiers les costez pandans et glissans, et me jette dans le battu le plus boueux et enfondrant, d'où je ne puisse aller plus bas, et y cherche seurté: aussy j'ayme les malheurs tous purs, qui ne m'exercent et tracassent plus apres l'incertitude de leur rabillage, et qui, du premier saut, me poussent droictement en la souffrance: dubia plus torquent mala. Aux evenemens je me porte virilement; en la conduicte, puerillement. L'horreur de la cheute me donne plus de fiebvre que le coup.

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Le jeu ne vaut pas la chandelle. L'avaritieux a plus mauvais conte de sa passion que n'a le pauvre, et le jaloux que le cocu. Et y a moins de mal souvant à perdre sa vigne qu'à la plaider. La plus basse marche est la plus ferme. C'est le siege de la constance. Vous n'y avez besoing que de vous. Elle se fonde là, et appuye toute en soy. Cet exemple d'un gentil'homme que plusieurs ont cogneu, a il pas quelque air philosophique? Il se marya bien avant en l'aage, ayant passé en bon compaignon sa jeunesse: grand diseur, grand gaudisseur. Se souvenant combien la matiere de cornardise luy avoit donné dequoy parler et se moquer des autres, pour se mettre à couvert, il espousa une femme qu'il print au lieu où chacun en trouve pour son argent, et dressa avec elle ses alliances: Bon jour, putain.--Bon jour, cocu' Et n'est chose dequoy plus souvent et ouvertement il entretint chez luy les survenans, que de ce sien dessein: par où il bridoit les occultes caquets des moqueurs et esmoussoit la pouinte de ce reproche. Quant à l'ambition, qui est voisine de la presumption, ou fille plustost, il eut fallu, pour m'advancer, que la fortune me fut venu querir par le poing. Car, de me mettre en peine pour un' esperance incertaine et me soubmettre à toutes les difficultez qui accompaignent ceux qui cerchent à se pousser en credit sur le [0284v] commencement de leur progrez, je ne l'eusse sçeu faire;

spem pretio non emo.

Je m'atache à ce que je voy et que je tiens, et ne m'eslongne guiere du port,

Alter remus aquas, alter tibi radat arenas.

Et puis on arrive peu à ces avancements, qu'en hazardant premierement le sien; et je suis d'advis que, si ce qu'on a suffit à maintenir la condition en laquelle on est nay et dressé, c'est folie d'en lacher la prise sur l'incertitude de l'augmenter. Celuy à qui la fortune refuse dequoy planter son pied et establir un estre tranquille et reposé, il est pardonnable s'il jette au hazard ce qu'il a, puis qu'ainsi comme ainsi la necessité l'envoye à la queste.
Capienda rebus in malis praeceps via est.

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Et j'excuse plustost un cabdet de mettre sa legitime au vent, que celuy à qui l'honneur de la maison est en charge, qu'on ne peut voir necessiteux qu'à sa faute. J'ay bien trouvé le chemin plus court et plus aisé, avec le conseil de mes bons amis du temps passé, de me défaire de ce desir et de me tenir coy,

Cui sit conditio dulcis sine pulvere palmae:

jugeant aussi bien sainement de mes forces qu'elles n'estoient pas capables de grandes choses, et me souvenant de ce mot du feu Chancelier Olivier, que les François semblent des guenons qui vont grimpant contremont un arbre, de branche en branche, et ne cessent d'aller jusques à ce qu'elles sont arrivées à la plus haute branche, et y monstrent le cul, quand elles y sont.

Turpe est, quod nequeas, capiti committere pondus,
Et pressum inflexo mox dare terga genu.

Les qualitez mesmes qui sont en moy non reprochables, je les trouvois inutiles en ce siecle. La facilité de mes meurs, on l'eut nommée lacheté et foiblesse; la foy et la conscience s'y feussent trouvées scrupuleuses et superstitieuses; la franchise [0285] et la liberté, importune, inconsiderée et temeraire. A quelque chose sert le mal'heur. Il fait bon naistre en un siecle fort depravé: car, par comparaison d'autruy, vous estes estimé vertueux à bon marché. Qui n'est que parricide en nos jours, et sacrilege, il est homme de bien et d'honneur:

Nunc, si depositum non inficiatur amicus,
Si reddat veterem cum tota aerugine follem,
Prodigiosa fides et Tuscis digna libellis,
Quaeque coronata lustrari debeat agna.

Et ne fut jamais temps et lieu où il y eust pour les princes loyer plus certain et plus grand proposé à la bonté et à la justice. Le premier qui s'avisera de se pousser en faveur et en credit par cette voye là, je suis bien deçeu si, à bon conte, il ne devançe ses compaignons. La force, la violence peuvent quelque chose, mais non pas tousjours tout.

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Les marchans, les juges de village, les artisans, nous les voyons aller à pair de vaillance et science militaire aveq la noblesse: ils rendent des combats honorables, et publiques et privez; ils battent, ils defendent villes en nos guerres. Un prince estouffe sa recommendation emmy cette presse. Qu'il reluise d'humanité, de verité, de loyauté, de temperance et sur tout de justice: marques rares, inconnues et exilées. C'est la seule volonté des peuples de quoy il peut faire ses affaires, et nulles autres qualitez ne peuvent tant flatter leur volonté comme celles-là: leur estant bien plus utiles que les autres. Nihil est tam populare quam bonitas. Par cette proportion, je me fusse trouvé grand et rare, comme je me trouve pygmée et populaire à la proportion d'aucuns siecles passez, ausquels il estoit vulgaire, si d'autres plus fortes qualitez n'y concurroient, de voir un homme moderé en ses vengeances, mol au ressentiment des offences, religieux en l'observance de sa parolle, ny double, ny soupple, ny accommodant sa foy à la volonté d'autruy et aux occasions. Plustost lairrois je rompre le col aux affaires que de tordre ma foy pour leur service. Car, quant à cette nouvelle vertu de faintise et de dissimulation qui est à cet heure si fort en credit, je la hay capitallement; et, de tous les vices, je n'en trouve aucun qui tesmoigne tant de lacheté et bassesse de coeur. C'est un' humeur couarde et servile de s'aller desguiser et cacher sous un masque, et de n'oser se faire veoir tel qu'on est. Par là nos hommes se dressent à la perfidie: estants duicts à produire des parolles fauces, ils ne font pas conscience d'y manquer. Un coeur genereux ne doit desmentir ses pensées; il se veut faire voir jusques au dedans. Ou tout y est bon, ou au-moins tout y est humein. Aristote estime office de magnanimité hayr et aimer à descouvert, juger, parler avec toute franchise, et, au prix de la verité, ne faire cas de l'approbation ou reprobation d'autruy. Apollonius disoit que c'estoit aux serfs de mantir, [0285v] et aux libres de dire verité. C'est la premiere et fondamentale partie de la vertu. Il la faut aymer pour elle mesme. Celuy qui dict vray, par ce qu'il y est d'ailleurs obligé et par ce qu'il sert, et qui ne craint point à dire mansonge, quand

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il n'importe à personne, n'est pas veritable suffisamment. Mon ame, de sa complexion, refuit la menterie et hait mesmes à la penser. J'ay une interne vergongne et un remors piquant, si par fois elle m'eschappe, comme par fois elle m'eschappe, les occasions me surprenant et agitant impremeditéement. Il ne faut pas tousjours dire tout, car ce seroit sottise; mais ce qu'on dit, il faut qu'il soit tel qu'on le pense, autrement c'est meschanceté. Je ne sçay quelle commodité ils attendent de se faindre et contrefaire sans cesse, si ce n'est de n'en estre pas creus lors mesme qu'ils disent verité; cela peut tromper une fois ou deux les hommes; mais de faire profession de se tenir couvert, et se vanter, comme ont faict aucuns de nos princes, qu'ils jetteroient leur chemise au feu si elle estoit participante de leurs vrayes intentions (qui est un mot de l'ancien Metellus Macedonicus), et que, qui ne sçait se faindre, ne sçait pas regner, c'est tenir advertis ceux qui ont à les practiquer, que ce n'est que piperie et mensonge qu'ils disent. Quo quis versutior et callidior est, hoc invisior et suspectior, detracta opinione probitatis. Ce seroit une grande simplesse à qui se lairroit amuser ny au visage ny aux parolles de celuy qui faict estat d'estre tousjours autre au dehors qu'il n'est au dedans, comme faisoit Tibere; et ne sçay quelle part telles gens peuvent avoir au commerce des hommes, ne produisans rien qui soit reçeu pour contant. Qui est desloyal envers la verité l'est aussi envers le mensonge. Ceux qui, de nostre temps, ont considéré, en l'establissement du devoir d'un prince, le bien de ses affaires seulement, et l'ont preferé au soin de sa foy et conscience, diroyent quelque chose à un prince de qui la fortune auroit rangé à tel point les affaires que pour tout jamais il les peut establir par un seul manquement et faute à sa parole. Mais il n'en va pas ainsi. On rechoit souvent en pareil marché; on faict plus d'une paix, plus d'un traitté en sa vie. Le gain qui les convie à la premiere desloyauté (et quasi toujours il s'en presente comme à toutes autres meschancetez: les sacrileges, les meurtres, les rebellions, les trahisons s'entreprenent pour quelque espece de fruit), mais ce premier gain apporte infinis dommages suivants, jettant ce prince hors de tout commerce et de tout moyen de negotiation par l'example de cette infidelité. Solyman, de la race des Ottomans, race peu soigneuse de l'observance des promesses et paches, lors que, de mon enfance, il fit descendre son armée à Ottrente, ayant sçeu que Mercurin de Gratinare et les habitants de Castro estoyent detenus prisonniers, apres avoir rendu la place, contre

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ce qui avoit esté capitulé aveq eux, manda qu'on les relaschat; et qu'ayant en main d'autres grandes entreprinses en cette contrée là, cette desloyauté, quoy qu'elle eut quelque apparence d'utilité presente, luy apporteroit pour l'avenir un descri et une desfiance d'infini prejudice. Or, de moy, j'ayme mieux estre importun et indiscret que flateur et dissimulé. J'advoue qu'il se peut mesler quelque pointe de fierté et d'opiniastreté à se tenir ainsin entier et descouvert sans consideration d'autruy; et me semble que je deviens un peu plus libre où il le faudroit moins estre, et que je m'eschaufe par l'opposition du respect. Il peut estre aussi que je me laisse aller apres ma nature, à faute d'art. Presentant aux grands cette mesme licence de langue et de contenance que j'apporte de ma maison, je sens combien elle decline vers l'indiscretion et incivilité. Mais, outre ce que je suis ainsi faict, je n'ay pas l'esprit assez souple pour gauchir à une prompte demande et pour en eschaper par quelque destour, ny pour feindre une verité, ny assez de memoire pour la retenir ainsi feinte, ny certes assez d'asseurance pour la maintenir; [0286] et fois le brave par foiblesse. Parquoy je m'abandonne à la nayfveté et à tousjours dire ce que je pense, et par complexion, et par discours, laissant à la fortune d'en conduire l'evenement. Aristippus disoit le principal fruit qu'il eut tiré de la philosophie, estre qu'il parloit librement et ouvertement à chacun. C'est un outil de merveilleux service que la memoire, et sans lequel le jugement faict bien à peine son office: elle me manque du tout. Ce qu'on me veut proposer, il faut que ce soit à parcelles. Car de respondre à un propos où il y eut plusieurs divers chefs, il n'est pas en ma puissance. Je ne sçaurois recevoir une charge sans tablettes. Et, quand j'ay un propos de consequence à tenir, s'il est de longue haleine, je suis reduit à cette vile et miserable necessité d'apprendre par coeur mot à mot ce que j'ay à dire; autrement je n'auroy ny façon ny asseurance, estant en crainte que ma memoire vint à me faire un mauvais tour. Mais ce moïen m'est non moins difficile. Pour aprandre trois vers, il me faut trois heures; et puis, en un mien ouvrage, la liberté et authorité de remuer l'ordre, de changer un mot, variant sans cesse la matiere, la rend plus malaisée à concevoir. Or, plus je m'en defie, plus elle se trouble; elle me sert mieux par rencontre, il faut que je la solicite nonchalamment: car, si je la presse, elle s'estonne; et, depuis qu'ell' a commencé à chanceler, plus je la sonde, plus elle s'empestre

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et embarrasse; elle me sert à son heure, non pas à la mienne. Cecy que je sens en la memoire, je le sens en plusieurs autres parties. Je fuis le commandement, l'obligation et la contrainte. Ce que je fais ayséement et naturellement, si je m'ordonne de le faire par une expresse et prescrite ordonnance, je ne le sçay plus faire. Au corps mesme, les membres qui ont quelque liberté et jurisdiction plus particuliere sur eux, me refusent par fois leur obeyssance, quand je les destine et attache à certain point et heure de service necessaire. Cette preordonnance contrainte et tyrannique les rebute; ils se croupissent d'effroy ou de despit, et se transissent. Autresfois, estant en lieu où c'est discourtoisie barbaresque de ne respondre à ceux qui vous convient à boire, quoi qu'on m'y traitast avec toute liberté, j'essaiay de faire le bon compaignon en faveur des dames qui estoyent de la partie, selon l'usage du pays. Mais il y eust du plaisir, car cette menasse et [0286v] preparation d'avoir à m'efforcer outre ma coustume et mon naturel, m'estoupa de maniere le gosier, que je ne sçeuz avaller une seule goute, et fus privé de boire pour le besoing mesme de mon repas. Je me trouvay saoul et desalteré par tant de brevage que mon imagination avoit preoccupé. Cet effaict est plus apparent en ceux qui ont l'imagination plus vehemente et puissante; mais il est pourtant naturel, et n'est aucun qui ne s'en ressante aucunement. On offroit à un excellant archer condamné à la mort de luy sauver la vie, s'il vouloit faire voir quelque notable preuve de son art: il refusa de s'en essayer, craignant que la trop grande contention de sa volonté luy fit fourvoier la main, et qu'au lieu de sauver sa vie, il perdit encore la reputation qu'il avoit acquise au tirer de l'arc. Un homme qui pense ailleurs, ne faudra point, à un pousse pres, de refaire tousjours un mesme nombre et mesure de pas au lieu où il se promene; mais, s'il y est avec attention de les mesurer et conter, il trouvera que, ce qu'il faisoit par nature et par hazard, il ne le faira pas si exactement par dessein. Ma librerie, qui est des belles entre les libreries de village, est assise à un coin de ma maison: s'il me tombe en fantasie chose que j'y veuille aller cercher ou escrire, de peur qu'elle ne m'eschappe en traversant seulement ma court, il faut que je la donne en garde à quelqu'autre. Si je m'enhardis, en parlant, à me destourner tant soit peu de mon fil, je ne faux jamais de le perdre: qui faict que je me tiens, en mes discours, contraint, sec et resserré. Les gens qui me servent, il faut que je les appelle par le nom de leurs charges ou de leur pays, car il m'est tres-malaisé de retenir des noms. Je diray bien qu'il a trois syllabes, que le son en est rude, qu'il commence ou termine par telle lettre. Et,

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si je durois à vivre long temps, je ne croy pas que je n'oubliasse mon nom propre, comme ont faict d'autres. Messala Corvinus fut deux ans n'ayant trace aucune de memoire; ce qu'on dict aussi de George Trapezonce; et, pour mon interest, je rumine souvent quelle vie c'estoit [0287] que la leur, et si sans cette piece il me restera assez pour me soustenir avec quelque aisance; et, y regardant de pres, je crains que ce defaut, s'il est parfaict, perde toutes les functions de l'ame: Memoria certe non modo philosophiam, sed omnis vitae usum omnesque artes una maxime continet.

Plenus rimarum sum, hac atque illac effluo.

Il m'est advenu plus d'une fois d'oublier le mot du guet que j'avois trois heures auparavant donné ou receu d'un autre, et d'oublier où j'avoi caché ma bourse, quoy qu'en die Cicero. Je m'aide à perdre ce que je serre particulierement. C'est le receptacle et l'estuy de la science que la memoire: l'ayant si deffaillante, je n'ay pas fort à me plaindre, si je ne sçay guiere. Je sçay en general le nom des arts et ce dequoy elles traictent, mais rien au delà. Je feuillette les livres, je ne les estudie pas: ce qui m'en demeure, c'est chose que je ne reconnois plus estre d'autruy; c'est cela seulement dequoy mon jugement a faict son profict, les discours et les imaginations dequoy il s'est imbu; l'autheur, le lieu, les mots et autres circonstances, je les oublie incontinent. Et suis si excellent en l'oubliance que mes escrits mesmes et compositions, je ne les oublie pas moins que le reste. On m'allegue tous les coups à moy-mesme sans que je le sente. Qui voudroit sçavoir d'où sont les vers et exemples que j'ay icy entassez, me mettroit en peine de le luy dire; et si ne les ay mendiez qu'és portes connues et fameuses, ne me contentant pas qu'ils fussent riches, s'ils ne venoient encore de main riche et honorable: l'authorité y concurre quant et la raison. Ce n'est pas grand merveille si mon livre suit la fortune des autres livres et si ma memoire desempare ce que j'escry comme ce que je ly, et ce que je donne comme ce que je reçoy. Outre le deffaut de la memoire, j'en ay d'autres qui aydent beaucoup à mon ignorance. J'ay l'esprit tardif et mousse; le moindre nuage luy arreste sa pointe, en façon que (pour exemple) je ne luy proposay jamais enigme si aisé qu'il sçeut desvelopper. Il n'est si vaine

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subtilité qui ne m'empesche. Aux jeux, où l'esprit a sa part, des échets, des cartes, des dames et autres, je n'y comprens que les plus grossiers traicts. L'apprehension, je l'ay lente et embrouillée; mais ce qu'elle tient une fois, elle le tient bien et l'embrasse bien universellement, estroitement et profondement, pour le temps qu'elle le tient. J'ay la veue longue, saine et entiere, [0287v] mais qui se lasse aiséement au travail et se charge; à cette occasion, je ne puis avoir long commerce avec les livres que par le moyen du service d'autruy. Le jeune Pline instruira ceux qui ne l'ont essayé, combien ce retardement est important à ceux qui s'adonnent à cette occupation. Il n'est point ame si chetifve et brutale en laquelle on ne voye reluire quelque faculté particuliere; il n'y en a point de si ensevelie qui ne face une saillie par quelque bout. Et comment il advienne qu'une ame, aveugle et endormie à toutes autres choses, se trouve vifve, claire et excellente à certain particulier effect, il s'en faut enquerir aux maistres. Mais les belles ames, ce sont les ames universelles, ouvertes et prestes à tout, si non instruites, au moins instruisables: ce que je dy pour accuser la mienne; car, soit par foiblesse ou nonchalance (et de mettre à nonchaloir ce qui est à nos pieds, ce que nous avons entre-mains, ce qui regarde de plus pres l'usage de la vie, c'est chose bien eslongnée de mon dogme), il n'en est point une si inepte et si ignorante que la mienne de plusieurs telles choses vulgaires et qui ne se peuvent sans honte ignorer. Il faut que j'en conte quelques exemples. Je suis né et nourry aux champs et parmy le labourage; j'ay des affaires et du mesnage en main, depuis que ceux qui me devançoient en la possession des biens que je jouys, m'ont quitté leur place. Or je ne sçay conter ny à get ny à plume; la pluspart de nos monnoyes, je ne les connoy pas; ny ne sçay la difference de l'un grain à l'autre, ny en la terre, ny au grenier, si elle n'est par trop apparente, ny à peine celle d'entre les choux et les laictues de mon jardin. Je n'entens pas seulement les noms des premiers outils du mesnage, ny les plus grossiers principes de l'agriculture, et que les enfans sçavent; moins aux arts mechaniques, en la trafique et en la connoissance des marchandises, diversité et nature des fruicts, de vins, de viandes; ny à dresser un oiseau, ny à medeciner un cheval ou un chien. Et, puis qu'il me faut faire la honte toute entière, [0288] il n'y a pas un mois qu'on me surprint ignorant dequoy le levain servoit à faire du pain, et que c'estoit que faire cuver du vin. On conjectura anciennement à Athenes une aptitude à la mathematique en celuy à qui on voioit ingenieusement agencer et fagotter une charge de brossailles. Vrayement on tireroit de moy une bien

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contraire conclusion: car qu'on me donne tout l'apprest d'une cuisine, me voilà à la faim. Par ces traits de ma confession, on en peut imaginer d'autres à mes despens. Mais, quel que je me face connoistre, pourveu que je me face connoistre tel que je suis, je fay mon effect. Et si ne m'excuse pas d'oser mettre par escrit des propos si bas et frivoles que ceux-cy. La bassesse du sujet m'y contrainct. Qu'on accuse, si on veut, mon project; mais mon progrez, non. Tant y a que, sans l'advertissement d'autruy, je voy assez ce peu que tout cecy vaut et poise, et la folie de mon dessein. C'est prou que mon jugement ne se defferre poinct, duquel ce sont icy les essais:

Nasutus sis usque licet, sis denique nasus,
Quantum noluerit ferre rogatus Athlas,
Et possis ipsum tu deridere Latinum,
Non potes in nugas dicere plura meas,
Ipse ego quam dixi: quid dentem dente juvabit
Rodere? carne opus est, si satur esse velis.
Ne perdas operam: qui se mirantur, in illos
Virus habe; nos haec novimus esse nihil.

Je ne suis pas obligé à ne dire point de sottises, pourveu que je ne me trompe pas à les connoistre. Et de faillir à mon escient, cela m'est si ordinaire que je ne faux guere d'autre façon: je ne faux jamais fortuitement. C'est peu de chose de prester à la temerité de mes humeurs les actions ineptes, puis que je ne me puis pas deffendre d'y prester ordinairement les [0288v] vitieuses. Je vis un jour, à Barleduc, qu'on presentoit au Roy François second, pour la recommandation de la memoire de René, Roy de Sicile, un pourtraict qu'il avoit luy-mesmes fait de soy. Pourquoy n'est-il loisible de mesme à un chacun de se peindre de la plume, comme il se peignoit d'un creon? Je ne veux donc pas oublier encor cette cicatrice, bien mal propre

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à produire, en public: c'est l'irresolution, defaut tres-incommode à la negociation des affaires du monde. Je ne sçay pas prendre party és entreprinses doubteuses:

Ne si, ne no, nel cor mi suona intero.

Je sçay bien soustenir une opinion, mais non pas la choisir. Par ce que és choses humaines, à quelque bande qu'on panche, il se presente force apparences qui nous y confirment (et le philosophe Chrysippus disoit qu'il ne vouloit apprendre de Zenon et Cleanthez, ses maistres, que les dogmes simplement: car, quant aux preuves et raisons, qu'il en fourniroit assez de luy mesme), de quelque costé que je me tourne, je me fournis tousjours assez de cause et de vraysemblance pour m'y maintenir. Ainsi j'arreste chez moi le doubte et la liberté de choisir, jusques à ce que l'occasion me presse. Et lors, à confesser la verité, je jette le plus souvent la plume au vent, comme on dict, et m'abandonne à la mercy de la fortune: une bien legere inclination et circonstance m'emporte,

Dum in dubio est animus, paulo momento huc atque illuc impellitur.

L'incertitude de mon jugement est si également balancée en la pluspart des occurrences que je compromettrois volontiers à la decision du sort et des dets; et remarque avec grande consideration de nostre foiblesse humaine les exemples que l'histoire divine mesme nous a laissez de cet usage de remettre à la fortune et au hazard la determination des élections és choses doubteuses:

sors cecidit super Mathiam.

La raison humaine est un glaive double et dangereux. Et en la main mesme de Socrates, son plus intime et plus familier amy, voyez à quant de bouts c'est un baston. Ainsi, je ne suis propre qu'à suyvre, et me laisse aysément emporter à la foule: je ne me fie pas assez en mes forces pour [0289] entreprendre de commander, ny guider; je suis bien aise de trouver mes pas trassez par les autres. S'il faut courre le hazard d'un chois incertain, j'ayme mieux que ce soit soubs tel, qui s'asseure plus de ses opinions et les espouse plus que je ne fay les miennes, ausquelles je trouve le fondement et le plant glissant. Et si ne suis pas trop facile au change, d'autant que j'apperçois aux opinions contraires une pareille foiblesse.

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Ipsa consuetudo assentiendi periculosa esse videtur et lubrica. Notamment aux affaires politiques, il y a un beau champ ouvert au bransle et à la contestation:

Justa pari premitur veluti cum pondere libra
Prona, nec hac plus parte sedet, nec surgit ab illa.

Les discours de Machiavel, pour exemple, estoient assez solides pour le subject, si y a-il eu grand aisance à les combattre; et ceux qui l'ont faict, n'ont pas laissé moins de facilité à combatre les leurs. Il s'y trouveroit tousjours, à un tel argument, dequoy y fournir responses, dupliques, repliques, tripliques, quadrupliques, et cette infinie contexture de debats que nostre chicane a alongé tant qu'elle a peu en faveur des procez,

Caedimur, et totidem plagis consumimus hostem,

les raisons n'y ayant guere autre fondement que l'experience, et la diversité des evenements humains nous presentant infinis exemples à toute sorte de formes. Un sçavant personnage de nostre temps dit qu'en nos almanacs, où ils disent chaud, qui voudra dire froid, et, au lieu de sec, humide, et mettre tousjours le rebours de ce qu'ils pronostiquent, s'il devoit entrer en gageure de l'evenement de l'un ou l'autre, qu'il ne se soucieroit pas quel party il print, sauf és choses où il n'y peut eschoir incertitude, comme de promettre à Noel des chaleurs extremes, et à la sainct Jean des rigueurs de l'hiver. J'en pense de mesmes de ces discours politiques: à quelque rolle qu'on vous mette, vous avez aussi beau jeu que vostre compagnon, [0289v] pourveu que vous ne venez à choquer les principes trop grossiers et apparens. Et pourtant, selon mon humeur, és affaires publiques, il n'est aucun si mauvais train, pourveu qu'il aye de l'aage et de la constance, qui ne vaille mieux que le changement et le remuement. Nos meurs sont extremement corrompues, et panchent d'une merveilleuse inclination vers l'empirement; de nos loix et usances, il y en a plusieurs barbares et monstrueuses: toutesfois, pour la difficulté de nous mettre en meilleur estat et le danger de ce crollement, si je pouvoy planter une cheville à nostre roue et l'arrester en ce point, je le ferois de bon coeur:

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nunquam adeo faedis adeoque pudendis
Utimur exemplis ut non pejora supersint.

Le pis que je trouve en nostre estat, c'est l'instabilité, et que nos loix, non plus que nos vestemens, ne peuvent prendre aucune forme arrestée. Il est bien aisé d'accuser d'imperfection une police, car toutes choses mortelles en sont pleines; il est bien aisé d'engendrer à un peuple le mespris de ses anciennes observances: jamais homme n'entreprint cela qui n'en vint à bout; mais d'y restablir un meilleur estat en la place de celuy qu'on a ruiné, à cecy plusieurs se sont morfondus, de ceux qui l'avoient entreprins. Je fay peu de part à ma prudence de ma conduite: je me laisse volontiers mener à l'ordre public du monde. Heureux peuple, qui faict ce qu'on commande mieux que ceux qui commandent, sans se tourmenter des causes; qui se laisse mollement rouller apres le roullement celeste. L'obeyssance n'est pure ny tranquille en celui qui raisonne et qui plaide. Somme, pour revenir à moy, ce seul par où je m'estime quelque chose, c'est ce en quoy jamais homme ne s'estima deffaillant: ma recommendation est vulgaire, commune et populaire, car qui a jamais cuidé avoir faute de sens? Ce seroit une proposition qui impliqueroit en soy de la contradiction: c'est une maladie qui n'est jamais où elle se voit; ell' est bien tenace et forte, mais laquelle pourtant le premier rayon de la veue du patient perce et dissipe, comme le regard du soleil un brouillas opaque; s'accuser seroit s'excuser en ce subject là; et se condamner, ce seroit s'absoudre. Il ne fut jamais crocheteur ny femmelette qui ne pensast avoir assez de sens pour sa provision. Nous reconnoissons ayséement és autres l'advantage du courage, de la force corporelle, de l'experience, de la disposition, de la beauté; mais l'advantage du jugement, [0290] nous ne le cedons à personne; et les raisons qui partent du simple discours naturel en autruy, il nous semble qu'il n'a tenu qu'à regarder de ce costé là, que nous les ayons trouvées. La science, le stile, et telles parties que nous voyons és ouvrages estrangers, nous touchons bien aiséement si elles surpassent les nostres; mais les simples productions de l'entendement, chacun pense qu'il estoit en luy de les rencontrer toutes pareilles, et en apperçoit malaisement le poids et la difficulté, si ce n'est, et à peine, en une extreme et incomparable distance. Ainsi, c'est une sorte d'exercitation de laquelle je dois esperer fort peu de recommandation

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et de louange, et une maniere de composition de peu de nom. Et puis, pour qui escrivez vous? Les sçavans à qui touche la jurisdiction livresque, ne connoissent autre prix que de la doctrine, et n'advouent autre proceder en noz esprits que celuy de l'erudition et de l'art: si vous avez pris l'un des Scipions pour l'autre, que vous reste il à dire qui vaille? Qui ignore Aristote, selon eux s'ignore quand et quand soymesme. Les ames communes et populaires ne voyent pas la grace et le pois d'un discours hautain et deslié. Or, ces deux especes occupent le monde. La tierce, à qui vous tombez en partage, des ames reglées et fortes d'elles-mesmes, est si rare que justement elle n'a ny nom, ny rang entre nous: c'est à demy temps perdu, d'aspirer et de s'efforcer à luy plaire. On dit communément que le plus juste partage que nature nous aye fait de ses graces, c'est celuy du sens: car il n'est aucun qui ne se contente de ce qu'elle luy en a distribué. N'est-ce pas raison? Qui verroit au delà, il verroit au delà de sa veue. Je pense avoir les opinions bonnes et saines; mais qui n'en croit autant des siennes? L'une des meilleures preuves que j'en aye, c'est le peu d'estime que je fay de moy: car si elles n'eussent esté bien asseurées, elles se fussent aisément laissées piper à l'affection que je me porte singuliere, comme celuy qui la ramene quasi toute à moy, et qui ne l'espands gueres hors de là. Tout ce que les autres en distribuent à une infinie multitude d'amis et de connoissans, à leur gloire, à leur grandeur, je le rapporte tout au repos de mon esprit et à moy. Ce qui m'en eschappe ailleurs, ce n'est pas proprement de l'ordonnance de mon discours,

mihi nempe valere et vivere doctus.

Or mes opinions, je les trouve infiniement hardies et constantes à condamner mon insuffisance. De vray, c'est aussi un subject auquel j'exerce mon jugement autant qu'à nul autre. Le monde regarde tousjours vis à vis; moy, je replie ma veue au dedans, je la plante, je l'amuse là. Chacun regarde devant soy; moy, je regarde dedans moy: je n'ay affaire qu'à moy, je [0290v] me considere sans cesse, je me contrerolle, je me gouste. Les

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autres vont tousjours ailleurs, s'ils y pensent bien; ils vont tousjours avant,

nemo in sese tentat descendere,

moy je me roulle en moy mesme. Cette capacité de trier le vray, quelle qu'elle soit en moy, et cett' humeur libre de n'assubjectir aisément ma creance, je la dois principalement à moy: car les plus fermes imaginations que j'aye, et generalles, sont celles qui, par maniere de dire, nasquirent avec moy. Elles sont naturelles et toutes miennes. Je les produisis crues et simples, d'une production hardie et forte, mais un peu trouble et imparfaicte; depuis je les ay establies et fortifiées par l'authorité d'autruy, et par les sains discours des anciens, ausquels je me suis rencontré conforme en jugement: ceux-là m'en ont assuré la prinse, et m'en ont donné la jouyssance et possession plus entiere. La recommandation que chacun cherche, de vivacité et promptitude d'esprit, je la pretends du reglement; d'une action esclatante et signalée, ou de quelque particuliere suffisance, je la pretends de l'ordre, correspondance et tranquillité d'opinions et de meurs. Omnino, si quidquam est decorum, nihil est profecto magis quam aequabilitas universae vitae, tum singularum actionum: quam conservare non possis, si, aliorum naturam imitans, omittas tuam. Voylà donq jusques où je me sens coulpable de cette premiere partie, que je disois estre au vice de la presomption. Pour la seconde, qui consiste à n'estimer poinct assez autruy, je ne sçay si je m'en puis si bien excuser; car, quoy qu'il m'en couste, je delibere de dire ce qui en est. A l'adventure que le commerce continuel que j'ay avec les humeurs anciennes, et l'Idée de ces riches ames du temps passé me dégouste et d'autruy et de moy mesme; ou bien que, à la verité, nous vivons en un siecle qui ne produict les choses que bien mediocres: tant y a que je ne connoy rien digne de grande admiration: aussi ne connoy-je guiere d'hommes avec telle privauté qu'il faut pour en pouvoir juger; et ceux ausquels ma condition me mesle [0291] plus ordinairement, sont, pour la pluspart, gens qui ont peu de soing de la culture de l'ame, et ausquels on ne propose toute beatitude que l'honneur, et pour toute perfection que la vaillance. Ce que je voy de beau en autruy, je le loue et l'estime tres-volontiers: voire j'encheris souvent sur ce que j'en pense, et me permets de mentir jusques là. Car je ne sçay point inventer un subject faux.

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Je tesmoigne volontiers de mes amis, par ce que j'y trouve de louable; et d'un pied de valeur, j'en fay volontiers un pied et demy. Mais de leur prester les qualitez qui n'y sont pas, je ne puis, ny les defendre ouvertement des imperfections qu'ils ont. Voyre à mes ennemis je rens nettement ce que je dois de tesmoignage d'honneur. Mon affection se change; mon jugement, non. Et ne confons point ma querelle avec autres circonstances qui n'en sont pas; et suis tant jaloux de la liberté de mon jugement, que malayséement la puis-je quitter pour passion que ce soit. Je me fay plus d'injure en mentant, que je n'en fay à celuy de qui je mens. On remarque cette louable et genereuse coustume de la nation Persienne, qu'ils parlent de leurs mortels ennemis et qu'ils font guerre à outrance honorablement et equitablement, autant que porte le merite de leur vertu. Je connoy des hommes assez, qui ont diverses parties belles: qui, l'esprit; qui, le coeur; qui, l'adresse; qui, la conscience; qui, le langage; qui, une science; qui un' autre. Mais de grand homme en general, et ayant tant de belles pieces ensemble, ou une en tel degré d'excellence, qu'on s'en doive estonner, ou le comparer à ceux que nous honorons du temps passé, ma fortune ne m'en a fait voir nul. Et le plus grand que j'aye conneu au vif, je di des parties naturelles de l'ame, et le mieux né, c'estoit Estienne de la Boitie: c'estoit vrayement un' ame pleine et qui montroit un beau visage à tout sens; un' ame à la vieille marque et qui eut produit de grands effects, si sa fortune l'eust voulu, ayant beaucoup adjousté à ce riche naturel par science et estude. Mais je ne sçay comment il advient (et si advient sans doubte) qu'il se trouve autant de vanité et de foiblesse d'entendement en ceux qui font profession d'avoir plus de suffisance, qui se meslent de vacations lettrées et de charges qui despendent des livres, [0291v] qu'en nulle autre sorte de gens: ou bien par ce que on requiert et attend plus d'eux, et qu'on ne peut excuser en eux les fautes communes; ou bien que l'opinion du sçavoir leur donne plus de hardiesse de se produire et de se descouvrir trop avant, par où ils se perdent et se trahissent. Comme un artisan tesmoigne bien mieux sa bestise en une riche matiere qu'il ait entre mains, s'il l'accommode et mesle sottement et contre les regles de son ouvrage, qu'en une matiere vile, et s'offence l'on plus du defaut en une statue d'or qu'en celle qui est de plastre. Ceux-cy en font autant lors qu'ils mettent en avant des choses qui, d'elles mesmes et en leur lieu, seroyent bonnes: car ils s'en servent sans discretion, faisans honneur à leur memoire aux despens de leur entendement: ils font honneur à Cicero, à Galien, à Ulpian et à saint Hierosme, et eux se rendent ridicules.

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Je retombe volontiers sur ce discours de l'ineptie de nostre institution: elle a eu pour sa fin de nous faire non bons et sages, mais sçavans: elle y est arrivée. Elle ne nous a pas apris de suyvre et embrasser la vertu et la prudence, mais elle nous en a imprimé la derivation et l'etymologie. Nous sçavons decliner vertu, si nous ne sçavons l'aymer; si nous ne sçavons que c'est que prudence par effect et par experience, nous le sçavons par jargon et par coeur. De nos voisins, nous ne nous contentons pas d'en sçavoir la race, les parentelles et les alliances, nous les voulons avoir pour amis et dresser avec eux quelque conversation et intelligence: elle nous a apris les deffinitions, les divisions et particions de la vertu, comme des surnoms et branches d'une genealogie, sans avoir autre soing de dresser entre nous et elle quelque pratique de familiarité et privée acointance. Elle nous a choisi pour nostre aprentissage non les livres qui ont les opinions plus saines et plus vrayes, mais ceux qui parlent le meilleur [0292] Grec et Latin, et, parmy ses beaux mots, nous a fait couler en la fantasie les plus vaines humeurs de l'antiquité. Une bonne institution, elle change le jugement et les meurs, comme il advint à Polemon, ce jeune homme Grec debauché, qui, estant allé ouïr par rencontre une leçon de Xenocrates, ne remerqua pas seulement l'eloquence et la suffisance du lecteur, et n'en rapporta pas seulement en la maison la science de quelque belle matiere, mais un fruit plus apparent et plus solide, qui fut le soudain changement et amendement de sa premiere vie. Qui a jamais senti un tel effect de nostre discipline?

faciasne quod olim
Mutatus Polemon? ponas insignia morbi,
Fasciolas, cubital, focalia, potus ut ille
Dicitur ex collo furtim carpsisse coronas,
Postquam est impransi correptus voce magistri?

La moins desdeignable condition de gents me semble estre celle qui par simplesse tient le dernier rang, et nous offrir un commerce plus reglé. Les meurs et les propos des paysans, je les trouve communéement plus ordonnez selon la prescription de la vraie philosophie, que ne sont ceux de nos philosophes. Plus sapit vulgus, quia tantum quantum opus est, sapit.

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Les plus notables hommes que j'aye jugé par les apparences externes (car, pour les juger à ma mode, il les faudroit esclerer de plus pres), ce ont esté, pour le faict de la guerre et suffisance militaire, le Duc de Guyse, qui mourut à Orleans, et le feu Mareschal Strozzi. Pour gens suffisans, et de vertu non commune, Olivier et l'Hospital, Chanceliers de France. Il me semble aussi de la Poesie qu'elle a eu sa vogue en nostre siecle. Nous avons foison de bons artisans de ce mestier-là: Aurat, Beze, Buchanan, l'Hospital, Mont-doré, Turnebus. Quant aux François, je pense qu'ils l'ont montée au plus haut degré où elle sera jamais; et, aux parties en quoy Ronsart et du Bellay excellent, je ne les treuve guieres esloignez de la perfection ancienne. Adrianus Turnebus sçavoit plus et sçavoit mieux ce qu'il sçavoit, que homme qui fut de son siecle, ny loing au delà. Les vies du Duc d'Albe dernier mort et de nostre connestable de Mommorancy ont esté des vies nobles et qui [0292v] ont eu plusieurs rares ressemblances de fortune; mais la beauté et la gloire de la mort de cettuy-cy, à la veue de Paris et de son Roy, pour leur service, contre ses plus proches, à la teste d'une armée victorieuse par sa conduitte, et d'un coup de main, en si extreme vieillesse, me semble meriter qu'on la loge entre les remercables evenemens de mon temps. Comme aussi la constante bonté, douceur de meurs et facilité consciencieuse de monsieur de la Noue, en une telle injustice de parts armées, vraie eschole de trahison, d'inhumanité et de brigandage, ou tousjours il s'est nourry, grand homme de guerre et tres-experimenté. J'ay pris plaisir à publier en plusieurs lieux l'esperance que j'ay de Marie de Gournay le Jars, ma fille d'alliance: et certes aymée de moy beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraitte et solitude, comme l'une des meilleures parties de mon propre estre. Je ne regarde plus qu'elle au monde. Si l'adolescence peut donner presage, cette ame sera quelque jour capable des plus belles choses, et entre autres de la perfection de cette tres-saincte amitié où nous ne lisons point que son sexe ait peu monter encores: la sincerité et la solidité de ses meurs y sont

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desjà bastantes, son affection vers moy plus que sur-abondante, et telle en somme qu'il n'y a rien à souhaiter, sinon que l'apprehension qu'elle a de ma fin, par les cinquante et cinq ans ausquels elle m'a rencontré, la travaillast moins cruellement. Le jugement qu'elle fit des premiers Essays, et femme, et en ce siecle, et si jeune, et seule en son quartier, et la vehemence fameuse dont elle m'ayma et me desira long temps sur la seule estime qu'elle en print de moy, avant m'avoir veu, c'est un accident de tres-digne consideration. Les autres vertus ont eu peu ou point de mise en cet aage; mais la vaillance, elle est devenue populaire par noz guerres civiles, et en cette partie il se trouve parmy nous des ames fermes jusques à la perfection, et en grand nombre, si que le triage en est impossible à faire. Voylà tout ce que j'ay connu, jusques à cette heure, d'extraordinaire grandeur et non commune.

Chapitre 18

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Du Démentir

Voire mais on me dira que ce dessein de se servir de soy pour subject à escrire, seroit excusable à des hommes rares et fameux qui, par leur reputation, auroyent donné quelque desir de leur cognoissance. Il est certain: je l'advoue; et sçay bien que, pour voir un homme de la commune façon, à peine qu'un artisan leve les yeux de sa besongne, là où, pour voir un personnage grand et signalé arriver en une ville, les ouvroirs et les boutiques s'abandonnent. Il méssiet à tout autre de se faire cognoistre, qu'à celuy qui a dequoy se faire imiter, et duquel la vie et les opinions peuvent servir de patron. Caesar et Xenophon ont eu dequoy fonder et fermir leur narration en la grandeur de leurs faicts comme en une baze juste et solide. Ainsi sont à souhaiter les papiers journaux du grand Alexandre, les commentaires qu'Auguste, Caton, Sylla, Brutus et autres avoyent laissé de leurs gestes. De telles gens on ayme et estudie les figures, en cuyvre mesmes et en pierre. Cette remontrance est tres-vraie, mais elle ne me touche que bien peu: [0293]

Non recito cuiquam, nisi amicis, idque rogatus,
Non ubivis, coramve quibuslibet. In medio qui
Scripta foro recitent, sunt multi, quique lavantes.

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Je ne dresse pas icy une statue à planter au carrefour d'une ville, ou dans une Eglise, ou place publique:

Non equidem hoc studeo, bullatis ut mihi nugis
Pagina turgescat.
Secreti loquimur.

C'est pour le coin d'une librairie, et pour en amuser un voisin, un parent, un amy, qui aura plaisir à me racointer et repratiquer en cett' image. Les autres ont pris coeur de parler d'eux pour y avoir trouvé le subject digne et riche; moy, au rebours, pour l'avoir trouvé si sterile et si maigre qu'il n'y peut eschoir soupçon d'ostentation. Je juge volontiers des actions d'autruy; des miennes, je donne peu à juger à cause de leur nihilité. Je ne trouve pas tant de bien en moy que je ne le puisse dire sans rougir. Quel contentement me seroit ce d'ouir ainsi quelqu'un qui me recitast les meurs, le visage, la contenance, les parolles communes et les fortunes de mes ancestres' Combien j'y serois attentif' Vrayement cela partiroit d'une mauvaise nature, d'avoir à mespris les portraits mesmes de nos amis et predecesseurs, la forme de leurs vestements et de leurs armes. J'en conserve l'escriture, le seing, des heures et un' espée peculiere qui leur a servi, et n'ay point chassé de mon cabinet des longues gaules que mon pere portoit ordinairement en la main. Paterna vestis et annulus tanto charior est posteris, quanto erga parentes major affectus. Si toutes-fois ma posterité est d'autre appetit, j'auray bien dequoy me revencher: car ils ne sçauroient faire moins de conte de moy que j'en feray d'eux en ce temps là. Tout le commerce que j'ay en cecy avec le publiq, c'est que j'emprunte les utils de son escripture, plus soudaine et plus aisée. En recompense, j'empescheray peut-estre que quelque coin de beurre ne se fonde au marché. [0293v]

Ne toga cordyllis, ne penula desit olivis,

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Et laxas scombris saepe dabo tunicas.

Et quand personne ne me lira, ay-je perdu mon temps de m'estre entretenu tant d'heures oisifves à pensements si utiles et aggreables? Moulant sur moy cette figure, il m'a fallu si souvent dresser et composer pour m'extraire, que le patron s'en est fermy et aucunement formé soy-mesmes. Me peignant pour autruy, je me suis peint en moy de couleurs plus nettes que n'estoyent les miennes premieres. Je n'ay pas plus faict mon livre que mon livre m'a faict, livre consubstantiel à son autheur, d'une occupation propre, membre de ma vie; non d'une occupation et fin tierce et estrangere comme tous autres livres. Ay-je perdu mon temps de m'estre rendu compte de moy si continuellement, si curieusement? Car ceux qui se repassent par fantasie seulement et par langue quelque heure, ne s'examinent pas si primement, ny ne se penetrent, comme celuy qui en faict son estude, son ouvrage et son mestier, qui s'engage à un registre de durée, de toute sa foy, de toute sa force. Les plus delicieux plaisirs, si se digerent-ils au dedans, fuyent à laisser trace de soi, et fuyent la veue non seulement du peuple, mais d'un autre. Combien de fois m'a cette besongne diverty de cogitations ennuyeuses ! et doivent estre contées pour ennuyeuses toutes les frivoles. Nature nous a estrenez d'une large faculté à nous entretenir à part, et nous y appelle souvent pour nous apprendre que nous nous devons en partie à la société, mais en la meilleure partie à nous. Aux fins de renger ma fantasie à resver mesme par quelque ordre et projet, et la garder de se perdre et extravaguer au vent, il n'est que de donner corps et mettre en registre tant de menues pensées qui se presentent à elle. J'escoute à mes resveries par ce que j'ay à les enroller. Quant de fois, estant marry de quelque action que la civilité et la raison me prohiboient de reprendre à descouvert, m'en suis je icy desgorgé, non sans dessein de publique instruction ! Et si ces verges poétiques: Zon dessus l'euil, zon sur le groin, Zon sur le dos du Sagoin ! s'impriment encore mieux en papier qu'en la chair vifve. Quoy, si je preste un peu plus attentivement l'oreille aux livres, depuis que je

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guette si j'en pourray friponner quelque chose de quoy esmailler ou estayer le mien? Je n'ay aucunement estudié pour faire un livre; mais j'ay aucunement estudié pour ce que je l'avoy faict, si c'est aucunement estudier que effleurer et pincer par la teste ou par les pieds tantost un autheur, tantost un autre; nullement pour former mes opinions; ouy pour les assister pieç'a formées, seconder et servir. Mais, à qui croyrons nous parlant de soy, en une saison si gastée? veu qu'il en est peu, ou point, à qui nous puissions croire, parlant d'autruy, où il y a moins d'interest à mentir. Le premier traict de la corruption des moeurs, c'est le bannissement de la verité: car, comme disoit Pindare, l'estre veritable est le commencement d'une grande vertu, et le premier article que Platon demande au gouverneur de sa republique. Nostre verité de maintenant, ce n'est pas ce qui est, mais ce qui se persuade à autruy: comme nous appellons monnoye non celle qui est loyalle seulement, mais la fauce aussi qui a mise. Nostre nation est de long temps reprochée de ce vice: car Salvianus Massiliensis, qui estoit du temps de Valentinian l'Empereur, dict qu'aux François le mentir et se parjurer n'est pas vice, mais une façon de parler. Qui voudroit encherir sur ce tesmoignage, il pourroit dire que ce leur est à present vertu. On s'y forme, on s'y façonne, comme à un exercice d'honneur; car la dissimulation est des plus notables qualitez de ce siecle. Ainsi, j'ay souvent consideré d'où pouvoit naistre cette coustume, que nous observons si religieusement, de nous sentir plus aigrement offencez du reproche de ce vice, qui nous est si ordinaire, que de nul autre; et que ce soit l'extreme injure qu'on nous puisse faire de parolle, que de nous reprocher la mensonge. Sur cela, je treuve qu'il est naturel de se defendre le plus des deffaux dequoy nous sommes le plus entachez. Il semble qu'en nous ressentans de l'accusation et nous en esmouvans, nous nous deschargeons aucunement de la coulpe; si nous l'avons par effect, au-moins nous la condamnons par apparence. Seroit ce pas aussi que ce reproche semble envelopper la couardise et lacheté de coeur? En est-il de plus expresse que se desdire de sa parolle? quoy, se desdire de sa propre science? C'est un vilein vice que le mentir, et qu'un ancien [0294] peint bien honteusement quand il dict que c'est donner tesmoignage de mespriser Dieu, et quand et quand de craindre les hommes. Il n'est pas possible d'en representer plus richement l'horreur, la vilité et le desreglement. Car que peut on imaginer plus vilain que d'estre couart à l'endroit des hommes et brave à l'endroit de Dieu? Nostre intelligence se conduisant

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par la seule voye de la parolle, celuy qui la fauce, trahit la societé publique. C'est le seul util par le moien duquel se communiquent nos volontez et nos pensées, c'est le truchement de nostre ame: s'il nous faut, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entreconnoissons plus. S'il nous trompe, il rompt tout nostre commerce et dissoult toutes les liaisons de nostre police. Certaines nations des nouvelles Indes (on n'a que faire d'en remarquer les noms, ils ne sont plus; car jusques à l'entier abolissement des noms et ancienne cognoissance des lieux s'est estandue la desolation de cette conqueste, d'un merveilleux exemple et inouy) offroyent à leurs Dieux du sang humain, mais non autre que tiré de leur langue et oreilles, pour expiation du peché de la mensonge, tant ouye que prononcée. Ce bon compaignon de Grece disoit que les enfans s'amusent par les osselets, les hommes par les parolles. Quant aux divers usages de nos démentirs, et les loix de nostre honneur en cela, et les changemens qu'elles ont receu, je remets à une autre-fois d'en dire ce que j'en sçay; et apprendray cependant, si je puis, en quel temps print commencement cette coustume de si exactement poiser et mesurer les parolles, et d'y attacher nostre honneur. Car il est aisé à juger qu'elle n'estoit pas anciennement entre les Romains et les Grecs. Et m'a semblé souvent nouveau et estrange de les voir se démentir et s'injurier, sans entrer pourtant en querelle. Les loix de leur devoir prenoient quelque autre voye que les nostres. On appelle Caesar tantost voleur, tantost yvrongne, à sa barbe. [0294v] Nous voyons la liberté des invectives qu'ils font les uns contre les autres, je dy les plus grands chefs de guerre de l'une et l'autre nation, où les parolles se revenchent seulement par les parolles et ne se tirent à autre consequence.

Chapitre 19

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De la Liberté de Conscience

Il est ordinaire de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans moderation, pousser les hommes à des effects tres-vitieux. En ce debat par lequel la France est à présent agitée de guerres civiles, le meilleur et le plus sain party est sans doubte celuy qui maintient et la religion et la police ancienne du pays. Entre les gens de bien toutes-fois qui le suyvent (car je ne parle point de ceux qui s'en servent de pretexte pour, ou exercer leurs vengences particulieres, ou fournir à leur avarice, ou suyvre la faveur des Princes; mais de ceux qui le font par vray zele envers leur religion, et sainte affection à maintenir la paix et l'estat de leur patrie), de ceux-cy, dis-je, il s'en voit plusieurs que la passion pousse hors les bornes de la raison, et leur faict par fois prendre des conseils injustes, violents et encore temeraires. Il est certain qu'en ces premiers temps que nostre religion commença de gaigner authorité avec les loix, le zele en arma plusieurs contre toute sorte de livres paiens, dequoy les gens de lettre souffrent une merveilleuse perte. J'estime que ce desordre ait plus porté de nuysance aux lettres que tous les feux des barbares. Cornelius Tacitus en est un bon tesmoing:

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car quoy que l'Empereur Tacitus, son parent, en eut peuplé par ordonnances expresses toutes les libreries du monde, toutes-fois un seul exemplaire entier n'a peu eschapper la curieuse recherche de ceux qui desiroyent l'abolir pour cinq ou six vaines clauses contraires à [0295] nostre creance. Ils ont aussi eu cecy, de prester aisément des louanges fauces à tous les Empereurs qui faisoient pour nous, et condamner universellement toutes les actions de ceux qui nous estoient adversaires, comme il est aisé à voir en l'Empereur Julian, surnommé l'Apostat. C'estoit, à la vérité, un tres-grand homme et rare, comme celuy qui avoit son ame vivement tainte des discours de la philosophie, ausquels il faisoit profession de regler toutes ses actions; et, de vray, il n'est aucune sorte de vertu dequoy il n'ait laissé de tres-notables exemples. En chasteté (de laquelle le cours de sa vie donne bien cler tesmoignage), on lit de luy un pareil trait à celuy d'Alexandre et de Scipion, que de plusieurs tres-belles captives, il n'en voulut pas seulement voir une, estant en la fleur de son aage: car il fut tué par les Parthes aagé de trente un an seulement. Quant à la justice, il prenoit luy-mesme la peine d'ouyr les parties; et encore que par curiosité il s'informast à ceux qui se presentoient à luy de quelle religion ils estoient, toutesfois l'inimitié qu'il portoit à la nostre ne donnoit aucun contrepoix à la balance. Il fit luy mesme plusieurs bonnes loix, et retrancha une grande partie des subsides et impositions que levoient ses predecesseurs. Nous avons deux bons historiens tesmoings oculaires de ses actions: l'un desquels, Marcellinus, reprend aigrement en divers lieux de son histoire cette sienne ordonnance par laquelle il deffendit l'escole et interdit l'enseigner à tous les Rhetoriciens et Grammairiens Chrestiens, et dit qu'il souhaiteroit cette sienne action estre ensevelie soubs le silence. Il est vray-semblable, s'il eust fait quelque chose de plus aigre contre nous, qu'il ne l'eut pas oublié, estant bien affectionné à nostre party. Il nous estoit aspre, à la verité, mais non pourtant cruel ennemy: car nos gens mesmes recitent de luy cette histoire, que se promenant un jour autour de la ville de Chalcedoine, Maris, Evesque du [0295v] lieu, osa bien l'appeller meschant traistre à Christ, et qu'il n'en fit autre chose, sauf luy respondre: Va, miserable, pleure la perte de tes yeux. A quoy l'Evesque encore repliqua: Je rens graces à Jesus Christ de m'avoir osté la veue, pour ne voir ton visage impudent; affectant, disent-ils, en cela une patience philosophique. Tant y a que ce faict là ne se peut pas bien rapporter aux cruautez qu'on le dit avoir exercées contre nous. Il estoit

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(dit Eutropius, mon autre tesmoing), ennemy de la Chrestienté, mais sans toucher au sang. Et, pour revenir à sa justice, il n'est rien qu'on y puisse accuser que les rigueurs dequoy il usa, au commencement de son empire, contre ceux qui avoient suivy le parti de Constantius, son predecesseur. Quant à sa sobrieté, il vivoit tousjours un vivre soldatesque, et se nourrissoit en pleine paix comme celuy qui se preparoit et accoustumoit à l'austerité de la guerre. La vigilance estoit telle en luy qu'il departoit la nuict à trois ou à quatre parties dont la moindre estoit celle qu'il donnoit au sommeil; le reste, il l'employoit à visiter luy mesme en personne l'estat de son armée et ses gardes, ou à estudier: car, entre autres siennes rares qualitez, il estoit tres-excellent en toute sorte de literature. On dict d'Alexandre le grand, qu'estant couché, de peur que le sommeil ne le débauchat de ses pensements et de ses estudes, il faisoit mettre un bassin joingnant son lict, et tenoit l'une de ses mains au dehors, avec une boulette de cuivre, affin que, le dormir le surprenant et relaschant les prises de ses doigts, cette boulette par le bruit de sa cheute dans le bassin le reveillat. Cettuy-cy avoit l'ame si tendue à ce qu'il vouloit, et si peu empeschée de fumées par sa singuliere abstinence, qu'il se passoit bien de cet artifice. Quant à la suffisance militaire, il fut admirable en toutes les parties d'un grand capitaine; aussi fut-il quasi toute sa vie en continuel exercice de guerre, et la pluspart avec nous en France contre les Allemans et Francons. [0296] Nous n'avons guere memoire d'homme qui ait veu plus de hazards, ny qui ait plus souvent faict preuve de sa personne. Sa mort a quelque chose de pareil à celle d'Epaminondas: car il fut frappé d'un traict, et essaya de l'arracher, et l'eut fait sans ce que, le traict estant tranchant, il se couppa et affoiblit sa main. Il demandoit incessamment qu'on le rapportat en ce mesme estat en la meslée pour y encourager ses soldats, lesquels contesterent cette bataille sans luy tres-courageusement, jusques à ce que la nuict separa les armées. Il devoit à la philosophie un singulier mespris en quoy il avoit sa vie et les choses humaines. Il avoit ferme creance de l'eternité des ames. En matiere de religion, il estoit vicieux par tout; on l'a surnommé apostat pour avoir abandonné la nostre: toutesfois cette opinion me semble plus vraysemblable, qu'il ne l'avoit jamais eue à coeur, mais que, pour l'obeissance des loix, il s'estoit feint jusques à ce qu'il tint l'Empire en sa main. Il fut si superstitieux en la sienne que ceux mesmes qui en

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estoient de son temps, s'en mocquoient; et disoit-on, s'il eut gaigné la victoire contre les Parthes, qu'il eut fait tarir la race des beufs au monde pour satis-faire à ses sacrifices; il estoit aussi embabouyné de la science divinatrice, et donnoit authorité à toute façon de prognostiques. Il dit entre autres choses, en mourant, qu'il sçavoit bon gré aux dieux et les remercioit dequoy ils ne l'avoyent pas voulu tuer par surprise, l'ayant de long temps adverty du lieu et heure de sa fin, ny d'une mort molle ou lache, mieux convenable aux personnes oysives et delicates, ny languissante, longue et douloureuse; et qu'ils l'avoient trouvé digne de mourir de cette noble façon, sur le cours de ses victoires et en la fleur de sa gloire. Il avoit eu une pareille vision à celle de Marcus Brutus, qui premierement le menassa en Gaule et depuis se representa à lui en Perse sur le poinct de sa mort. Ce langage qu'on lui faict tenir, quand il se sentit frappé: Tu as vaincu, Nazareen; ou, comme d'autres: Contente toi, Nazareen, n'eust esté oublié, s'il eust esté creu par mes tesmoings, qui, estans presens en l'armée, ont remerqué jusques aux moindres mouvements et parolles de sa fin, non plus que certains autres miracles qu'on y attache. Et, pour venir au propos de mon theme, il couvoit, dit [0296v] Marcellinus, de long temps en son coeur le paganisme; mais, par ce que toute son armée estoit de Chrestiens, il ne l'osoit descouvrir. En fin, quand il se vit assez fort pour oser publier sa volonté, il fit ouvrir les temples des dieux, et s'essaya par tous moyens de mettre sus l'idolatrie. Pour parvenir à son effect, ayant rencontré en Constantinople le peuple descousu avec les prelats de l'Eglise Chrestienne divisez, les ayant faict venir à luy au palais, les amonnesta instamment d'assoupir ces dissentions civiles, et que chacun sans empeschement et sans crainte servit à sa religion. Ce qu'il sollicitoit avec grand soing, pour l'esperance que cette licence augmenteroit les parts et les brigues de la division, et empescheroit le peuple de se réunir et de fortifier par consequent contre luy par leur concorde et unanime intelligence; ayant essayé par la cruauté d'aucuns Chrestiens qu'il n'y a point de beste au monde tant à craindre à l'homme que l'homme. Voylà ses mots à peu prés: en quoy cela est digne de consideration, que l'Empereur Julian se sert, pour attiser le trouble de la dissention civile, de cette mesme recepte de liberté de conscience que nos Roys viennent d'employer pour l'estaindre. On peut dire, d'un costé, que de lacher la bride aux pars d'entretenir leur opinion, c'est espandre et semer la division; c'est préter quasi la main à l'augmenter, n'y ayant aucune barriere ny coerction des loix qui bride et empesche sa course. Mais,

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d'autre costé, on diroit aussi que de lascher la bride aux pars d'entretenir leur opinion, c'est les amolir et relacher par la facilité et par l'aisance, et que c'est émousser l'éguillon qui s'affine par la rareté, la nouvelleté et la difficulté. Et si croy mieux, pour l'honneur de la devotion de nos rois, c'est que, n'ayans peu ce qu'ils vouloient, ils ont fait semblant de vouloir ce qu'ils pouvoient.
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Chapitre 20

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Nous ne Goustons Rien de Pur

La foiblesse de nostre condition fait que les choses, en leur simplicité et pureté naturelle, ne puissent pas tomber en nostre usage. Les elemens que nous jouyssons, sont alterez; et les metaux de mesme; et l'or, il le faut empirer par quelque autre matiere pour l'accommoder à nostre service. Ny la vertu ainsi simple, qu'Ariston et Pyrrho et encore les Stoïciens faisoient fin de la vie, n'y a peu servir sans composition, ny la volupté Cyrenaique et Aristippique. Des plaisirs et biens que nous avons, il n'en est aucun exempt de quelque meslange de mal et d'incommodité,

medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat.

Nostre extreme volupté a quelque air de gemissement et de plainte. Diriez vous pas qu'elle se meurt d'angoisse? Voire quand nous en forgeons l'image en son excellence, nous la fardons d'epithetes et qualitez maladifves et douloureuses: langueur, mollesse, foiblesse, deffaillance, Morbidezza; grand tesmoignage de leur consanguinité et consubstantialité. La profonde joye a plus de severité que de gayeté; l'extreme et plein contantement, plus de rassis que d'enjoué. Ipsa faelicitas, se nisi temperat, premit. L'aise nous masche. C'est ce que dit un verset Grec ancien, de tel sens: Les dieux nous vendent tous les biens qu'ils nous donnent; c'est à dire ils ne nous en donnent aucun pur et parfaict, et que nous n'achetons au pris de quelque mal. Le travail et le plaisir, tres-dissemblables de nature, s'associent pourtant de je ne sçay quelle joincture naturelle.

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Socrates dict que quelque dieu essaya de mettre en masse et confondre la douleur et la volupté, mais que, n'en pouvant sortir, il s'avisa de les accoupler au moins par la queue. Metrodorus disoit qu'en la tristesse il y a quelque alliage de plaisir. Je ne sçay s'il vouloit dire autre chose; mais moy, j'imagine bien qu'il y a du dessein, du consentement et de la complaisance à se nourrir en la melancholie; je dis outre l'ambition, qui s'y peut encore mesler. Il y a quelque ombre de friandise et delicatesse qui nous rit et qui nous flatte au giron mesme de la melancholie. Y a-il pas des complexions qui en font leur aliment?

est quaedam flere voluptas.

Et dict un Attalus en Seneque que la memoire de nos amis perdus nous agrée comme l'amer au vin trop vieux, Minister vetuli, puer, falerni, Ingere mi calices amariores; et comme des pommes doucement aigres. Nature nous descouvre cette confusion: les peintres tiennent [
0297v] que les mouvemens et plis du visage qui servent au pleurer, servent aussi au rire. De vray, avant que l'un ou l'autre soyent achevez d'exprimer, regardez à la conduicte de la peinture: vous estes en doubte vers lequel c'est qu'on va. Et l'extremité du rire se mesle aux larmes. Nullum sine auctoramento malum est. Quand j'imagine l'homme assiegé de commoditez desirables: mettons le cas que tous ses membres fussent saisis pour tousjours d'un plaisir pareil à celuy de la generation en son poinct plus excessif; je le sens fondre soubs la charge de son aise, et le vois du tout incapable de porter une si pure, si constante volupté et si universelle. De vray, il fuit, quand il y est, et se haste naturellement d'en eschapper, comme d'un pas où il ne se peut fermir, où il craint d'enfondrer. Quand je me confesse à moy religieusement, je trouve que la meilleure bonté que j'aye, a de la teinture vicieuse. Et crains que Platon en sa plus verte vertu (moy qui en suis autant sincere et loyal estimateur, et des vertus de semblable marque, qu'autre puisse estre), s'il y eust escouté de pres, et il y escoutoit de pres, il y eust senty quelque ton gauche de mixtion humaine, mais ton obscur et sensible seulement

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à soy. L'homme en tout et par tout, n'est que rapiessement et bigarrure. Les loix mesmes de la justice ne peuvent subsister sans quelque meslange d'injustice; et dit Platon que ceux-là entreprennent de couper la teste de Hydra, qui pretendent oster des loix toutes incommoditez et inconveniens. Omne magnum exemplum habet aliquid ex iniquo, quod contra singulos utilitate publica rependitur, dict Tacitus. Il est pareillement vray que, pour l'usage de la vie et service du commerce public, il y peut avoir de l'excez en la pureté et perspicacité de nos esprits; cette clarté penetrante a trop de subtilité et de curiosité. Il les faut appesantir et emousser pour les rendre plus obeissans à l'exemple et à la pratique, et les espessir et obscurcir pour les proportionner à cette vie tenebreuse et terrestre. Pourtant se trouvent les esprits communs et moins tendus plus propres et plus heureux à conduire affaires. Et les opinions de la philosophie eslevées et exquises se trouvent ineptes à l'exercice. Cette pointue vivacité d'ame, et cette volubilité soupple et inquiete trouble nos negotiations. Il faut manier les entreprises humaines plus grossierement et superficiellement, et en laisser bonne et grande part pour les droicts de la fortune. Il n'est pas besoin d'esclairer les affaires si profondement et si subtilement. On s'y perd, à la [0298] consideration de tant de lustres contraires et formes diverses: Volutantibus res inter se pugnantes obtorpuerant animi. C'est ce que les anciens disent de Simonides: par ce que son imagination luy presentoit (sur la demande que luy avoit faict le Roy Hieron pour à la quelle satisfaire il avoit eu plusieurs jours de pensement) diverses considerations aigues et subtiles, doubtant laquelle estoit la plus vray semblable, il desespera du tout de la verité. Qui en recherche et embrasse toutes les circonstances et consequences, il empesche son election. Un engin moyen conduit esgallement, et suffit aux executions de grand et de petit pois. Regardez que les meilleurs mesnagers sont ceux qui nous sçavent moins dire comment ils le sont, et que ces suffisans conteurs n'y font le plus souvent rien qui vaille. Je sçay un grand diseur et tres-excellent peintre de toute sorte de mesnage, qui a laissé bien piteusement couler par ses mains cent mille livres de rente. J'en sçay un autre qui dict, qui consulte, mieux qu'homme de son conseil, et n'est point au monde une plus belle montre d'ame et de suffisance; toutesfois, aux effects, ses serviteurs trouvent qu'il est tout autre, je dy sans mettre le malheur en compte.

Chapitre 21

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Contre la Faineantise

L'Empereur Vespasien, estant malade de la maladie dequoy il mourut, ne laissoit pas de vouloir entendre l'estat de l'empire, et dans son lict mesme despeschoit sans cesse plusieurs affaires de consequence. Et son medecin l'en tençant comme de chose nuisible à sa santé: Il faut, disoit-il, qu'un Empereur meure debout. Voylà un beau mot, à mon gré, et digne d'un grand prince. Adrian, l'Empereur, s'en servit depuis à ce mesme propos; et le debvroit on souvent ramentevoir aux Roys, pour leur faire sentir que cette grande charge qu'on leur donne du commandement de tant d'hommes, n'est pas une charge oisive, et qu'il n'est rien qui puisse si justement dégouster un subject de se mettre en peine et en hazard pour le service de son prince, que de le voir apoltronny ce pendant luy mesme à des occupations lasches et vaines, et d'avoir soing de sa conservation, le voyant si nonchalant de la nostre. Quand quelqu'un voudra maintenir qu'il vaut mieux que le Prince conduise ses guerres par autre que par soy, la Fortune luy fournira assez d'exemples de ceux à qui leurs lieutenans ont mis à chef des grandes entreprises, et de ceux encore des quels la presence y eut esté plus nuisible qu'utile. Mais nul prince vertueux et courageux pourra souffrir qu'on l'entretienne de si honteuses instructions. Soubs couleur de conserver sa teste comme la statue d'un sainct à la bonne fortune de son estat, ils le degradent justement de son office, qui est tout en action militaire, et l'en declarent incapable. J'en sçay un qui aymeroit bien mieux estre

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battu que de dormir pendant qu'on se battroit pour luy, qui ne vid jamais sans jalousie ses gents mesmes faire quelque chose de grand en son absence. Et Selym premier disoit avec grande raison, ce me semble, que les victoires qui se gaignent sans le maistre, ne sont pas completes; de tant plus volontiers eust-il dict, que ce maistre devroit rougir de honte d'y pretendre part pour son nom, n'y ayant enbesongné que sa voix et sa pensée; ny cela mesme, veu qu'en telle besongne les advis et commandemens qui apportent honneur, sont ceux-là seulement qui se donnent sur la place et au milieu de l'affaire. Nul pilote n'exerce son office de pied ferme. Les Princes de la race Hottomane, la premiere race du monde en fortune guerriere, ont chauldement embrassé cette opinion. Et Bajazet second avec son fils, qui s'en despartirent, s'amusants aus sciences et autres occupations casanieres, donarent aussi de bien grands soufflets à leur empire; et celuy qui regne à present, Ammurat troisiesme, à leur exemple, commence assez bien de s'en trouver de mesme. Fust-ce pas le Roy d'Angleterre, Edouard troisiesme, qui dict de nostre Charles cinquiesme ce mot: Il n'y eut onques Roy qui moins s'armast, et si n'y eut onques Roy qui tant me donnast à faire? Il avoit raison de le trouver estrange, comme un effaict du sort plus que de la raison. Et cherchent autre adherent que moy, ceux qui veulent nombrer entre les belliqueux et magnanimes conquerants les Roys de Castille et de Portugal de ce qu'à douze cents lieues de leur oisive demeure, par l'escorce de leurs facteurs, ils se sont rendus maistres des Indes d'une et d'autre part: desquelles c'est à sçavoir, s'ils auroyent seulement le courage d'aller jouyr en presence. L'empereur Julian disoit encore plus, [0298v] qu'un philosophe et un galant homme ne devoient pas seulement respirer: c'est à dire ne donner aux necessitez corporelles que ce qu'on ne leur peut refuser, tenant tousjours l'ame et le corps embesoignez à choses belles, grandes et vertueuses. Il avoit honte si en public on le voioit cracher ou suer (ce qu'on dict aussi de la jeunesse Lacedemonienne, et Xenophon de la Persienne), par ce qu'il estimoit que l'exercice, le travail continuel et la sobriété devoient avoir cuit et asseché toutes ces superfluitez. Ce que dit Seneque ne joindra pas mal en cet endroit, que les anciens Romains maintenoient leur jeunesse droite: Ils n'apprenoient, dit-il, rien à leurs enfans qu'ils deussent apprendre assis. C'est une genereuse envie de vouloir mourir mesme, utilement et virilement; mais l'effect n'en gist pas tant en nostre bonne resolution qu'en nostre bonne fortune. Mille ont proposé de vaincre ou de mourir en combattant, qui ont failly à l'un et à l'autre: les blesseures, les prisons

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leur traversant ce dessein et leur prestant une vie forcée. Il y a des malladies qui atterrent jusques à nos desirs et à nostre connoissance. Moley Molluch, Roy de Fez, qui vient de gagner contre Sebastien, Roy de Portugal, cette journée fameuse par la mort de trois Roys et par la transmission de cette grande couronne à celle de Castille, se trouva griefvement malade des lors que les Portugais entrerent à main armée en son estat, et alla tousjours despuis en empirant vers la mort, et la prevoyant. Jamais homme ne se servit de soy plus vigoureusement et plus glorieusement. Il se trouva foible pour soustenir la pompe cerémonieuse de l'entrée de son camp, qui est, selon leur mode, pleine de magnificence et chargée de tout plein d'action, et resigna cet honneur à son frere. Mais ce fut aussi le seul office de Capitaine qu'il resigna; tous les autres, necessaires et utiles, il les fit tres-laborieusement et exactement: tenant son corps couché, mais son entendement et son courage, debout et ferme, jusques au dernier soupir, et aucunement au delà. Il pouvoit miner ses ennemys, indiscretement advancez en ses terres; et luy poisa merveilleusement qu'à faulte d'un peu de vie, et pour n'avoir qui substituer à la conduitte de cette guerre, et affaires d'un estat troublé, il eust à chercher la victoire sanglante et hazardeuse, en ayant une autre sure et nette entre ses mains. Toutesfois il mesnagea miraculeusement la durée de sa maladie à faire consommer son ennemy et l'attirer loing de l'armée de mer et des places maritimes qu'il avoit en la coste d'Affrique, jusques au dernier jour de sa vie, lequel, par dessein, il employa et reserva à cette grande journée. Il dressa sa bataille en rond, assiegeant de toutes pars l'ost des Portugais: lequel rond, venant à se courber et serrer, les empescha non seulement au conflict, qui fut tres aspre par la valeur de ce jeune Roy assaillant, veu qu'ils avoient à montrer visage à tous sens, mais aussi les empescha à la fuitte apres leur routte. Et, trouvants toutes les issues saisies et closes, furent contraincts de se rejetter à eux mesmes (coarcevanturque non solum

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caede, sed etiam fuga) et s'amonceller les uns sur les autres, fournissants aus vaincueurs une tres meurtriere victoire et tres entiere. Mourant, il se feit porter et tracasser où le besoing l'appelloit, et, coulant le long des files, enhortoit ses Capitaines et soldats les uns apres les autres. Mais un coing de sa bataille se laissant enfoncer, on ne le peut tenir qu'il ne montast à cheval, l'espée au poing. Il s'efforçoit pour s'aller mesler, ses gens l'arretants qui par la bride, qui par sa robe et par ses estriers. Cet effort acheva d'accabler ce peu de vie qui luy restoit. On le recoucha. Luy, se resuscitant comme en sursaut de cette pasmoison, toute autre faculté lui desfaillant, pour avertir qu'on teust sa mort, qui estoit le plus necessaire commandement qu'il eust lors à faire, pour n'engendrer quelque desespoir aux siens par cette nouvelle, expira, tenant le doigt contre sa bouche close, signe ordinaire de faire silence. Qui vescut oncques si longtemps et si avant en la mort? Qui mourut oncques si debout? L'extreme degré de traicter courageusement la mort, et le plus naturel, c'est la voir non seulement sans estonnement, mais sans soin, continuant libre le train de la vie jusques dans elle. Comme Caton qui s'amusoit à dormir et à estudier, en ayant une, violente et sanglante, presente en sa teste et en son coeur, et la tenant en sa main.

Chapitre 22

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Des Postes

Je n'ay pas esté des plus foibles en cet exercice, qui est propre à gens de ma taille, ferme et courte; mais j'en quitte le mestier: il nous essaye trop pour y durer long temps. Je lisois à cette heure que le Roy Cyrus, pour recevoir plus facilement nouvelles de tous les costez de son Empire, qui estoit d'une fort grande estandue, fit regarder combien un cheval pouvoit faire de chemin en un jour tout d'une traite, et à cette distance il establit des hommes qui avoient charge de tenir des chevaux prets pour en fournir à ceux qui viendroient vers luy. Et disent aucuns que cette vistesse d'aller vient à la mesure du vol des grues. Caesar dit que Lucius Vibulus Rufus, ayant haste de porter un advertissement à Pompeius, s'achemina vers luy jour et nuict, changeant de chevaux pour faire diligence. Et luy mesme, à ce que dit Suetone, faisoit cent mille par jour sur un coche de louage. Mais c'estoit un furieux courrier, car là où les rivieres luy tranchoient son chemin, il les franchissoit à nage; et ne se destournoit du droit pour aller querir un pont ou un gué. Tiberius Nero, allant voir son frere Drusus, malade en Allemaigne, fit deux cens mille en vingt-quatre heures, ayant trois coches. En la guerre des Romains contre le Roy Antiochus, Titus Sempronius Gracchus, dict Tite Live, per dispositos equos propre incredibili celeritate ab Amphissa tertio die Pellam pervenit; et appert, à veoir le lieu, que c'estoient postes assises, non ordonnées freschement pour cette course. L'invention de Cecinna à renvoyer des [0299] nouvelles à ceux de sa maison avoit bien plus de promptitude: il emporta quand et soy des arondelles, et les relaschoit vers leurs nids quand il vouloit r'envoyer de ses nouvelles, en les teignant de marque de couleur propre à signifier ce qu'il vouloit, selon qu'il avoit concerté avec les siens. Au theatre, à Romme, les maistres de famille avoient des pigeons dans leur sein,

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ausquels ils attacheoyent des lettres quand ils vouloient mander quelque chose à leurs gens au logis; et estoient dressez à en raporter responce. Decimus Brutus en usa, assiegé à Mutine, et autres ailleurs. Au Peru, ils couroyent sur les hommes, qui les chargeoient sur les espaules à tout des portoires, par telle agilité que, tout en courant, les premiers porteurs rejettoyent aux seconds leur charge sans arrester un pas. J'entends que les Valachi, courriers du grand Seigneur, font des extremes diligences, d'autant qu'ils ont loy de desmonter le premier passant qu'ils trouvent en leur chemin, en luy donnant leur cheval recreu; et que, pour se garder de lasser, ils se serrent à travers le corps bien estroitement d'une bande large.

Chapitre 23

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Des Mauvais Moyens Employez à Bonne Fin

Il se trouve une merveilleuse relation et correspondance en cette universelle police des ouvrages de nature, qui montre bien qu'elle n'est ny fortuite ny conduyte par divers maistres. Les maladies et conditions de nos corps se voyent aussi aux estats et polices: les royaumes, les republiques naissent, fleurissent et fanissent de vieillesse, comme nous. Nous sommes subjects à une repletion d'humeurs inutile et nuysible: soit de bonnes humeurs (car cela mesme les medecins le craignent; et, par ce qu'il n'y a rien de stable chez nous, ils disent que la perfection de santé trop allegre et vigoreuse, il nous la faut essimer et rabattre par art, de peur que nostre nature, ne se pouvant rassoir en nulle certaine place et n'ayant plus où monter pour s'ameliorer, ne se recule en arriere en desordre et trop à coup; ils ordonnent pour cela aux Athletes les purgations et les saignées pour leur soustraire [0299v] cette superabondance de santé), soit repletion de mauvaises humeurs, qui est l'ordinaire cause des maladies. De semblable repletion se voyent les estats souvent malades, et a l'on accoustumé d'user de diverses sortes de purgation. Tantost on donne congé à une grande multitude de familles pour en décharger le païs, lesquelles vont cercher ailleurs où s'accommoder aux despens d'autruy.

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De cette façon, nos anciens Francons, partis du fons de l'Alemaigne, vindrent se saisir de la Gaule et en deschasser les premiers habitans; ainsi se forgea cette infinie marée d'hommes qui s'écoula en Italie soubs Brennus et autres; ainsi les Gots et Vuandales, comme aussi les peuples qui possedent à present la Grece, abandonnerent leur naturel païs pour s'aller loger ailleurs plus au large; et à peine est il deux ou trois coins au monde qui n'ayent senty l'effect d'un tel remuement. Les Romains batissoient par ce moyen leurs colonies: car, sentans leur ville se grossir outre mesure, ils la deschargeoyent du peuple moins necessaire, et l'envoyoient habiter et cultiver les terres par eux conquises. Par fois aussi ils ont à escient nourry des guerres avec aucuns, leurs ennemis, non seulement pour tenir leurs hommes en haleine, de peur que l'oysiveté, mere de corruption, ne leur apportast quelque pire inconvenient,

Et patimur longae pacis mala; saevior armis,
Luxuria incumbit;

mais aussi pour servir de saignée à leur Republique et esvanter un peu la chaleur trop vehemente de leur jeunesse, escourter et esclaircir le branchage de ce tige foisonnant en trop de gaillardise: à cet effet se sont ils autrefois servis de la guerre contre les Cartaginois. Au traité de Bretigny, Edouard troisiesme, Roy d'Angleterre, ne voulut comprendre, en cette paix generalle qu'il fit avec nostre Roy, le different du Duché de Bretaigne, affin qu'il eust où se descharger de ses hommes de [0300] guerre, et que cette foulle d'Anglois, dequoy il s'estoit servy aux affaires de deça, ne se rejettast en Angleterre. Ce fust l'une des raisons pourquoy nostre Roy Philippe consentit d'envoyer Jean, son fils, à la guerre d'outremer, afin d'en mener quand et luy un grand nombre de jeunesse bouillante, qui estoit en sa gendarmerie. Il y en a plusieurs en ce temps qui discourent de pareille façon, souhaitans que cette emotion chaleureuse qui est parmy nous, se peut deriver à quelque guerre voisine, de peur que ces humeurs peccantes qui dominent pour cette heure nostre corps, si on ne les escoulle ailleurs, maintiennent nostre fiebvre tousjours en force, et apportent en fin nostre entiere ruine. Et de vray une guerre estrangiere est un mal bien plus doux que la civile; mais je ne croy pas que Dieu favorisat une si injuste entreprise, d'offenser et quereler autruy pour notre commodité:

Nil mihi tam valde placeat, Rhamnusia virgo,
Quod temere invitis suscipiatur heris.

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Toutesfois la foiblesse de nostre condition nous pousse souvent à cette necessité, de nous servir de mauvais moyens pour une bonne fin. Licurgus, le plus vertueux et parfaict legislateur qui fust onques, inventa cette tres-injuste façon, pour instruire son peuple à la temperance, de faire enyvrer par force les Elotes, qui estoyent leurs serfs, afin qu'en les voyant ainsi perdus et ensevelis dans le vin, les Spartiates prinsent en horreur le débordement de ce vice. Ceux là avoient encore plus de tort, qui permettoyent anciennement que les criminels, à quelque sorte de mort qu'ils fussent condamnez, fussent déchirez tous vifs par les medecins, pour y voir au naturel nos parties interieures et en establir plus de certitude en leur art: car, s'il se faut débaucher, on est plus excusable le faisant pour la santé de l'ame que pour celle du corps: comme les Romains dressoient le peuple à la vaillance [0300v] et au mespris des dangiers et de la mort par ces furieux spectacles de gladiateurs et escrimeurs à outrance qui se combatoient, détailloient et entretuoyent en leur presence,

Quid vesani aliud sibi vult ars impia ludi,
Quid mortes juvenum, quid sanguine pasta voluptas?

Et dura cet usage jusque à Théodosius l'Empereur:

Arripe dilatam tua, dux, in tempora famam,
Quodque patris superest, successor laudis habeto.
Nullus in urbe cadat cujus sit paena voluptas.
Jam solis contenta feris, infamis arena
Nulla cruentatis homicidia ludat in armis.

C'estoit, à la verité, un merveilleux exemple, et de tres-grand fruict pour l'institution du peuple, de voir tous les jours en sa presence cent, deux cens, et mille couples d'hommes, armez les uns contre les autres, se hacher en pieces avecques une si extreme fermeté de courage qu'on ne leur vist lacher une parolle de foiblesse ou commiseration, jamais tourner le dos, ny faire seulement un mouvement lache pour gauchir au coup de leur adversaire, ains tendre le col à son espée et se presenter au coup. Il est advenu à plusieurs d'entre eux, estans blessez à mort de force playes, d'envoyer demander au peuple s'il estoit content de leur devoir, avant que se coucher pour rendre l'esprit sur la place.

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Il ne falloit pas seulement qu'ils combattissent et mourussent constamment, mais encore allegrement: en maniere qu'on les hurloit et maudissoit, si on les voyoit estriver à recevoir la mort. Les filles mesmes les incitoient: consurgit ad ictus; Et, quoties victor ferrum jugulo inserit, illa Delitias ait esse suas, pectusque jacentis Virgo modesta jubet converso pollice rumpi. Les premiers Romains employoient à cet' exemple les [0301] criminels; mais dépuis on y employa des serfs innocens, et des libres mesmes qui se vendoyent pour cet effect; jusques à des Senateurs et Chevaliers Romains, et encore des femmes:

Nunc caput in mortem vendunt, et funus arenae,
Atque hostem sibi quisque parat, cum bella quiescunt.
Hos inter fremitus novosque lusus,
Stat sexus rudis insciusque ferri,
Et pugnas capit improbus viriles.

Ce que je trouverois fort estrange et incroyable si nous n'estions accoustumez de voir tous les jours en nos guerres plusieurs miliasses d'hommes estrangiers, engageant pour de l'argent leur sang et leur vie à des querelles où ils n'ont aucun interest.

Chapitre 24

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De la Grandeur Romaine

Je ne veus dire qu'un mot de cet argument infiny, pour montrer la simplesse de ceux qui apparient à celle là les chetives grandeurs de ce temps. Au septiesme livre des epitres familieres de Cicero (et que les grammairiens en ostent ce surnom de familieres, s'ils veulent, car à la verité il n'y est pas fort à propos; et ceux qui, au lieu de familieres, y ont substitué ad familiares, peuvent tirer quelque argument pour eux de ce que dit Suetone en la vie de Caesar, qu'il y avoit un volume de lettres de luy ad familiares), il y en a une qui s'adresse à Caesar estant lors en la Gaule, en laquelle Cicero redit ces mots, qui estoyent sur la fin de un' autre lettre que Caesar luy avoit escrit: Quant à Marcus Furius, que tu m'as recommandé, je le feray Roy de Gaule; et si tu veux que j'advance quelque autre de tes amis, envoye le moy. Il n'estoit pas nouveau à un simple cytoien Romain, comme estoit lors Caesar, de disposer des Royaumes, car il osta bien au [0301v] Roy Dejotarus le sien pour le donner à un gentil'homme de la ville de Pergame nommé Mithridates. Et ceux qui escrivent sa vie, enregistrent plusieurs autres Royaumes par luy vendus; et Suetone dict qu'il tira pour un coup du Roy Ptolomaeus trois millions six cens mill'escus, qui fut bien pres de luy vendre le sien:

Tot Galatae, tot Pontus eat, tot Lydia nummis.

Marcus Antonius disoit que la grandeur du peuple Romain ne se montroit pas tant par ce qu'il prenoit que par ce qu'il donnoit. Si en avoit il, quelque siecle avant Antonius, osté un entre autres d'authorité si merveilleuse que, en toute son histoire, je ne sache marque qui porte plus haut le nom de son credit. Antiochus possedoit toute l'Egypte et estoit apres à conquerir Cypre et autres demeurants de cet empire. Sur le progrez de ses victoires, Caius Popilius arriva à luy de la part du senat, et d'abordée refusa de luy toucher à la main, qu'il n'eust premierement

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leu les lettres qu'il luy apportoit. Le Roy les ayant leues et dict qu'il en delibereroit, Popilius circonscrit la place où il estoit, à tout sa baguette, en luy disant: Ren moy responce que je puisse rapporter au senat, avant que tu partes de ce cercle. Antiochus, estonné de la rudesse d'un si pressant commandement, apres y avoir un peu songé: Je feray, dict-il, ce que le senat me commande. Lors le salua Popilius comme amy du peuple Romain. Avoir renoncé à une si grande monarchie et cours d'une si fortunée prosperité par l'impression de trois traits d'escriture ! Il eut vrayement raison, comme il fit, d'envoyer depuis dire au senat par ses ambassadeurs qu'il avoit receu leur ordonnance de mesme respect que si elle fust venue des Dieux immortels. Tous les Royaumes qu'Auguste gaigna par droict de guerre, il les rendit à ceux qui les avoyent perdus, ou en fit present à des estrangiers. Et sur ce propos Tacitus, parlant du Roy d'Angleterre Cogidunus, nous faict sentir par un merveilleux traict cette infinie puissance: Les Romains, dit-il, avoyent accoustumé, de toute ancienneté, de laisser les Roys qu'ils avoyent surmontez, en la possession de leurs Royaumes, soubs leur authorité, à ce qu'ils eussent des Roys mesmes, utils de la servitude; ut haberet instrumenta servitutis et reges. Il est vray-semblable que Solyman, à qui nous avons veu faire liberalité du Royaume de Hongrie et autres estats, regardoit plus à cette consideration qu'à celle qu'il avoit accoustumé d'alleguer: qu'il estoit saoul et chargé, de tant de Monarchies et de puissance !

Chapitre 25

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De ne Contrefaire le Malade

Il y a un epigramme en Martial, qui est des bons (car il y en a chez luy de toutes sortes), où il recite plaisamment l'histoire de Coelius, qui, pour fuir à faire la court à quelques grans à Romme, se trouver à leur lever, les assister et les suivre, fit mine d'avoir la goute; et, pour rendre son excuse plus vray-semblable, se faisoit oindre les jambes, les avoit envelopées, et contre-faisoit entierement le port et la contenance d'un homme gouteux; en fin la fortune luy fit ce plaisir de l'en rendre tout à faict:

Tantum cura potest et ars doloris,
Desiit fingere Coelius podagram.

[
0302] J'ay veu en quelque lieu d'Appian, ce me semble, une pareille histoire d'un qui, voulant eschapper aux proscriptions des triumvirs de Rome, pour se dérober de la connoissance de ceux qui le poursuyvoient, se tenant caché et travesti, y adjousta encore cette invention de contre-faire le borgne: quand il vint à recouvrer un peu plus de liberté et qu'il voulut deffaire l'emplatre qu'il avoit long temps porté sur son oeil, il trouva que sa veue estoit effectuellement perdue soubs ce masque. Il est possible que l'action de la veue s'estoit hebetée pour avoir esté si long temps sans exercice, et que la force visive s'estoit toute rejetée en l'autre oeil: car nous sentons evidemment que l'oeil que nous tenons couvert, r'envoye à son compaignon quelque partie de son effect, en maniere que celuy qui reste, s'en grossit et s'en enfle; comme aussi l'oisivité, avec la chaleur des liaisons et des medicamens, avoit bien peu attirer quelque humeur podagrique au gouteux de Martial. Lisant chez Froissard le veu d'une troupe de jeunes gentilshommes Anglois, de porter l'oeil gauche bandé jusques à ce qu'ils eussent passé en France et exploité quelque faict d'armes sur nous, je me suis souvent

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chatouillé de ce pensement, qu'il leur eut pris comme à ces autres, et qu'ils se fussent trouvez tous éborgnez au revoir des maistresses pour lesquelles ils avoyent faict l'entreprise. Les meres ont raison de tancer leurs enfans quand ils contrefont les borgnes, les boiteux et les bicles, et tels autres defauts de la personne: car, outre ce que le corps ainsi tendre en peut recevoir un mauvais ply, je ne sçay comment il semble que la fortune se joue à nous prendre au mot; et j'ay ouy reciter plusieurs exemples de gens devenus malades, ayant entrepris de s'en feindre. De tout temps j'ay apprins de charger ma main, et à cheval et à pied, d'une baguette ou d'un baston, jusques à y chercher de l'elegance et de m'en sejourner, d'une contenance affettée. Plusieurs m'ont menacé que fortune tourneroit un jour cette mignardise en necessité. Je me fonde sur ce que je seroy tout le premier gouteux de ma race. Mais alongeons ce chapitre et le bigarrons d'une autre piece, à propos de la cecité. Pline dict d'un qui, songeant estre aveugle en dormant, s'en trouva l'endemain, sans aucune maladie precedente. La force de [0302v] l'imagination peut bien ayder à cela, comme j'ay dit ailleurs, et semble que Pline soit de cet advis; mais il est plus vray-semblable que les mouvemens que le corps sentoit au dedans, desquels les medecins trouveront, s'ils veulent, la cause, qui luy ostoient la veue, furent occasion du songe. Adjoutons encore un' histoire voisine de ce propos, que Seneque recite en l'une de ses lettres. Tu sçais, dit-il escrivant à Lucilius, que Harpaste, la folle de ma femme, est demeurée chez moy pour charge hereditaire, car, de mon goust, je suis ennemy de ces monstres, et si j'ay envie de rire d'un fol, il ne me le faut chercher guiere loing, je me ris de moy-mesme. Cette folle a subitement perdu la veue. Je te recite chose estrange, mais veritable: elle ne sent point qu'elle soit aveugle, et presse incessamment son gouverneur de l'en emmener par ce qu'elle dit que ma maison est obscure. Ce que nous rions en elle, je te prie croire qu'il advient à chacun de nous: nul ne connoit estre avare, nul convoiteux. Encore les aveugles demandent un guide, nous nous fourvoions de nous mesmes. Je ne suis pas ambitieux, disons nous, mais à Rome on ne peut vivre autrement; je ne suis pas sumptueux, mais la ville requiert une grande despence; ce n'est pas ma faute si je suis colere, si je n'ay encore establi aucun train asseuré de vie, c'est la faute de la jeunesse. Ne cerchons pas hors de nous nostre mal, il est chez nous, il est planté en nos entrailles. Et cela mesme que nous ne sentons pas estre malades, nous rend la guerison plus mal-aisée. Si nous ne commençons

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de bonne heure à nous penser, quand aurons nous pourveu à tant de playes et à tant de maus? Si avons nous une tres-douce medecine que la philosophie: car des autres, on n'en sent le plaisir qu'apres la guerison, cette cy plait et guerit ensemble. Voylà ce que dit Seneque, qui m'a emporté hors de mon propos; mais il y a du profit au change.
[0303]

Chapitre 26

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Des Pouces Tacitus recite que, parmy certains Roys barbares, pour faire une obligation asseurée, leur maniere estoit de joindre estroictement leurs mains droites l'une à l'autre, et s'entrelasser les pouces; et quand, à force de les presser, le sang en estoit monté au bout, ils les blessoient de quelque legere pointe, et puis se les entresuçoient. Les medecins disent que les pouces sont les maistres doigts de la main, et que leur etymologie Latine vient de pollere. Les Grecs l'appellent anticheir, comme qui diroit une autre main. Et il semble que par fois les Latins les prennent aussi en ce sens de main entiere,

Sed nec vocibus excitata blandis,
Molli pollice nec rogata, surgit.

C'estoit à Rome une signification de faveur, de comprimer et baisser les pouces,

Fautor utroque tuum laudabit pollice ludum;

et de desfaveur, de les hausser et contourner au dehors,

converso pollice vulgi
Quemlibet occidunt populariter.

Les Romains dispensoient de la guerre ceux qui estoient blessez au pouce, comme s'ils n'avoient plus la prise des armes assez ferme. Auguste confisqua les biens à un chevalier Romain qui avoit, par malice, couppé les pouces à deux siens jeunes enfans, pour les excuser d'aler aux armées; et avant luy, le Senat, du temps de la guerre Italique, avoit condamné Caius Vatienus à prison perpetuelle et luy avoit confisqué tous ses biens, pour s'estre à escient couppé le pouce de la main gauche pour s'exempter de ce voyage.

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Quelcun, de qui il ne me souvient point, ayant gaigné une bataille navale, fit coupper les pouces à ses ennemis vaincus, pour leur [303v] oster le moyen de combatre et de tirer la rame. Les Atheniens les firent coupper aux Aeginetes pour leur oster la preference en l'art de marine. En Lacedemone, le maistre chatioit les enfans en leur mordant le pouce.

Chapitre 27

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Couardise Mere de la Cruauté

J'ay souvent ouy dire que la couardise est mere de cruauté. Et ay par experience apperçeu que cette aigreur et aspreté de courage malitieux et inhumain s'accompaigne coustumierement de mollesse feminine. J'en ay veu des plus cruels, subjets à pleurer aiséement et pour des causes frivoles. Alexandre, tyran de Pheres, ne pouvoit souffrir d'ouyr au theatre le jeu des tragedies, de peur que ses citoyens ne le vissent gemir aus malheurs de Hecuba et d'Andromache, luy qui, sans pitié, faisoit cruellement meurtrir tant de gens tous les jours. Seroit-ce foiblesse d'ame qui les rendit ainsi ployables à toutes extremitez? La vaillance (de qui c'est l'effect de s'exercer seulement contre la resistence,

Nec nisi bellantis gaudet cervice juvenci)

s'arreste à voir l'ennemy à sa mercy. Mais la pusillanimité, pour dire qu'elle est aussi de la feste, n'ayant peu se mesler à ce premier rolle, prend pour sa part le second, du massacre et du sang. Les meurtres des victoires s'exercent ordinairement par le peuple et par les officiers du bagage: et ce qui fait voir tant de cruautez inouies aux guerres populaires, c'est

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que cette canaille de vulgaire s'aguerrit et se gendarme à s'ensanglanter jusques aux coudes et à deschiqueter un corps à ses pieds, n'ayant resentiment d'autre vaillance:

Et lupus et turpes instant morientibus ursi,
Et quaecunque minor nobilitate fera est;

comme les chiens couards, qui deschirent en la maison et mordent les peaux des bestes sauvages qu'ils n'ont osé [
0304] attaquer aux champs. Qu'est-ce qui faict en ce temps nos querelles toutes mortelles; et que, là où nos peres avoient quelque degré de vengeance, nous commençons à cette heure par le dernier, et ne se parle d'arrivée que de tuer: qu'est-ce, si ce n'est couardise? Chacun sent bien qu'il y a plus de braverie et desdain à battre son ennemy qu'à l'achever, et de le faire bouquer que de le faire mourir. D'avantage que l'appetit de vengeance s'en assouvit et contente mieux, car elle ne vise qu'à donner ressentiment de soy. Voilà pourquoy nous n'attaquons pas une beste ou une pierre quand elle nous blesse, d'autant qu'elles sont incapables de sentir nostre revenche. Et de tuer un homme, c'est le mettre à l'abry de nostre offence. Et tout ainsi comme Bias crioit à un meschant homme: Je sçay que tost ou tard tu en seras puny, mais je crains que je ne le voye pas, et plaignoit les Orchomeniens de ce que la penitence que Lyciscus eut de la trahison contre eux commise, venoit en saison qu'il n'y avoit personne de reste de ceux qui en avoient esté interessez et ausquels devoit toucher le plaisir de cette penitence: tout ainsin est à plaindre la vengeance, quand celuy envers lequel elle s'employe, pert le moyen de la sentir; car, comme le vengeur y veut voir pour en tirer du plaisir, il faut que celuy sur lequel il se venge, y voye aussi pour en souffrir du desplaisir et de la repentence. Il s'en repentira, disons nous. Et, pour luy avoir donné d'une pistolade en la teste, estimons nous qu'il s'en repente? Au rebours, si nous nous en prenons garde, nous trouverons qu'il nous faict la moue en tombant: il ne nous en sçait pas seulement mauvais gré, c'est bien loing de s'en repentir. Et luy prestons le plus favorable de tous les offices de la vie, qui est de le faire mourir promptement et insensiblement. Nous sommes à coniller, à trotter et à fuir les officiers de la justice qui nous suivent, et luy est en repos. Le tuer est bon pour éviter l'offence à venir, non pour venger celle qui est faicte: c'est une action

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plus de crainte que de braverie, de precaution que de courage, de defense que d'entreprinse. Il est apparent que nous quittons par là et la vraye fin de la vengeance, et le soing de nostre reputation: [0304v] nous craignons, s'il demeure en vie, qu'il nous recharge d'une pareille. Ce n'est pas contre luy, c'est pour toy que tu t'en deffais. Au royaume de Narsingue, cet expedient nous demoureroit inutile. Là, non seulement les gens de guerre, mais aussi les artisans demeslent leurs querelles à coups d'espée. Le Roy ne refuse point le camp à qui se veut battre, et assiste, quand ce sont personnes de qualité, estrenant le victorieux d'une chaisne d'or. Mais, pour laquelle conquerir, le premier à qui il en prend envie, peut venir aux armes avec celuy qui la porte; et, pour s'estre desfaict d'un combat, il en a plusieurs sur les bras. Si nous pensions par vertu estre tousjours maistres de nostre ennemy et le gourmander à nostre poste, nous serions bien marris qu'il nous eschappast, comme il faict en mourant: nous voulons vaincre, mais plus surement que honorablement; et cherchons plus la fin que la gloire en nostre querelle. Asinius Pollio, pour un honneste homme, representa une erreur pareille; qui, ayant escrit des invectives contre Plancus, attendoit qu'il fust mort pour les publier. C'estoit faire la figue à un aveugle et dire des pouïlles à un sourd et offenser un homme sans sentiment, plus tost que d'encourir le hazard de son ressentiment. Aussi disoit on pour luy que ce n'estoit qu'aux lutins de luitter les morts. Celuy qui attend à veoir trespasser l'autheur duquel il veut combattre les escrits, que dict-il, si non qu'il est foible et noisif? On disoit à Aristote que quelqu'un avoit mesdit de luy: Qu'il face plus, dict-il, qu'il me fouette, pourveu que je n'y soy pas. Nos peres se contentoient de revencher une injure par un démenti, un démenti par un coup, et ainsi par ordre. Ils estoient assez valeureux pour ne craindre pas leur ennemy vivant et outragé. Nous tremblons de frayeur tant que nous le voyons en pieds. Et qu'il soit ainsi, nostre belle pratique d'aujourd'huy porte elle pas de poursuyvre à mort aussi bien celuy que nous avons offencé, que celuy qui nous a offencez? C'est aussi une image de lacheté qui a introduit en nos combats singuliers cet usage de nous accompaigner de seconds, et tiers, et quarts. C'estoit anciennement des duels; ce sont, à cette heure, rencontres et batailles. La solitude faisoit peur aux premiers qui l'inventerent: Cum in se cuique minimum fidutiae esset. Car naturellement quelque compaignie que ce soit apporte confort et soulagement au dangier. On se servoit anciennement de personnes tierces pour garder qu'il ne s'y fit

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desordre et desloyauté et pour tesmoigner de la fortune du combat; mais depuis qu'on a pris ce train qu'ils s'y engagent eux mesmes, quiconque y est convié, ne peut honnestement s'y tenir comme spectateur, de peur qu'on ne luy attribue que ce soit faute ou d'affection ou de coeur. Outre l'injustice d'une telle action, et vilenie, d'engager à la protection de vostre honneur autre valeur et force que la vostre, je trouve du desadvantage à un homme de bien et qui pleinement se fie de soy, d'aller mesler sa fortune à celle d'un second. Chacun court assez de hazard pour soy, sans le courir encore pour un autre, et a assez à faire à s'asseurer en sa propre vertu pour la deffence de sa vie, sans commettre chose si chere en mains tierces. Car, s'il n'a esté expressement marchandé au contraire, des quatre, c'est [0305] une partie liée. Si vostre second est à terre, vous en avez deux sur les bras, avec raison. Et de dire que c'est supercherie, elle l'est voirement, comme de charger, bien armé, un homme qui n'a qu'un tronçon d'espée, ou, tout sain, un homme qui est desjà fort blessé. Mais si ce sont avantages que vous ayez gaigné en combatant, vous vous en pouvez servir sans reproche. La disparité et inegalité ne se poise et considere que de l'estat en quoy se commence la meslée; du reste prenez vous en à la fortune. Et, quand vous en aurez tout seul trois sur vous, vos deux compaignons s'estant laissez tuer, on ne vous fait non plus de tort que je ferois, à la guerre, de donner un coup d'espée à l'ennemy que je verrois attaché à l'un des nostres, de pareil avantage. La nature de la societé porte, où il y a trouppe contre trouppe (comme où nostre Duc d'Orleans deffia le Roy d'Angleterre Henry, cent contre cent; trois cents contre autant, comme les Argiens contre les Lacedemoniens; trois à trois comme les Horatiens contre les Curiatiens), que la multitude de chaque part n'est considerée que pour un homme seul. Partout où il y a compaignie, le hazard y est confus et meslé. J'ay interest domestique à ce discours: car mon frere, sieur de Matecolom, fut convié, à Rome, à seconder un gentil-homme qu'il ne cognoissoit guere, lequel estoit deffendeur et appelé par un autre. En ce combat il se trouva de fortune avoir en teste un qui luy estoit plus voisin et plus cogneu (je voudrois qu'on me fit raison de ces loix d'honneur qui vont si souvent choquant et troublant celles de la raison); apres s'estre desfaict de son homme, voyant les deux maistres de la querelle en pieds encores et entiers, il alla descharger son compaignon. Que pouvoit il moins ? devoit-il se tenir coy et regarder deffaire, si le sort l'eust ainsi

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voulu, celuy pour la deffence duquel il estoit là venu? ce qu'il avoit faict jusques alors, ne servoit rien à la besoingne: la querelle estoit indecise. La courtoisie que vous pouvez et certes devés faire à vostre ennemy, quand vous l'avez reduict en mauvais termes et à quelque grand desadvantage, je ne vois [0305v] pas comment vous la puissiez faire, quand il va de l'interest d'autruy, où vous n'estes que suivant, où la dispute n'est pas vostre. Il ne pouvoit estre ny juste, ny courtois, au hazard de celuy auquel il s'estoit presté. Aussi fut-il delivré des prisons d'Italie par une bien soudaine et solenne recommandation de nostre Roy. Indiscrette nation ! nous ne nous contentons pas de faire sçavoir nos vices et folies au monde par reputation, nous allons aux nations estrangeres pour les leur faire voir en presence. Mettez trois françois aux deserts de Lybie, ils ne seront pas un mois ensemble sans se harceler et esgratigner: vous diriez que cette peregrination est une partie dressée pour donner aux estrangers le plaisir de nos tragedies, et le plus souvent à tels que s'esjouyssent de nos maux et qui s'en moquent. Nous allons apprendre en Italie à escrimer, et l'exerçons aux despens de nos vies avant que de le sçavoir. Si faudroit-il, suyvant l'ordre de la discipline, mettre la theorique avant la practique: nous trahissons nostre apprentissage:

Primitiae juvenum miserae, bellique futuri
Dura rudimenta.

Je sçay bien que c'est un art utile à sa fin (au duel des deux Princes, cousins germains, en Hespaigne, le plus vieux, dict Tite-Live, par l'addresse des armes et par ruse, surmonta facilement les forces estourdies du plus jeune) et, comme j'ay cognu par experience, duquel la cognoissance a grossi le coeur à aucuns outre leur mesure naturelle; mais ce n'est pas proprement vertu, puis qu'elle tire son appuy de l'addresse et qu'elle prend autre fondement que de soy-mesme. L'honneur des combats consiste en la jalousie du courage, non de la science; et pourtant ay-je veu quelqu'un de mes amis, renommé pour grand maistre en cet exercice, choisir en ses querelles des armes qui luy ostassent le moyen de cet advantage, et lesquelles dépendoient entierement de la fortune et de l'asseurance, affin qu'on n'attribuast sa victoire plustost à son escrime qu'à sa valeur; et, en mon enfance, la noblesse fuyoit la reputation de bon escrimeur comme injurieuse, et se desroboit pour l'apprendre, comme un mestier de subtilité, desrogeant à la vraye et naifve vertu,

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Non schivar, non parar, non ritirarsi
Voglion costor, ne qui destrezza ha parte.
Non danno i colpi finti, hor pieni, hor scarsi:
Toglie l'ira e il furor l'uso de l'arte.
Odi le spade horribilmente urtarsi
A mezzo il ferro; il pie d'orma non parte:
Sempre è il pie fermo, è la man sempre in moto;
Ne scende taglio in van, ne punta à voto.

Les butes, les tournois, les barrieres, l'image des combats guerriers estoient l'exercice de nos peres: cet autre exercice est d'autant moins noble qu'il ne regarde qu'une fin privée, qui nous apprend à nous entreruyner, contre les loix et la justice, et qui en toute façon produict tousjours des effects dommageables. Il est bien plus digne et mieux seant de s'exercer en choses qui asseurent, non qui offencent nostre police, qui regardent la publique seurté et la gloire commune. Publius Rutilius consul fut le premier qui instruisist le soldat à manier ses armes par adresse et science, qui conjoingnist l'art à la vertu, non pour l'usage de querelle privée; ce fut pour la guerre et querelles du peuple Romain.
Escrime populaire et civile. Et, outre l'exemple de Caesar, qui ordonna aux siens de tirer principalement au visage des gendarmes de Pompeius en la bataille de Pharsale, mille autres chefs de guerre se sont ainsin advisez d'inventer nouvelle forme d'armes, nouvelle forme de frapper et de se couvrir selon le besoin de l'affaire present. Mais, tout ainsi que Philopoemen condamna la luicte, en quoy il excelloit, d'autant que les preparatifs qu'on employoit à cet exercice, estoient divers à ceux qui appartiennent à la discipline militaire, à laquelle seule il estimoit les gens d'honneur se devoir amuser, il me semble aussi que cette adresse à quoy on façonne ses membres, ces destours et mouvemens à quoy on exerce la jeunesse en cette nouvelle eschole, sont non seulement inutiles, mais contraires plustost et dommageables à l'usage du combat militaire. Aussi y emploient nos gens communéement des armes particulieres et peculierement destinées à cet usage. Et j'ay veu qu'on ne trouvoit guere bon qu'un gentil-homme, convié à l'espée et au poignard, s'offrit en equipage de gendarme. Il est digne de consideration que Lachez en

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Platon, parlant d'un apprentissage de manier les armes, conforme au nostre, dict n'avoir jamais de cette eschole veu sortir nul grand homme de guerre et nomméement des maistres d'icelle. Quand à ceux-là, nostre experience en dict bien autant. Du reste au-moins pouvons nous dire que ce sont suffisances de nulle relation et correspondance. Et en l'institution des enfans de sa police, Platon interdict les arts de mener les poings, introduictes par Amycus et Epeius, et de luiter, par Antaeus et Cercyo, par ce qu'elles ont autre but que de rendre la jeunesse plus apte au service des guerres et n'y conferent point. Mais je m'en vois un peu bien à gauche de mon theme. L'Empereur Maurice, estant adverty par songes et plusieurs prognostiques qu'un Phocas, soldat pour lors inconnu, le devoit tuer, demandoit à son gendre Philippe qui estoit ce Phocas, sa nature, ses conditions et ses meurs; et comme, entre autres choses, Philippe luy dit qu'il estoit lasche et [0306v] craintif, l'Empereur conclud incontinent par là qu'il estoit doncq meurtrier et cruel. Qui rend les Tyrans si sanguinaires? c'est le soing de leur seurté, et que leur lache coeur ne leur fournit d'autres moyens de s'asseurer, qu'en exterminant ceux qui les peuvent offencer, jusques aux femmes, de peur d'une esgratigneure,

Cuncta ferit, dum cuncta timet.

Les premieres cruautez s'exercent pour elles mesmes: de là s'engendre la crainte d'une juste revanche, qui produict apres une enfilure de nouvelles cruautez pour les estouffer les unes par les autres. Philippus, Roy de Macedoine, celuy qui eut tant de fusées à demesler avec le peuple Romain, agité de l'horreur des meurtres commis par son ordonnance, ne se pouvant resoudre contre tant de familles en divers temps offensées, print party de se saisir de tous les enfans de ceux qu'il avoit faict tuer, pour, de jour en jour, les perdre l'un apres l'autre, et ainsin establir son repos. Les belles matieres tiennent tousjours bien leur reng, en quelque place qu'on les seme. Moi, qui ay plus de soin du poids et utilité des discours que de leur ordre et suite, ne doy pas craindre de loger icy un peu à l'escart une tres-belle histoire. Entre les autres condamnez par Philippus, avoit esté un Herodicus, prince des Thessaliens. Apres luy, il avoit encore depuis faict mourir ses deux gendres, laissants chacun un fils bien petit. Theoxena et Archo estoyent les deux vefves. Theoxena ne

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peut estre induite à se remarier, en estant fort poursuyvie. Archo espousa Poris, le premier homme d'entre les Aeniens, et en eut nombre d'enfans, qu'elle laissa tous en bas aage. Theoxena, espoinçonnée d'une charité maternelle envers ses nepveux, pour les avoir en sa conduite et protection, espousa Poris. Voicy venir la proclamation de l'edict du Roy. Cette courageuse mere, se deffiant et de la cruauté de Philippus et de la licence de ses satellites envers cette belle et tendre jeunesse, osa dire qu'elle les tueroit plustost de ses mains que de les rendre. Poris, effrayé de cette protestation, luy promet de les desrober et emporter à Athenes en la garde d'aucuns siens hostes fidelles. Ils prennent occasion d'une feste annuelle qui se celebroit à Aenie en l'honneur d'Aeneas, et s'y en vont. Ayant assisté le jour aux ceremonies et banquet publique, la nuit ils s'escoulent dans un vaisseau preparé, pour gaigner païs par mer. Le vent leur fut contraire; et, se trouvans l'endemain en la veue de la terre d'où ils avoyent desmaré, furent suivis par les gardes des ports. Au joindre, Poris s'enbesoignant à haster les mariniers pour la fuite, Theoxena, forcenée d'amour et de vengeance, se rejetta à sa premiere proposition; faict apprest d'armes et de poison; et, les presentant à leur veue: Or sus, mes enfans, la mort est meshuy le seul moyen de vostre defense et liberté, et sera matiere aux Dieux de leur saincte justice; ces espées traictes, ces couppes vous en ouvrent l'entrée: courage' Et toy, mon fils, qui es plus grand, empoigne ce fer, pour mourir de la mort plus forte. Ayants d'un costé cette vigoureuse conseillere, les ennemis de l'autre à leur gorge, ils coururent de furie chacun à ce qui luy fut le plus à main; et, demi morts, furent jettez en la mer. Theoxena, fiere d'avoir si glorieusemant pourveu à la seureté de tous ses enfans, accolant chaudement son mary: Suivons ces garçons, mon amy, et jouyssons de mesme sepulture avec eux. Et, se tenant ainsin embrassez, se precipitarent; de maniere que le vaisseau fut ramené à bord vuide de ses maistres. Les tyrans pour faire tous les deux ensemble, et tuer et faire sentir leur colere, ils ont employé toute leur suffisance à trouver moyen d'alonger la mort. Ils veulent que leurs ennemis s'en aillent, mais non pas si viste qu'ils n'ayent loisir de savourer leur vengeance. Là dessus ils sont en grand peine: car, si les tourments sont violents, ils sont courts; s'ils sont longs, ils ne sont pas assez douloureux à leur gré: les voylà à dispenser leurs engins. Nous en voyons mille exemples en l'antiquité, et je ne sçay si, sans y penser, nous ne retenons pas quelque trace de cette barbarie. Tout ce qui est au delà de la mort simple, me semble pure cruauté: nostre justice ne peut esperer que celuy que la crainte de mourir et d'estre decapité ou pendu ne gardera de faillir, en soit empesché par

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l'imagination d'un feu languissant, ou des tenailles, ou de la roue. Et je ne sçay cependant si nous les jettons au desespoir: car en quel estat peut estre l'ame d'un homme attendant vingt-quatre heures la mort, brisé sur une roue, ou, à la vieille façon, cloué à une croix? Josephe recite que, pendant les guerres des Romains en Judée, passant où l'on avoit crucifié quelques Juifs, il y avoit trois jours, reconneut trois de ses amis, et obtint de les oster de là; les deux moururent, dit-il, l'autre vescut encore depuis. Chalcondyle, homme de foy, aux memoires qu'il a laissé des choses advenues de son temps et pres de luy, recite pour extreme supplice celuy que l'empereur Mechmed pratiquoit souvent, de faire trancher les hommes en deux parts par le faux du corps, à l'endroit du diaphragme et d'un seul coup de cimeterre, d'où il arrivoit qu'ils mourussent comme de deux morts à la fois; et voyoit-on, dict-il, l'une et l'autre part pleine de vie se demener long temps apres, pressée de tourment. Je n'estime pas qu'il y eut grand sentiment en ce mouvement. Les supplices plus hideux à voir ne sont pas tousjours les plus forts à souffrir. Et trouve plus atroce ce que d'autres historiens en recitent contre des seigneurs Epirotes, qu'il les feit escorcher par le menu d'une dispensation si malitieusement ordonnée, que leur vie dura quinze jours à cette angoisse. Et ces deux autres: Croesus ayant faict prendre un gentil-homme, favori de Pantaleon, son frere, le mena en la boutique d'un foulon, où il le fit tant grater et carder à coups de cardes et peignes de ce cardeur, qu'il en mourut. George Sechel, chef de ces paysans de Poloingne qui, soubs titre de la croisade, firent tant de maux, deffaict en bataille par le Vaivode de Transsilvanie et prins, fut trois jours attaché nud sur un chevalet, exposé à toutes les manieres de tourmens que chacun pouvoit inventer contre luy, pendant lequel temps on ne donna ny à manger ny à boire aux autres prisonniers. En fin, luy vivant et voyant, on abbreuva de son sang Lucat, son cher frere, et pour le salut duquel il prioit, tirant sur soy toute l'envie de leurs meffaicts; et fit l'on paistre vingt de ses plus favoris Capitaines, deschirans à belles dents sa chair et en engloutissants les morceaux. Le reste du corps et parties du dedans, luy expiré, furent mises bouillir, qu'on fit manger à d'autres de sa suite.
[0307]

Chapitre 28

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Toutes Choses Ont Leur Saison

Ceux qui apparient Caton le censeur au jeune Caton, meurtrier de soy-mesme, apparient deux belles natures et de formes voisines. Le premier exploitta la sienne à plus de visages, et precelle en exploits militaires et en utilité de ses vacations publiques. Mais la vertu du jeune, outre ce que c'est blaspheme de luy en apparier nulle autre en vigueur, fut bien plus nette. Car qui deschargeroit d'envie et d'ambition celle du censeur, ayant osé chocquer l'honneur de Scipion, en bonté et en toutes parties d'excellence de bien loin plus grand et que luy et que tout homme de son siecle? Ce qu'on dit entre autres choses de luy, qu'en son extreme vieillesse il se mit à apprendre la langue Grecque d'un ardant appetit, comme pour assouvir une longue soif, ne me semble pas luy estre fort honnorable. C'est proprement ce que nous disons retomber en enfantillage. Toutes choses ont leur saison, les bonnes et tout; et je puis dire mon patenostre hors de propos, comme on desfera Titus Quintius Flaminius de ce qu'estant general d'armée, on l'avoit veu à quartier, sur l'heure du conflict, s'amusant à prier Dieu en une bataille qu'il gaigna.

Imponit finem sapiens et rebus honestis.

Eudemonidas, voyant Xenocrates, fort vieil, s'empresser aux leçons de son escole: Quand sçaura cettuy-cy, dit-il, s'il apprend encore' Et Philopoemen, à ceux qui hault-louient le Roy Ptolomaeus de ce qu'il durcissoit sa personne tous les jours à l'exercice des armes: Ce n'est, dict-il, pas chose louable à un Roy de son aage de s'y exercer; il les devoit hormais reellement employer. Le jeune doit faire ses apprets, le vieil en jouïr, disent les sages. Et le plus grand vice qu'ils remerquent en nostre nature, c'est que nos desirs rajeunissent sans cesse. Nous recommençons tousjours à vivre. Nostre estude et nostre envie devroyent quelque fois sentir la vieillesse. Nous avons le pied à la fosse, et nos appetits et poursuites ne font que naistre:

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Tu secanda marmora
Locas sub ipsum funus, et sepulchri
Immemor, struis domos.

Le plus long de mes desseins n'a pas un an d'estandue, je ne pense desormais qu'à finir; me deffay de toutes nouvelles esperances et entreprinses; prens mon dernier congé de tous les lieux que je laisse; et me despossede tous les jours de ce que j'ay. Olim jam nec perit quicquam mihi nec acquiritur. Plus superest viatici quam viae. Vixi, et quem dederat cursum fortuna peregi. C'est en fin tout le soulagement que je trouve en ma vieillesse, qu'elle amortist en moy plusieurs desirs et soins de quoy la vie est inquietée. Le soing du cours du monde, le soing des richesses, de la grandeur, de la science, de la santé, de moy. Cettuy-cy apprend à parler, lors qu'il luy faut apprendre à se taire pour jamais. On peut continuer à tout temps l'estude, non pas l'escholage: la sotte chose qu'un vieillard abecedaire ! [
0307v]

Diversos diversa juvant, non omnibus annis
Omnia conveniunt.

S'il faut estudier, estudions un estude sortable à nostre condition, afin que nous puissions respondre comme celuy à qui, quand on demanda à quoy faire ces estudes en sa decrepitude: A m'en partir meilleur et plus à mon aise, respondit-il. Tel estude fut celuy du jeune Caton sentant sa fin prochaine, qui se rencontra au discours de Platon, de l'eternité de l'ame. Non, comme il faut croire, qu'il ne fut de long temps garny de toute sorte de munition pour un tel deslogement; d'asseurance, de volonté ferme et d'instruction il en avoit plus que Platon n'en a en ses escrits: sa science et son courage estoient, pour ce regard, au dessus de la philosophie. Il print cette occupation, non pour le service de sa mort, mais, comme celuy qui n'interrompit pas seulement son sommeil en l'importance

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d'une telle deliberation, il continua aussi, sans chois et sans changement, ses estudes avec les autres actions accoustumées de sa vie. La nuict qu'il vint d'estre refusé de la Preture, il la passa à jouer; celle en laquelle il devoit mourir, il la passa à lire: la perte ou de la vie ou de l'office, tout luy fut un.

Chapitre 29

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De la Vertu

Je trouve par experience qu'il y a bien à dire entre les boutées et saillies de l'ame ou une resolue et constante habitude: et voy bien qu'il n'est rien que nous ne puissions, voire jusques à surpasser la divinité mesme, dit quelqu'un, d'autant que c'est plus de se rendre impassible de soy que d'estre tel de sa condition originelle, et jusques à pouvoir joindre à l'imbecillité de l'homme une resolution et asseurance de Dieu. Mais c'est par secousse. Et és vies de ces heros du temps passé, il y a quelque fois des traits miraculeux et qui semblent de bien loing surpasser nos forces naturelles; mais ce sont traits, à la verité; et est dur à croire que de ces conditions ainsin eslevées, on en puisse teindre et abreuver l'ame, [0308] en maniere qu'elles luy deviennent ordinaires et comme naturelles. Il nous eschoit à nous mesmes, qui ne sommes qu'avortons d'hommes, d'eslancer par fois nostre ame, esveillée par les discours ou exemples d'autruy, bien loing au delà de son ordinaire; mais c'est une espece de passion qui la pousse et agite, et qui la ravit aucunement hors de soy: car, ce tourbillon franchi, nous voyons que, sans y penser, elle se débande et relache d'elle mesme, sinon jusques à la derniere touche, au moins jusques à n'estre plus celle-là; de façon que lors, à toute occasion, pour un oyseau perdu ou un verre cassé, nous nous laissons esmouvoir à peu près comme l'un du vulgaire. Sauf l'ordre, la moderation et la constance, j'estime que toutes choses sont faisables par un homme bien manque et deffaillant en gros. A cette cause, disent les sages, il faut, pour juger bien à point d'un homme, principalement contreroller ses actions communes et le surprendre en son à tous les jours. Pyrrho, celuy qui bastit de l'ignorance une si plaisante science, essaya, comme tous les autres vrayement philosophes, de faire respondre sa vie à sa doctrine. Et par ce qu'il maintenoit la foiblesse du jugement humain estre si extreme que de ne pouvoir prendre party ou inclination, et le vouloit suspendre perpetuellement balancé, regardant et accueillant toutes choses comme indifférentes, on conte qu'il se maintenoit tousjours de mesme façon et visage: s'il avoit commencé un propos, il ne laissoit pas de l'achever, quand celuy à qui il parloit s'en fut allé; s'il alloit, il

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ne rompoit son chemin pour empeschement qui se presentat, conservé des precipices, du hurt des charretes et autres accidens par ses amis. Car de craindre ou esviter quelque chose, c'eust esté choquer ses propositions, qui ostoient au sens mesmes tout' eslection et certitude. Quelque fois il souffrit d'estre incisé et cauterisé, d'une telle constance qu'on ne luy en veit pas seulement siller les yeux. C'est quelque chose de ramener l'ame à ces imaginations; c'est plus d'y joindre les effects, toutefois il n'est pas impossible; mais de les joindre [0308v] avec telle perseverance et constance que d'en establir son train ordinaire, certes, en ces entreprinses si esloignées de l'usage commun, il est quasi incroyable qu'on le puisse. Voylà pourquoy luy, estant quelque fois rencontré en sa maison tansant bien asprement avecques sa seur, et estant reproché de faillir en cella à son indifferance: Comment, dit-il, faut-il qu'encore cette fammelette serve de tesmoignage à mes regles? Un' autre fois qu'on le veit se deffendre d'un chien: Il est, dit-il, tres-difficile de despouiller entierement l'homme; et se faut mettre en devoir et efforcer de combattre les choses, premierement par les effects, mais, au pis aller, par la raison et par les discours. Il y a environ sept ou huict ans, qu'à deux lieues d'icy un homme de village, qui est encore vivant, ayant la teste de long temps rompue par la jalousie de sa femme, revenant un jour de la besoigne, et elle le bienveignant de ses criailleries accoustumées, entra en telle furie que, sur le champ, à tout la serpe qu'il tenoit encore en ses mains, s'estant moissonné tout net les pieces qui la mettoyent en fievre, les luy jetta au nez. Et il se dit qu'un jeune gentil'homme des nostres, amoureux et gaillard, ayant par sa perseverance amolli en fin le coeur d'une belle maistresse, desesperé de ce que, sur le point de la charge, il s'estoit trouvé mol luy mesmes et deffailly, et que

non viriliter
Iners senile penis extulerat caput,

s'en priva soudain revenu au logis, et l'envoya, cruelle et sanglante victime, pour la purgation de son offence. Si c'eust esté par discours et religion, comme les prestres de Cibele, que ne dirions nous d'une si hautaine entreprise? Dépuis peu de jours, à Bragerac, à cinq lieues de ma maison, contremont la riviere de Dordoigne, une femme, ayant esté tourmentée et batue, le soir avant, de son mary, chagrain et facheux de [0309] sa complexion,

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delibera d'eschapper à sa rudesse au pris de sa vie; et, s'estant à son lever accointée de ses voisines comme de coustume, leur laissant couler quelque mot de recommendation de ses affaires, prenant une sienne soeur par la main, la mena avecques elle sur le pont, et, apres avoir prins congé d'elle, comme par maniere de jeu, sans montrer autre changement ou alteration, se precipita du haut en bas dans la riviere, où elle se perdit. Ce qu'il y a de plus en cecy, c'est que ce conseil meurist une nuict entiere dans sa teste. C'est bien autre chose des femmes Indiennes: car, estant leur coustume, aux maris d'avoir plusieurs femmes, et à la plus chere d'elles de se tuer apres son mary, chacune par le dessein de toute sa vie vise à gaigner ce point et cet advantage sur ses compaignes; et les bons offices qu'elles rendent à leur mary ne regardent autre recompance que d'estre preferées à la compaignie de sa mort,

Ubi mortifero jacta est fax ultima lecto,
Uxorum fusis stat pia turba comis;
Et certamen habent lethi, quae viva sequatur
Conjugium; pudor est non licuisse mori.
Ardent victrices, et flammae pectora praebent,
Imponuntque suis ora perusta viris.

Un homme escrit encore de noz jours avoir veu en ces nations Orientales cette coustume en credit, que non seulement les femmes s'enterrent apres leurs maris, mais aussi les esclaves des quelles il a eu jouissance. Ce qui se faict en cette maniere. Le mari estant trespassé, la vefve peut, si elle veut, mais peu le veulent, demander deux ou trois mois d'espace à disposer de ses affaires. Le jour venu, elle monte à cheval, parée comme à nopces, et, d'une contenance gaye, comme allant, dict-elle, dormir avec son espoux, tenant en sa main gauche un mirouer, une flesche en l'autre. S'estant ainsi promenée en pompe, accompagnée de ses amis et parents, et de grand peuple en feste, elle est tantost rendue au lieu public destiné à tels spectacles. C'est une grande place au milieu de laquelle il y a une fosse pleine de bois, et, joignant icelle, un lieu relevé de quatre ou cinq marches, sur le quel elle est conduite et servie d'un magnifique repas. Apres le quel, elle se met à baller et chanter, et ordonne, quand bon luy semble, qu'on allume le feu. Cela faict, elle descent, et, prenant par la main le plus proche des parents de son mary, ils vont

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ensamble à la riviere voisine, où elle se despouille toute nue et distribue ses joyaux et vestements à ses amis et se va plongeant dans l'eau, comme pour y laver ses pechez. Sortant de là, elle s'enveloppe d'un linge jaune de quatorze brasses de long, et donnant de rechef la main à ce parent de son mary, s'en revont sur la motte où elle parle au peuple et recommande ses enfans, si elle en a. Entre la fosse et la motte on tire volontiers un rideau, pour leur oster la veue de cette fornaise ardente; ce qu'aucunes deffendent pour tesmoigner plus de courage. Finy qu'elle a de dire, une femme luy presente un vase plein d'huile à s'oindre la teste et tout le corps, lequel elle jette dans le feu, quand elle en a faict, et, en l'instant, s'y lance elle mesme. Sur l'heure, le peuple renverse sur elle quantité de buches pour l'empescher de languir, et se change toute leur joye en deuil et tristesse. Si ce sont personnes de moindre estoffe, le corps du mort est porté au lieu où on le veut enterrer, et là mis en son seant, la vefve à genoux devant luy l'embrassant estroittement, et se tient en ce poinct pendant qu'on bastit au tour d'eux un mur qui, venant à se hausser jusques à l'endroit des espaules de la femme, quelqu'un des siens, par le derriere prenant sa teste, luy tort le col; et rendu qu'elle a l'esprit, le mur est soudain monté et clos, où ils demeurent ensevelis. En ce mesme pays, il y avoit quelque chose de pareil en leurs Gypnosophistes: car, non par la contrainte d'autruy, non par l'impetuosité d'un' humeur soudaine, mais par expresse profession de leur regle, leur façon estoit, à mesure qu'ils avoyent attaint certain aage ou qu'ils se voyoient menassez par quelque maladie, de se faire dresser un buchier, et au dessus un lit bien paré; et apres avoir festoyé joyeusement leurs amis et connoissans, s'aler planter dans ce lict, en telle resolution que, le feu y estant mis, on ne les vid mouvoir ny pieds ny mains: et ainsi mourut l'un d'eux, Calanus, en presence de [0309v] toute l'armée d'Alexandre le Grand. Et n'estoit estimé entre eux ny saint, ny bien heureux, qui ne s'estoit ainsi tué, envoyant son ame purgée et purifiée par le feu, apres avoir consumé tout ce qu'il y avoit de mortel et terrestre. Cette constante premeditation de toute la vie, c'est ce qui faict le miracle. Parmy nos autres disputes, celle du Fatum s'y est meslée; et, pour attacher les choses advenir et nostre volonté mesmes à certaine et inevitable necessité, on est encore sur cet argument du temps passé: Puis que Dieu prevoit toutes choses devoir ainsin advenir, comme il fait sans doubte, il faut donc qu'elles adviennent ainsi. A quoy nos maistres respondent que le voir que quelque chose advienne, comme nous faisons,

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et Dieu de mesmes (car, tout luy estant present, il voit plustost qu'il ne prevoit), ce n'est pas la forcer d'advenir: voire, nous voyons à cause que les choses adviennent, et les choses n'adviennent pas à cause que nous voyons. L'advenement faict la science, non la science l'advenement. Ce que nous voyons advenir, advient; mais il pouvoit autrement advenir; et Dieu, au registre des causes des advenements qu'il a en sa prescience, y a aussi celles qu'on appelle fortuites, et les volontaires, qui despendent de la liberté qu'il a donné à nostre arbitrage, et sçait que nous faudrons, par ce que nous aurons voulu faillir. Or j'ay veu assez de gens encourager leurs troupes de cette necessité fatale: car, si nostre heure est attachée à certain point, ny les harquebousades ennemies, ny nostre hardiesse, ny nostre fuite et couardise ne la peuvent avancer ou reculer. Cela est beau à dire, mais cherchez qui l'effectuera. Et, s'il est ainsi qu'une forte et vive creance tire apres soy les actions de mesme, certes cette foy, dequoy nous remplissons tant la bouche, est merveilleusement legiere en nos siecles, sinon que le mespris qu'elle a des oeuvres, luy face desdaigner leur compaignie. Tant y a qu'à ce mesme propos le sire de Joinville, tesmoing [0310] croyable autant que tout autre, nous raconte des Bedoins, nation meslée aux Sarrasins, ausquels le Roy sainct Louys eut affaire en la terre sainte, qu'ils croyoient si fermement en leur religion les jours d'un chacun estre de toute eternité prefix et contez d'une preordonnance inevitable, qu'ils alloyent à la guerre nudz, sauf un glaive à la turquesque, et le corps seulement couvert d'un linge blanc. Et pour leur plus extreme maudisson, quand ils se courroussoient aux leurs, ils avoyent tousjours en la bouche: Maudit sois tu comme celuy qui s'arme de peur de la mort' Voylà bien autre preuve de creance et de foy que la nostre. Et de ce reng est aussi celle que donnerent ces deux religieux de Florence, du temps de nos peres. Estans en quelque controverse de science, ils s'accorderent d'entrer tous deux dans le feu, en presence de tout le peuple et en la place publique, pour la verification chacun de son party. Et en estoyent des-jà les aprets tous faicts, et la chose justement sur le point de l'execution, quand elle fut interrompue par un accident improuveu. Un jeune Seigneur Turc, ayant faict un signalé faict d'armes de sa personne, à la veue des deux batailles, d'Amurath et de l'Huniade, prestes à se donner, enquis par Amurath, qui l'avoit, en si grande jeunesse et inexperience (car c'estoit la premiere guerre qu'il eust veu),

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rempli d'une si genereuse vigueur de courage, respondit qu'il avoit eu pour souverain precepteur de vaillance un lievre: Quelque jour, estant à la chasse, dict-il, je descouvry un lievre en forme, et encore que j'eusse deux excellents levriers à mon costé, si me sembla il, pour ne le faillir point, qu'il valoit mieux y employer encore mon arc, car il me faisoit fort beau jeu. Je commençay à descocher mes fleches, et jusques à quarante qu'il y en avoit en ma trousse, non sans l'assener seulement, mais sans l'esveiller. Apres tout, je descoupplay mes levriers apres, qui n'y peurent non plus. J'apprins par là qu'il avoit esté couvert par sa destinée, et que ny les traits ny les glaives ne portent que par le congé de nostre fatalité, laquelle il n'est en nous de reculer ny d'avancer. Ce compte doit servir à nous faire veoir en passant combien nostre raison est flexible à toute sorte d'images. Un personage, grand d'ans, de nom, de dignité et de doctrine, se vantoit à moy d'avoir esté porté à certaine mutation tres-importante de sa foy par une incitation estrangere aussi bizare et au reste si mal concluante que je la trouvoy plus forte au revers: luy l'appelloit miracle, et moy aussi, à divers sens. Leurs historiens disent que la persuasion estant populairement semée entre les Turcs, de la fatale et imployable prescription de leurs jours, ayde apparemment à les asseurer aux dangers. Et je connois un grand Prince qui y trouve noblement son profit si fortune continue à lui faire espaule. Il n'est point advenu, de nostre memoire, un plus admirable effect de resolution que de ces deux qui conspirerent la mort du prince d'Orenge. C'est merveille comment on peut eschauffer le second, qui l'executa, à une entreprise en laquelle il estoit si mal advenu à son compaignon, y ayant apporté tout ce qu'il pouvoit; et, sur cette trace et de mesmes armes, aller entreprendre un seigneur armé d'une si fresche instruction de deffiance, puissant de suitte d'amis et de force corporelle, en sa sale, parmy ses gardes, en une ville toute à sa devotion. Certes, il y employa une main bien determinée et un courage esmeu d'une vigoreuse passion. Un poignard est plus seur pour assener; mais, d'autant qu'il a besoing de plus de mouvement et de vigueur de bras que n'a un pistolet, son coup est plus subject à estre gauchy ou troublé. Que celuy là ne courut à une mort certaine, [0310v] je n'y fay pas grand doubte: car les esperances de quoy on le pouvoit amuser, ne pouvoient

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loger en entendement rassis; et la conduite de son exploit montre qu'il n'en avoit pas faute, non plus que de courage. Les motifs d'une si puissante persuasion peuvent estre divers, car nostre fantasie faict de soy et de nous ce qu'il luy plaict. L'execution qui fut faicte pres d'Orleans, n'eust rien de pareil; il y eust plus de hazard que de vigueur; le coup n'estoit pas mortel, si la fortune ne l'en eust rendu; et l'entreprise de tirer à cheval, et de loing, et à un qui se mouvoit au branle de son cheval, fut l'entreprise d'un homme qui aymoit mieux faillir son effect que faillir à se sauver. Ce qui suyvit apres le montra. Car il se transit et s'enyvra de la pensée de si haute execution, si qu'il perdit et troubla entierement son sens et à conduire sa fuite, et à conduire sa langue en ses responses. Que luy failloit il, que recourir à ses amys au travers d'une riviere? c'est un moyen où je me suis jetté à moindres dangers et que j'estime de peu de hazard, quelque largeur qu'ait le passage, pourveu que vostre cheval trouve l'entrée facile et que vous prevoyez au delà un bord aysé selon le cours de l'eau. L'autre, quand on lui prononça son horrible sentence: j'y estois preparé, dict-il; je vous estonneray de ma patiance. Les Assassins, nation dependante de la Phoenicie, sont estimés entre les Mahumetans d'une souveraine devotion et pureté de meurs. Ils tiennent que le plus certain moyen de meriter Paradis, c'est tuer quelqu'un de religion contraire. Parquoy mesprisant tous les dangiers propres, pour une si utile execution, un ou deux se sont veus souvent, au pris d'une certaine mort, se presenter à assassiner (nous avons emprunté ce mot de leur nom) leur ennemi au milieu de ses forces. Ainsi fut tué nostre comte Raimond de Tripoli en sa ville.

Chapitre 30

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D'un Enfant Monstrueux

Ce conte s'en ira tout simple, car je laisse aux medecins d'en discourir. Je vis avant hier un enfant que deux hommes et une nourrisse, qui se disoient estre le pere, l'oncle et la tante, conduisoyent pour tirer quelque sou de le montrer à cause de son estrangeté. Il estoit en tout le reste d'une forme commune, et se soustenoit sur ses pieds, marchoit et gasouilloit à peu pres comme les autres de mesme aage; il n'avoit encore voulu prendre autre nourriture que du tetin de sa nourrisse; et ce qu'on essaya en ma [0311] presence de luy mettre en la bouche, il le maschoit un peu, et le rendoit sans avaller; ses cris sembloient bien avoir quelque chose de particulier; il estoit aagé de quatorze mois justement. Au dessoubs

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de ses tetins, il estoit pris et collé à un autre enfant sans teste, et qui avoit le conduict du dos estoupé, le reste entier: car il avoit bien l'un bras plus court, mais il luy avoit esté rompu par accident à leur naissance; ils estoient joints face à face, et comme si un plus petit enfant en vouloit accoler un plus grandelet. La jointure et l'espace par où ils se tenoient, n'estoit que de quatre doigts ou environ, en maniere que si vous retroussiez cet enfant imparfait, vous voyez au dessoubs le nombril de l'autre: ainsi la cousture se faisoit entre les tetins et son nombril. Le nombril de l'imparfaict ne se pouvoit voir, mais ouy bien tout le reste de son ventre. Voylà comme ce qui n'estoit pas attaché, comme bras, fessier, cuisses et jambes de cet imparfait, demouroient pendants et branlans sur l'autre, et luy pouvoit aller sa longueur jusques à my jambe. La nourrice nous adjoustoit qu'il urinoit par tous les deux endroicts; aussi estoient les membres de cet autre nourris et vivans, et en mesme point que les siens, sauf qu'ils estoient plus petits et menus. Ce double corps et ces membres divers, se rapportans à une seule teste, pourroient bien fournir de favorable prognostique au Roy de maintenir sous l'union de ses loix ces pars et pieces diverses de nostre estat; mais, de peur que l'evenement ne le démente, il vaut mieux le laisser passer devant, car il n'est que de deviner en choses faictes: Ut quum facta sunt, tum ad conjecturam aliqua interpretatione revocantur. Comme on dict d'Epimenides qu'il devinoit à reculons. Je viens de voir un pastre en Medoc, de trente ans ou environ, qui n'a aucune montre des parties genitales: il a trois trous par où il rend son eau incessamment; il est barbu, a desir, et recherche l'attouchement des femmes. Ce que nous appellons monstres, ne le sont pas à Dieu, qui voit en l'immensité de son ouvrage l'infinité des formes qu'il y a comprinses; et est à croire que cette figure qui nous estonne, se rapporte et tient à quelque autre figure de mesme genre inconnu à l'homme. De sa toute sagesse il ne part rien que bon et commun et reglé; mais nous n'en voyons pas l'assortiment et la relation. Quod crebro videt, non miratur, etiam si cur fiat nescit. Quod ante non vidit, id, si evenerit, ostentum esse censet. Nous apelons contre nature ce qui advient contre la coustume: rien n'est que selon elle, quel qu'il soit. Que cette raison universelle et naturelle chasse de nous l'erreur et l'estonnement que la nouvelleté nous apporte.
[0311v]

Chapitre 31

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De la Colere Plutarque est admirable par tout, mais principalement où il juge des actions humaines. On peut voir les belles choses qu'il dit en la comparaison de Lycurgus et de Numa, sur le propos de la grande simplesse que ce nous est d'abandonner les enfans au gouvernement et à la charge de leurs peres. La plus part de nos polices, comme dict Aristote, laissent à chacun, en maniere des Cyclopes, la conduitte de leurs femmes et de leurs enfans, selon leur folle et indiscrete fantasie; et quasi les seules Lacedemonienne et Cretense ont commis aux loix la discipline de l'enfance. Qui ne voit qu'en un estat tout dépend de son education et nourriture? et cependant, sans aucune discretion, on la laisse à la mercy des parens, tant fols et meschans qu'ils soient. Entre autres choses, combien de fois m'a-il prins envie, passant par nos rues, de dresser une farce, pour venger des garçonnetz que je voyoy escorcher, assommer et meurtrir à quelque pere ou mere furieux et forcenez de colere' Vous leur voyez sortir le feu et la rage des yeux,

rabie jecur incendente, feruntur
Praecipites, ut saxa jugis abrupta, quibus mons
Subtrahitur, clivoque latus pendente recedit,

(et, selon Hippocrates, les plus dangereuses maladies sont celles qui desfigurent le visage), à tout une voix tranchante et esclatante, souvent contre qui ne faict que sortir de nourrisse. Et puis les voylà stropiets, eslourdis de coups; et nostre justice qui n'en fait compte, comme si ces esboitemens et eslochements n'estoient pas des membres de nostre chose publique:

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Gratum est quod patriae civem populoque dedisti,
Si facis ut patriae sit idoneus, utilis agris,
Utilis et bellorum et pacis rebus agendis.

Il n'est passion qui esbranle tant la sincérité des jugemens que la colere. Aucun ne feroit doubte de punir de mort le juge qui, par colere, auroit condamné son criminel: pourquoy est il non plus permis aux peres et aux pedantes de fouetter les [
0312] enfans et les chastier estans en colere? ce n'est plus correction, c'est vengeance. Le chatiement tient lieu de medecine aux enfans: et souffririons nous un medecin qui fut animé et courroucé contre son patient? Nous mesmes, pour bien faire, ne devrions jamais mettre la main sur nos serviteurs, tandis que la colere nous dure. Pendant que le pouls nous bat et que nous sentons de l'émotion, remettons la partie; les choses nous sembleront à la verité autres, quand nous serons r'acoisez et refroidis: c'est la passion qui commande lors, c'est la passion qui parle, ce n'est pas nous. Au travers d'elle, les fautes nous apparoissent plus grandes, comme les corps au travers d'un brouillas. Celuy qui a faim, use de viande; mais celuy qui veut user de chastiement, n'en doibt avoir faim ny soif. Et puis, les chastiemens qui se font avec poix et discretion, se reçoivent bien mieux et avec plus de fruit de celuy qui les souffre. Autrement, il ne pense pas avoir esté justement condamné par un homme agité d'ire et de furie; et allegue pour sa justification les mouvements extraordinaires de son maistre, l'inflammation de son visage, les sermens inusitez, et cette sienne inquietude et precipitation temeraire:

Ora tument ira, nigrescunt sanguine venae,
Lumina Gorgoneo saevius igne micant.

Suetone recite que Lucius Saturninus ayant esté condamné par Caesar, ce qui luy servit le plus envers le peuple (auquel il appella) pour luy faire gaigner sa cause, ce fut l'animosité et l'aspreté que Caesar avoit apporté en ce jugement. Le dire est autre chose que le faire: il faut considerer le presche à part et le prescheur à part. Ceux-là se sont donnez beau jeu, en nostre temps, qui ont essayé de choquer la verité de nostre Eglise par les vices des

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ministres d'icelle; elle tire ses tesmoignages d'ailleurs: c'est une sotte façon d'argumenter et qui rejetteroit toutes choses en confusion. Un homme de bonnes meurs [0312v] peut avoir des opinions fauces, et un meschant peut prescher verité, voire celuy qui ne la croit pas. C'est sans doute une belle harmonie quand le faire et le dire vont ensemble, et je ne veux pas nier que le dire, lors que les actions suyvent, ne soit de plus d'authorité et efficace: comme disoit Eudamidas oyant un philosophe discourir de la guerre: Ces propos sont beaux, mais celuy qui les dict n'en est pas croyable, car il n'a pas les oreilles accoustumées au son de la trompette. Et Cleomenes, oyant un Rhetoricien harenguer de la vaillance, s'en print fort à rire; et, l'autre s'en scandalizant, il luy dict: J'en ferois de mesmes si c'estoit une arondelle qui en parlast; mais, si c'estoit un aigle, je l'orrois volontiers. J'apperçois, ce me semble, és escrits des anciens, que celuy qui dit ce qu'il pense, l'assene bien plus vivement que celuy qui se contrefait. Oyez Cicero parler de l'amour de la liberté, oyez en parler Brutus: les escrits mesmes vous sonnent que cettuy-cy estoit homme pour l'acheter au pris de la vie. Que Cicero, pere d'eloquence, traite du mespris de la mort; que Seneque en traite aussi: celuy là traine languissant, et vous sentez qu'il vous veut resoudre de chose dequoy il n'est pas resolu; il ne vous donne point de coeur, car luy-mesmes n'en a point; l'autre vous anime et enflamme. Je ne voy jamais autheur, mesmement de ceux qui traictent de la vertu et des offices, que je ne recherche curieusement quel il a esté. Car les Ephores, à Sparte, voyant un homme dissolu proposer au peuple un advis utile, luy commanderent de se taire et prierent un homme de bien de s'en attribuer l'invention et le proposer. Les escrits de Plutarque, à les bien savourer, nous le descouvrent assez, et je pense le connoistre jusques dans l'ame; si voudrois-je que nous eussions quelques memoires de sa vie; et me suis jetté en ce discours à quartier à propos du bon gré que je sens à Aulus Gellius de nous avoir [0313] laissé par escrit ce conte de ses meurs qui revient à mon sujet de la cholere. Un sien esclave, mauvais homme et vicieux, mais qui avoit les oreilles aucunement abreuvées des leçons de philosophie, ayant esté pour quelque sienne faute dépouillé par le commandement de Plutarque, pendant qu'on le fouettoit, grondoit au commencement que c'estoit sans raison et qu'il n'avoit rien fait; mais en fin, se mettant à crier et à injurier bien à bon escient son maistre, luy reprochoit qu'il n'estoit pas philosophe, comme il s'en vantoit; qu'il luy avoit souvent ouy dire qu'il estoit laid de se courroucer, voire qu'il en avoit fait un livre; et ce que lors, tout plongé en la colere, il le faisoit si cruellement battre, démentoit

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entierement ses escris. A cela Plutarque, tout froidement et tout rassis: Comment, dit-il, rustre, à quoy juges tu que je sois à cette heure courroucé? Mon visage, ma voix, ma couleur, ma parole te donne elle quelque tesmoignage que je sois esmeu? Je ne pense avoir ny les yeux effarouchez, ny le visage troublé, ny un cry effroyable. Rougis-je ? escume-je ? m'eschappe-il de dire chose dequoy j'aye à me repentir? tressaux-je ? fremis-je de courroux ? car, pour te dire, ce sont là les vrais signes de la colere. Et puis, se destournant à celuy qui fouettoit: Continuez, luy dit-il, tousjours vostre besoigne, pendant que cettuy-cy et moy disputons. Voylà son conte. Architas Tarentinus, revenant d'une guerre où il avoit esté capitaine general, trouva tout plein de mauvais mesnage en sa maison, et ses terres en frische par le mauvais gouvernement de son receveur; et, l'ayant fait appeller: Va, luy dict-il, que, si je n'estois en cholere, je t'estrillerois bien' Platon de mesme, s'estant eschauffé contre l'un de ses esclaves, donna à Speusippus charge de le chastier, s'excusant d'y mettre la main luy-mesme sur ce qu'il estoit courroucé. Charillus, Lacedemonien, à un Elote qui se portoit trop insolemment et audacieusement envers luy: Par les Dieux ! dit-il, si je n'estois [0313v] courroucé, je te ferois tout à cet heure mourir. C'est une passion qui se plaist en soy et qui se flatte. Combien de fois, nous estans esbranlez soubs une fauce cause, si on vient à nous presenter quelque bonne defence ou excuse, nous despitons nous contre la verité mesme et l'innocence? J'ay retenu à ce propos un merveilleux exemple de l'antiquité. Piso, personnage par tout ailleurs de notable vertu, s'estant esmeu contre un sien soldat dequoy, revenant seul du fourrage, il ne luy sçavoit rendre compte où il avoit laissé un sien compaignon, tint pour averé qu'il l'avoit tué, et le condamna soudain à la mort. Ainsi qu'il estoit au gibet, voicy arriver ce compaignon esgaré. Toute l'armée en fit grand feste, et, apres force caresses et accolades des deux compaignons, le bourreau meine l'un et l'autre en la presence de Piso, s'attendant bien toute l'assistance que ce luy seroit à luy-mesmes un grand plaisir. Mais ce fut au rebours: car, par honte et despit, son ardeur qui estoit encore en son effort, se redoubla; et, d'une subtilité que sa passion luy fournit soudain, il en fit trois coulpables par ce qu'il en avoit trouvé un innocent, et les fist depescher tous trois: le premier soldat, par ce qu'il y avoit arrest contre luy; le second qui s'estoit escarté, par ce qu'il estoit cause de la mort de son compaignon; et le bourreau, pour n'avoir obey au commandement qu'on luy avoit fait. Ceux qui ont à négotier avec des femmes testues, peuvent avoir essaié à quelle rage on les jette, quand on oppose à leur agitation le

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silence et la froideur, et qu'on desdaigne de nourrir leur courroux. L'orateur Celius estoit merveilleusement cholere de sa nature. A un qui souppoit en sa compaignie, homme de molle et douce conversation et qui, pour ne l'esmouvoir, prenoit party d'approuver tout ce qu'il disoit et d'y consentir, luy, ne pouvant souffrir son chagrin se passer ainsi sans aliment: Nie moy donc quelque chose, de par les Dieux ! fit-il, affin que nous soyons deux. Elles de mesmes ne se [0314] courroucent qu'affin qu'on se contre-courrouce, à l'imitation des loix de l'amour. Phocion, à un homme qui luy troubloit son propos en l'injuriant asprement, n'y fit autre chose que se taire et luy donner tout loisir d'espuiser sa cholere; cela faict, sans aucune mention de ce trouble, il recommença son propos en l'endroict où il l'avoit laissé. Il n'est replique si piquante comme est un tel mespris. Du plus cholere homme de France (et c'est tousjours imperfection, mais plus excusable à un homme militaire, car en cet exercice il y a certes des parties qui ne s'en peuvent passer) je dy souvent que c'est le plus patient homme que je cognoisse à brider sa cholere: elle l'agite de telle violence et fureur,

magno veluti cum flamma sonore
Virgea suggeritur costis undantis aheni,
Exultantque aestu latices; furit intus aquaï
Fumidus atque alte spumis exuberat amnis;
Nec jam se capit unda; volat vapor ater ad auras,

qu'il faut qu'il se contraingne cruellement pour la moderer. Et pour moy, je ne sçache passion pour laquelle couvrir et soustenir je peusse faire un tel effort. Je ne voudrois mettre la sagesse à si haut pris. Je ne regarde pas tant ce qu'il faict que combien il luy couste à ne faire pis. Un autre se vantoit à moy du reglement et douceur de ses meurs, qui est, à la verité, singuliere. Je luy disois que c'estoit bien quelque chose, notamment à ceux comme luy d'eminente qualité sur lesquels chacun a les yeux, de se presenter au monde tousjours bien temperez; mais que le principal estoit de prouvoir au dedans et à soy-mesme, et que ce n'estoit pas, à mon gré, bien mesnager ses affaires que de se ronger interieurement: ce que je craingnois qu'il fit, pour maintenir ce masque et cette reglée apparence par le dehors. On incorpore la cholere en la cachant; comme Diogenes dict à Demosthenes, lequel, de peur d'estre apperceu en [0314v] une taverne, se reculoit au dedans:

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Tant plus tu te recules arriere, tant plus tu y entres. Je conseille qu'on donne plustost une buffe à la joue de son valet, un peu hors de saison, que de geiner sa fantasie pour representer cette sage contenance; et aymerois mieux produire mes passions que de les couver à mes despens: elles s'alanguissent en s'esvantant et en s'exprimant; il vaut mieux que leur poincte agisse au dehors que de la plier contre nous. Omnia vitia in aperto leviora sunt; et tunc perniciosissima, cum simulata sanitate subsidunt. J'advertis ceux qui ont loy de se pouvoir courroucer en ma famille: premierement, qu'ils mesnagent leur cholere et ne l'espandent pas à tout pris, car cela en empesche l'effect et le poix: la criaillerie temeraire et ordinaire passe en usage et faict que chacun la mesprise; celle que vous employez contre un serviteur pour son larcin, ne se sent point, d'autant que c'est celle mesme qu'il vous a veu employer cent fois contre luy pour avoir mal rinsé un verre ou mal assis une escabelle;--secondement, qu'ils ne se courroussent point en l'air, et regardent que leur reprehension arrive à celuy de qui ils se plaignent, car ordinairement ils crient avant qu'il soit en leur presence, et durent à crier un siecle apres qu'il est party,

et secum petulans amentia certat.

Ils s'en prennent à leur ombre et poussent cette tempeste en lieu où personne n'en est ny chastié ny interessé, que du tintamarre de leur voix tel qui n'en peut mais. J'accuse pareillement aux querelles ceux qui bravent et se mutinent sans partie; il faut garder ces Rodomontades où elles portent:

Mugitus veluti cum prima in praelia taurus
Terrificos ciet atque irasci in cornua tentat,
Arboris obnixus trunco, ventosque lacessit
Ictibus, et sparsa ad pugnam proludit arena.

Quand je me courrouce, c'est le plus vifvement, mais aussi le plus briefvement et secretement que je puis: je me pers bien en vitesse et en violence, mais non pas en trouble, si que j'aille [0315] jettant à l'abandon et sans chois

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toute sorte de parolles injurieuses, et que je ne regarde d'assoir pertinemment mes pointes où j'estime qu'elles blessent le plus: car je n'y employe communement que la langue. Mes valets en ont meilleur marché aux grandes occasions qu'aux petites: les petites me surprennent; et le mal'heur veut que, dépuis que vous estes dans le precipice, il n'importe qui vous ayt donné le branle, vous allez tousjours jusques au fons: la cheute se presse, s'esmeut et se haste d'elle mesme. Aux grandes occasions, cela me paye qu'elles sont si justes que chacun s'attend d'en voir naistre une raisonnable cholere; je me glorifie à tromper leur attente: je me bande et prepare contre celles cy, elles me mettent en cervelle et menassent de m'emporter bien loing si je les suivoy. Aiséement je me garde d'y entrer, et suis assez fort, si je l'atens, pour repousser l'impulsion de cette passion, quelque violente cause qu'elle aye; mais, si elle me preoccupe et saisit une fois, elle m'emporte, quelque vaine cause qu'elle ayt. Je marchande ainsin avec ceux qui peuvent contester avec moy: Quand vous me sentirez esmeu le premier, laissez moy aller à tort ou à droict; j'en feray de mesme à mon tour. La tempeste ne s'engendre que de la concurrence des choleres qui se produisent volontiers l'une de l'autre, et ne naissent en un point. Donnons à chacune sa course, nous voylà tousjours en paix. Utile ordonnance, mais de difficile execution. Par fois m'advient il aussi de representer le courroussé, pour le reiglement de ma maison, sans aucune vraye emotion. A mesure que l'aage me rend les humeurs plus aigres, j'estudie à m'y opposer, et feray, si je puis, que je seray dores en advant d'autant moins chagrin et difficile que j'auray plus d'excuse et d'inclination à l'estre, quoy que par-cy devant je l'aye esté entre ceux qui le sont le moins. Encore un mot pour clorre ce pas. Aristote dit que la colere sert par fois d'arme à la vertu et à la vaillance. Cela est [0315v] vray-semblable; toutesfois ceux qui y contredisent respondent plaisamment que c'est un' arme de nouvel usage: car nous remuons les autres armes, cette cy nous remue; nostre main ne la guide pas, c'est elle qui guide nostre main; elle nous tient, nous ne la tenons pas.

Chapitre 32

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Defence de Seneque et de Plutarque

La familiarité que j'ay avec ces personnages icy, et l'assistance qu'ils font à ma vieillesse et à mon livre massonné purement de leurs despouilles, m'oblige à espouser leur honneur. Quant à Seneque, par-my une miliasse de petits livrets, que ceux de la Religion pretendue reformée font courir pour la deffence de leur cause, qui partent par fois de bonne main et qu'il est grand dommage n'estre embesoignée à meilleur subject, j'en ay veu autres-fois un qui, pour alonger et remplir la similitude qu'il veut trouver du gouvernement de nostre pauvre feu Roy Charles neufiesme avec celuy de Neron, apparie feu Monsieur le Cardinal de Lorraine avec Seneque, leurs fortunes d'avoir esté tous deux les premiers au gouvernement de leurs princes, et quant et quant leurs meurs, leurs conditions et leurs deportemens. En-quoy, à

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mon opinion, il faict bien de l'honneur au-dict Seigneur Cardinal: car, encore que je soys de ceux qui estiment autant son esprit, son eloquence, son zele envers sa religion et service de son Roy, et sa bonne fortune d'estre nay en un siecle où il fut si nouveau et si rare, et quant et quant si necessaire pour le bien public, d'avoir un personnage Ecclesiastique de telle noblesse et dignité, suffisant et capable de sa charge, si est-ce qu'à confesser la verité, je n'estime sa capacité de beaucoup pres telle, ny sa vertu si nette et entiere ny si ferme, que celle de Seneque. Or ce livre de quoy je parle, pour venir à son but, faict une description de Seneque [0316] tres-injurieuse, ayant emprunté ces reproches de Dion, l'historien, duquel je ne crois aucunement le tesmoignage: car, outre ce qu'il est inconstant, qui, apres avoir appellé Seneque tres-sage tantost et tantost ennemy mortel des vices de Neron, le fait ailleurs avaritieux, usurier, ambitieux, lache, voluptueux et contre-faisant le philosophe à fauces enseignes, sa vertu paroist si vive et vigoureuse en ses escrits, et la defence y est si claire à aucunes de ces imputations, comme de sa richesse et despence excessive, que je n'en croiroy aucun tesmoignage au contraire. Et d'avantage, il est bien plus raisonnable de croire en telles choses les historiens Romains que les Grecs et estrangers. Or Tacitus et les autres parlent tres-honorablement et de sa vie et de sa mort, et nous le peignent en toutes choses personnage tres-excellent et tres-vertueux. Et je ne veux alleguer autre reproche contre le jugement de Dion que cetuy-cy, qui est inevitable: c'est qu'il a le sentiment si malade aux affaires Romaines qu'il ose soustenir la cause de Julius Caesar contre Pompeius et d'Antonius contre Cicero. Venons à Plutarque. Jean Bodin est un bon autheur de nostre temps, et accompagné de beaucoup plus de jugement que la tourbe des escrivailleurs de son siecle, et merite qu'on le juge et considere. Je le trouve un peu hardy en ce passage de sa Methode de l'histoire, où il accuse Plutarque non seulement d'ignorance (sur-quoy je l'eusse laissé dire, car cela n'est pas de mon gibier), mais aussi en ce que cet autheur escrit souvent des choses incroyables et entierement fabuleuses (ce sont ses mots). S'il eust dit simplement: les choses autrement qu'elles ne sont, ce n'estoit pas grande reprehension: car ce que nous n'avons pas veu, nous le prenons des mains d'autruy et à credit, et je voy que à escient il recite par fois diversement mesme histoire; comme le jugement des trois meilleurs capitaines qui eussent onques esté, faict par Hannibal, il est [0316v] autrement en la vie de Flaminius, autrement en celle de Pyrrhus. Mais de le charger d'avoir pris pour argent

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content des choses incroyables et impossibles, c'est accuser de faute de jugement le plus judicieux autheur du monde. Et voicy son exemple: Comme, ce dit-il, quand il recite qu'un enfant de Lacedemone se laissa deschirer tout le ventre à un renardeau qu'il avoit desrobé, et le tenoit caché soubs sa robe, jusques à mourir plustost que de descouvrir son larecin. Je trouve, en premier lieu, cet exemple mal choisi, d'autant qu'il est bien mal-aisé de borner les efforts des facultez de l'ame, là où des forces corporelles nous avons plus de loy de les limiter et cognoistre; et à cette cause, si c'eust été à moy à faire, j'eusse plustost choisi un exemple de cette seconde sorte; et il y en a de moins croyables, comme, entre autres, ce qu'il recite de Pyrrhus, que, tout blessé qu'il estoit, il donna si grand coup d'espée à un sien ennemy armé de toutes pieces, qu'il le fendit du haut de la teste jusques en bas, si que le corps se partit en deux parts. En son exemple, je n'y trouve pas grand miracle, ny ne reçois l'excuse de quoy il couvre Plutarque, d'avoir adjousté ce mot: Comme on dit, pour nous advertir et tenir en bride nostre creance. Car, si ce n'est aux choses receues par authorité et reverence d'ancienneté ou de religion, il n'eust voulu ny recevoir luy mesme ny nous proposer à croire choses de soy incroyables; et que ce mot: Comme on dit, il ne l'employe pas en ce lieu pour cet effect, il est aysé à voir par ce que luy mesme nous raconte ailleurs, sur ce subject de la patience des enfans Lacedemoniens, des exemples advenuz de son temps, plus mal-aisez à persuader: comme celuy que Cicero a tesmoigné aussi avant luy, pour avoir, à ce qu'il dict, esté sur les lieux, que jusques à leur temps il se trouvoit des enfans, en cette preuve de patience à quoy on les essayoit devant l'autel de Diane, qui soufroyent d'y estre foytez jusques à ce que le sang [0317] leur couloit par tout, non seulement sans s'escrier, mais encore sans gemir, et aucuns jusques à y laisser volontairement la vie. Et ce que Plutarque aussi recite, avec cent autres tesmoins, que, au sacrifice, un charbon ardant s'estant coulé dans la manche d'un enfant Lacedemonien, ainsi qu'il encensoit, il se laissa brusler tout le bras jusques à ce que la senteur de la chair cuyte en vint aux assistans. Il n'estoit rien, selon leur coustume, où il leur alast plus de la reputation, ny dequoy ils eussent à souffrir plus de blasme et de honte, que d'estre surpris en larecin. Je suis si imbu de la grandeur de ces hommes là que non seulement il ne me semble, comme à Bodin, que son conte soit incroyable, que je ne le trouve pas seulement rare et estrange. L'histoire Spartaine est pleine de mille plus aspres exemples et plus rares: elle est à ce pris toute miracle.

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Marcellinus recite, sur ce propos du larecin, que de son temps il ne s'estoit encores peu trouver aucune sorte de tourment qui peut forcer les Egyptiens surpris en ce mesfaict, qui estoit fort en usage entre eux, de dire seulement leur nom. Un paisan Espagnol, estant mis à la geine sur les complices de l'homicide du praeteur Lutius Piso, crioit, au millieu des tormens, que ses amys ne bougeassent et l'assistassent en toute seureté, et qu'il n'estoit pas en la douleur de luy arracher un mot de confession; et n'en eust on autre chose pour le premier jour. Le lendemain, ainsi qu'on le ramenoit pour recommencer son tourment, s'esbranlant vigoureusement entre les mains de ses gardes, il alla froisser sa teste contre un paroy et s'y tua. Epicharis, ayant soulé et lassé la cruauté des satellites de Neron et soustenu leur feu, leurs bastures, leurs engins, sans aucune voix de revelation de sa conjuration, tout un jour, raportée à la geine l'endemain, les membres tous brisez, passa un lasset de sa robe dans l'un bras de sa chaize à tout un noeud courant et, y fourrant sa teste, s'estrangla du pois de son cors. Ayant le corage d'ainsi mourir et se desrober aux premiers tourmens, semble elle pas à escient avoir presté sa vie à cette espreuve de sa patiance pour se moquer de ce tyran et encorager d'autres à semblable entreprinse contre luy? Et qui s'enquerra à nos argolets des experiences qu'ils ont eues en ces guerres civiles, il se trouvera des effets de patience, d'obstination et d'opiniatreté, par-my nos miserables siecles et en cette tourbe molle et effeminée encore plus que l'Egyptienne, dignes d'estre comparez à ceux que nous venons de reciter de la vertu Spartaine. Je sçay qu'il s'est trouvé des simples paysans s'estre laissez griller la plante des pieds, ecrazer le bout des doits à tout le [0317v] chien d'une pistole, pousser les yeux sanglants hors de la teste à force d'avoir le front serré d'une grosse corde, avant que de s'estre seulement voulu mettre à rançon. J'en ay veu un, laissé pour mort tout nud dans un fossé, ayant le col tout meurtry et enflé d'un licol qui y pendoit encore, avec lequel on l'avoit tirassé toute la nuict à la queue d'un cheval, le corps percé en cent lieux à coups de dague, qu'on luy avoit donné non pas pour le tuer, mais pour luy faire de la douleur et de la crainte; qui avoit souffert tout cela, et jusques à y avoir perdu parolle et sentiment, resolu, à ce qu'il me dict, de mourir plustost de mille morts (comme de vray, quand à sa souffrance, il en avoit passé une toute entiere) avant que rien promettre; et si estoit un des plus riches laboureurs de toute la contrée. Combien en a l'on veu se laisser patiemment

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brusler et rotir pour des opinions empruntées d'autruy, ignorées et inconnues ! J'ay cogneu cent et cent femmes, car ils disent que les testes de Gascongne ont quelque prerogative en cela, que vous eussiez plustost faict mordre dans le fer chaut que de leur faire desmordre une opinion qu'elles eussent conçeue en cholere. Elles s'exasperent à l'encontre des coups et de la contrainte. Et celuy qui forgea le conte de la femme qui, pour aucune correction de menaces et bastonades, ne cessoit d'appeller son mary pouilleux, et qui, precipitée dans l'eau, haussoit encores, en s'estouffant, les mains et faisoit au dessus de sa teste signe de tuer des poux, forgea un conte duquel, en verité, tous les jours on voit l'image expresse en l'opiniastreté des femmes. Et est l'opiniastreté soeur de la constance, au moins en vigueur et fermeté. Il ne faut pas juger ce qui est possible et ce qui ne l'est pas, selon ce qui est croyable et incroyable à nostre sens, comme j'ay dit ailleurs; et est une grande faute, et en laquelle toute-fois la plus part des hommes tombent (ce que je ne dis pas pour Bodin), de faire difficulté de croire d'autruy ce qu'eux ne sçauroient faire. Ou ne voudroient. Il semble à chascun que la maistresse forme de nature est en luy; touche et rapporte à celle là toutes les autres formes. Les allures qui ne se reglent aux siennes, sont faintes et artificielles. Quelle bestiale stupidité ! [0318] Moy, je considere aucuns hommes fort loing au-dessus de moy: noméement entre les anciens: et encores que je reconnoisse clairement mon impuissance à les suyvre de mes pas, je ne laisse pas de les suyvre à veue et juger les ressorts qui les haussent ainsin, desquels je apperçoy aucunement en moy les semences: comme je fay aussi de l'extreme bassesse des esprits, qui ne m'estonne et que je ne mescroy non plus. Je voy bien le tour que celles là se donnent pour se monter; et admire leur grandeur; et ces eslancemens que je trouve tres-beaux, je les embrasse; et si mes forces n'y vont, au moins mon jugement s'y applique tres-volontiers. L'autre exemple qu'il allegue des choses incroyables et entierement fabuleuses dites par Plutarque, c'est qu'Agesilaus fut mulcté par les Ephores pour avoir attiré à soy seul le coeur et volonté de ses citoyens. Je ne sçay quelle marque de fauceté il y treuve; mais tant y a que Plutarque

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parle là de choses qui luy devoyent estre beaucoup mieux connues qu'à nous; et n'estoit pas nouveau en Grece de voir les hommes punis et exilez pour cela seul d'agreer trop à leurs citoyens, tesmoin l'Ostracisme et le Petalisme. Il y a encore en ce mesme lieu un' autre accusation qui me pique pour Plutarque, où il dict qu'il a bien assorty de bonne foy les Romains aux Romains et les Grecz entre eux, mais non les Romains aux Grecz, tesmoin, dit-il, Demostenes et Cicero, Caton et Aristides, Sylla et Lisander, Marcellus et Pelopidas, Pompeius et Agesilaus; estimant qu'il a favorisé les Grecz de leur avoir donné des compaignons si dispareils. C'est justement attaquer ce que Plutarque a de plus excellent et louable: car en ces comparaisons (qui est la piece plus admirable de ses oeuvres et en laquelle, à mon advis, il s'est autant pleu), la fidelité et syncerité de ses jugemens égale leur profondeur et leur pois. C'est un philosophe qui nous apprend la vertu. Voyons si nous le pourrons garentir de ce reproche de prevarication et fauceté. Ce que je puis panser avoir donné occasion à ce jugement, c'est ce grand et esclatant lustre des noms Romains que nous avons en la teste. Il ne nous semble point que Demosthenes puisse égaler la gloire d'un [0318v] consul, proconsul et questeur de cette grande republique. Mais qui considerera la verité de la chose et les hommes en eux mesmes, à quoy Plutarque a plus visé, et à balancer leurs meurs, leurs naturels, leur suffisance que leur fortune, je pense, au rebours de Bodin, que Ciceron et le vieux Caton en doivent de reste à leurs compaignons. Pour son dessein, j'eusse plustost choisi l'exemple du jeune Caton comparé à Phocion: car, en ce païr, il se trouveroit une plus vray-semblable disparité à l'advantage du Romain. Quand à Marcellus, Sylla et Pompeius, je voy bien que leurs exploits de guerre sont plus enflez, glorieux et pompeus que ceux des Grecs que Plutarque leur apparie; mais les actions les plus belles et vertueuses, non plus en la guerre qu'ailleurs, ne sont pas tousjours les plus fameuses. Je voy souvent des noms de capitaines estouffez soubs la splendeur d'autres noms de moins de merite: tesmoin Labienus, Ventidius, Telesinus et plusieurs autres. Et, à le prendre par là, si j'avois à me plaindre pour les Grecs, pourrois-je pas dire que beaucoup moins est Camillus comparable à Themistocles, les Gracches à Agis et Cleomenes, Numa à Licurgus? Mais c'est folie de vouloir juger d'un traict les choses à tant de visages.

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Quand Plutarque les compare, il ne les égale pas pourtant. Qui plus disertement et conscientieusement pourroit remarquer leurs differences? Vient-il à parangonner les victoires, les exploits d'armes, la puissance des armées conduites par Pompeius, et ses triumphes, avec ceux d'Agesilaus: Je ne croy pas, dit-il, que Xenophon mesme, s'il estoit vivant, encore qu'on luy ait concédé d'écrire tout ce qu'il a voulu à l'advantage d'Agesilaus, osast le mettre en comparaison. Parle-il de conferer Lisander à Sylla: Il n'y a, dit-il, point de comparaison, ny en nombre de victoires, ny en hazard de [0319] batailles: car Lisander ne gaigna seulement que deux batailles navales, etc. Cela, ce n'est rien desrober aux Romains: pour les avoir simplement presentez aux Grecs, il ne leur peut avoir fait injure, quelque disparité qui y puisse estre; et Plutarque ne les contrepoise pas entiers; il n'y a en gros aucune preference: il apparie les pieces et les circonstances, l'une apres l'autre, et les juge separément. Parquoy, si on le vouloit convaincre de faveur, il falloit en esplucher quelque jugement particulier, ou dire en general qu'il auroit failly d'assortir tel Grec à tel Romain: d'autant qu'il y en auroit d'autres plus correspondans pour les apparier, et se rapportans mieux.

Chapitre 33

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L'Histoire de Spurina

La philosophie ne pense pas avoir mal employé ses moyens quand elle a rendu à la raison la souveraine maistrise de nostre ame et l'authorité de tenir en bride nos appetits. Entre lesquels ceux qui jugent qu'il n'en y a point de plus violens que ceux que l'amour engendre, ont cela pour leur opinion, qu'ils tiennent au corps et à l'ame, et que tout l'homme en est possedé: en maniere que la santé mesme en depend, et est la medecine par fois contrainte de leur servir de maquerellage. Mais, au contraire, on pourroit aussi dire que le meslange du corps y apporte du rabais et de l'affoiblissement: car tels desirs sont subjects à satieté et capables de remedes materiels. Plusieurs, ayans voulu delivrer leurs ames des alarmes continuelles que leur donnoit cet appetit, se sont servis d'incision et destranchement des parties esmeues et alterées. D'autres en ont du tout abatu la force et l'ardeur par frequente application

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de choses froides, comme de neige et de vinaigre. Les haires de nos aieuls estoient de cet usage; c'est une matiere tissue de poil de cheval, dequoy les uns d'entr'eux faisoient des chemises, et d'autres des ceintures à geéner leurs [0319v] reins. Un prince me disoit, il n'y a pas long temps, que pendant sa jeunesse, un jour de feste solemne, en la court du Roy François premier, où tout le monde estoit paré, il luy print envie de se vestir de la haire, qui est encore chez luy, de monsieur son pere; mais, quelque devotion qu'il eust, qu'il ne sceut avoir la patience d'attendre la nuict pour se despouiller, et en fut long temps malade, adjoustant qu'il ne pensoit pas qu'il y eust chaleur de jeunesse si aspre que l'usage de cette recepte ne peut amortir: toutesfois à l'advanture ne les a-il pas essayées les plus cuisantes; car l'experience nous faict voir qu'une telle esmotion se maintient bien souvent soubs des habits rudes et marmiteux, et que les haires ne rendent pas tousjours heres ceux qui les portent. Xenocrates y proceda plus rigoureusement: car ses disciples, pour essayer sa continence, luy ayant fourré dans son lict Laïs, cette belle et fameuse courtisane, toute nue, sauf les armes de sa beauté et folastres apasts, ses philtres, sentant qu'en despit de ses discours et de ses regles, le corps, revesche, commençoit à se mutiner, il se fit brusler les membres qui avoient presté l'oreille à cette rebellion. Là où les passions qui sont toutes en l'ame, comme l'ambition, l'avarice et autres, donnent bien plus à faire à la raison: car elle n'y peut estre secourue que de ses propres moyens, ny ne sont ces appetits-là capables de satieté, voire ils s'esguisent et augmentent par la jouyssance. Le seul exemple de Julius Caesar peut suffire à nous montrer la disparité de ces appetits, car jamais homme ne fut plus adonné aux plaisirs amoureux. Le soin curieux qu'il avoit de sa personne, en est un tesmoignage, jusques à se servir à cela des moyens les plus lascifs qui fussent lors en usage, comme de se faire pinceter tout le corps et farder de parfums d'une extreme curiosité. Et de soy il estoit beau personnage, blanc, de belle et allegre taille, le visage plein, les yeux bruns et vifs, s'il en faut [0320] croire Suetone, car les statues qui se voyent de luy à Rome, ne raportent pas bien par tout à cette peinture. Outre ses femmes, qu'il changea à quatre fois, sans conter les amours de son enfance avec le Roy de Bithynie Nicomedes, il eust le pucelage de cette tant renommée Royne d'Aegipte, Cleopatra, tesmoin le petit Caesarion qui en nasquit. Il fit aussi l'amour à Eunoé, Royne de Mauritanie, et, à Romme, à Posthumia femme de Servius Sulpitius; à Lollia, de Gabinius; à Tertulla,

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de Crassus; et à Mutia mesme, femme du grand Pompeius: qui fut la cause, disent les historiens Romains, pourquoy son mary la repudia, ce que Plutarque confesse avoir ignoré; et les Curions pere et fils reprocherent depuis à Pompeius, quand il espousa la fille de Caesar, qu'il se faisoit gendre d'un homme qui l'avoit fait coqu, et que luy-mesme avoit accoustumé appeller Aegisthus. Il entretint, outre tout ce nombre, Servilia, soeur de Caton et mere de Marcus Brutus, dont chacun tient que proceda cette grande affection qu'il portoit à Brutus, par ce qu'il estoit nay en temps auquel il y avoit apparence qu'il fust nay de luy. Ainsi j'ay raison, ce me semble, de le prendre pour homme extremement adonné à cette desbauche et de complexion tres-amoureuse. Mais l'autre passion de l'ambition, dequoy il estoit aussi infiniment blessé, venant à combattre celle là, elle luy fit incontinent perdre place. Me ressouvenant sur ce propos de Mechmet, celuy qui subjugua Constantinople et apporta la finale extermination du nom Grec, je ne sache point ou ces deux passions se trouvent plus egalement balancées: pareillement indefatigable ruffien et soldat. Mais quand en sa vie elles se presentent en concurrence l'une de l'autre, l'ardeur querelleuse gourmande tous-jours l'amoureuse ardeur. Et ceste-cy, encore que ce fust hors sa naturelle saison, ne regaigne pleinement l'authorité souveraine, que quand il se trouva en grande vieillesse, incapable de plus soustenir le faix des guerres. Ce qu'on recite, pour un exemple contraire, de Ladislaus, Roy de Naples, est remerquable, que, bon capitaine, courageux et ambitieux, il se proposoit pour fin principale de son ambition l'execution de sa volupté et jouissance de quelque rare beauté. Sa mort fut de mesme. Ayant rangé par un siege bien poursuivy la ville de Florence si à destroit que les habitans estoient apres à composer de sa victoire, il la leur quita pour veu qu'ils luy livrassent une fille de leur ville, dequoy il avoit ouy parler, de beauté excellente. Force fut de la luy accorder, et garantir la publique ruine par une injure privée. Elle estoit fille d'un medecin fameux de son temps, lequel, se trouvant engagé en si villaine necessité, se resolut à une haute entreprinse. Comme chacun paroit sa fille et l'attournoit d'ornements et joyaux qui la peussent rendre aggreable à ce nouvel amant, luy aussi luy donna un mouchoir exquis en senteur et en ouvrage, duquel elle eust à se servir en leurs premieres approches, meuble qu'elles n'y oublient guere en ces quartiers là. Ce mouchoir, empoisonné selon la capacité de son art, venant à se frotter à ces chairs esmeues et pores ouverts, inspira son venin si promptement, qu'ayant soudain changé leur sueur chaude en froide, ils expirerent entre les bras l'un de l'autre. Je m'en revois à Caesar.

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Ses plaisirs ne luy firent jamais desrober une seule minute d'heure, ny destourner un pas des occasions qui se presentoient pour son agrandissement. Cette passion regenta en luy si souverainement toutes les autres, et posseda son ame d'une authorité si pleine, qu'elle l'emporta où elle voulut. Certes j'en suis despit quand je considere au demeurant la grandeur de ce personnage et les merveilleuses parties qui estoient en luy, tant de suffisance en toute sorte de sçavoir qu'il n'y a quasi science en quoy il n'ait escrit. Il estoit tel orateur que plusieurs ont preferé son eloquence à celle de [0320v] Cicero; et luy-mesmes, à mon advis, n'estimoit luy devoir guere en cette partie; et ses deux Anticatons, furent principalement escrits pour contre-balancer le bien dire que Cicero avoit employé en son Caton. Au demeurant, fut-il jamais ame si vigilante, si active et si patiente de labeur que la sienne? et sans doubte encore estoit elle embellie de plusieurs rares semences de vertu, je dy vives, naturelles et non contrefaictes. Il estoit singulierement sobre et si peu delicat en son manger qu'Oppius recite qu'un jour, luy ayant esté presenté à table, en quelque sauce, de l'huyle medeciné au lieu d'huyle simple, il en mangea largement pour ne faire honte à son hoste. Une autre-fois, il fit fouetter son bolenger pour luy avoir servy d'autre pain que celuy du commun. Caton mesme avoit accoustumé de dire de luy que c'estoit le premier homme sobre qui se fut acheminé à la ruyne de son pays. Et quant à ce que ce mesme Caton l'appella un jour yvrongne (cela advint en cette façon. Estans tous deux au Senat, où il se parloit du fait de la conjuration de Catilina, de laquelle Caesar estoit soupçonné, on luy apporta de dehors un brevet à cachetes. Caton, estimant que ce fut quelque chose dequoy les conjurez l'advertissent, le somma de le luy donner; ce que Caesar fut contraint de faire pour eviter un plus grand soupçon. C'estoit de fortune une lettre amoureuse que Servilia, soeur de Caton, luy escrivoit. Caton, l'ayant leue, la luy rejetta en luy disant: Tien, yvrongne), cela, dis-je, fut plustost un mot de desdain et de colere qu'un expres reproche de ce vice, comme souvent nous injurions ceux qui nous faschent, des premieres injures qui nous viennent à la bouche, quoy qu'elles ne soient nullement deues à ceux à qui nous les attachons. Joinct que ce vice que Caton luy reproche, est merveilleusement voisin de celuy auquel il avoit surpris Caesar: car Venus et Bacchus se [0321] conviennent volontiers, à ce que dict le proverbe. Mais, chez moy, Venus est bien plus allegre, accompaignée de la sobrieté. Les exemples de sa douceur et de sa clemence envers ceux qui l'avoient offencé, sont infinis; je dis outre ceux qu'il donna pendant le temps que la guerre civile estoit encore en son progrés, desquels il fait

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luy-mesmes assez sentir par ses escris qu'il se servoit pour amadouer ses ennemis et leur faire moins craindre sa future domination et sa victoire. Mais si faut il dire que ces exemples là s'ils ne sont suffisans à nous tesmoigner sa naïve douceur, ils nous montrent au moins une merveilleuse confiance et grandeur de courage en ce personnage. Il luy est advenu souvent de renvoyer des armées toutes entieres à son ennemy apres les avoir vaincues, sans daigner seulement les obliger par serment, sinon de le favoriser, au-moins de se contenir sans luy faire guerre. Il a prins à trois et à quatre fois tels capitaines de Pompeius, et autant de fois remis en liberté. Pompeius declaroit ses ennemis tous ceux qui ne l'accompaignoient à la guerre; et luy, fit proclamer qu'il tenoit pour amis tous ceux qui ne bougeoient et qui ne s'armoyent effectuellement contre luy. A ceux de ses capitaines qui se desroboient de luy pour aller prendre autre condition, il r'envoioit encore les armes, chevaux et equipage. Les villes qu'il avoit prinses par force, il les laissoit en liberté de suyvre tel party qu'il leur plairoit, ne leur donnant autre garnison que la memoire de sa douceur et clemence. Il deffendit, le jour de sa grande bataille de Pharsale, qu'on ne mit qu'à toute extremité la main sur les citoyens Romains. Voylà des traits bien hazardeux, selon mon jugement; et n'est pas merveilles si, aux guerres civiles que nous sentons, ceux qui combattent comme luy l'estat ancien de leur pays, n'en imitent l'exemple: ce sont moyens extraordinaires, et qu'il n'appartient qu'à la fortune de Caesar et à son admirable pourvoyance de [0321v] heureusement conduire. Quand je considere la grandeur incomparable de cette ame, j'excuse la victoire de ne s'estre peu depestrer de luy, voire en cette tres-injuste et tres-inique cause. Pour revenir à sa clemence, nous en avons plusieurs naifs exemples au temps de sa domination, lors que, toutes choses estant reduites en sa main, il n'avoit plus à se feindre. Caius Memmius avoit escrit contre luy des oraisons tres-poignantes, ausquelles il avoit bien aigrement respondu; si ne laissa-il bien tost apres de aider à le faire Consul. Caius Calvus, qui avoit faict plusieurs epigrammes injurieux contre luy, ayant employé de ses amis pour le reconcilier, Caesar se convia luy mesme à luy escrire le premier. Et nostre bon Catulle, qui l'avoit testonné si rudement sous le nom de Mamurra, s'en estant venu excuser à luy, il le fit ce jour mesme soupper à sa table. Ayant esté adverty d'aucuns qui parloient mal de luy, il n'en fit autre chose que declarer, en une sienne harangue publique,

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qu'il en estoit adverty. Il craignoit encore moins ses ennemis qu'il ne les haissoit. Aucunes conjurations et assemblées qu'on faisoit contre sa vie luy ayant esté descouvertes, il se contenta de publier par edit qu'elles luy estoient connues, sans autrement en poursuyvre les autheurs. Quant au respect qu'il avoit à ses amis, Caius Oppius voyageant avec luy et se trouvant mal, il luy quitta un seul logis qu'il y avoit, et coucha toute la nuict sur la dure et au descouvert. Quant à sa justice, il fit mourir un sien serviteur qu'il aimoit singulierement, pour avoir couché avecques la femme d'un chevalier Romain, quoy que personne ne s'en plaignit. Jamais homme n'apporta ny plus de moderation en sa victoire, ny plus de resolution en la fortune contraire. Mais toutes ces belles inclinations furent alterées et estouffées par cette furieuse passion ambitieuse, à laquelle il se laissa si fort emporter qu'on peut aisément maintenir qu'elle tenoit le timon et le gouvernail de toutes ses actions. D'un homme [0322] liberal elle en rendit un voleur publique pour fournir à cette profusion et largesse, et luy fit dire ce vilain et tres-injuste mot, que si les plus meschans et perdus hommes du monde luy avoient esté fidelles au service de son agrandissement, il les cheriroit et avanceroit de son pouvoir aussi bien que les plus gens de bien; l'enyvra d'une vanité si extreme qu'il osoit se vanter en presence de ses concitoyens d'avoir rendu cette grande Republique Romaine un nom sans forme et sans corps, et dire que ses responces devoient meshuy servir de loix, et recevoir assis le corps du Senat venant vers luy, et souffrir qu'on l'adorat et qu'on luy fit en sa presence des honneurs divins. Somme, ce seul vice, à mon advis, perdit en luy le plus beau et le plus riche naturel qui fut onques, et a rendu sa memoire abominable à tous les gens de bien, pour avoir voulu chercher sa gloire de la ruyne de son pays et subversion de la plus puissante et fleurissante chose publique que le monde verra jamais. Il se pourroit bien, au contraire, trouver plusieurs exemples de grands personnages ausquels la volupté a faict oublier la conduicte de leurs affaires, comme Marcus Antonius et autres; mais où l'amour et l'ambition seroient en égale balance et viendroient à se chocquer de forces pareilles, je ne fay aucun doubte que cette-cy ne gaignast le pris de la maistrise. Or, pour me remettre sur mes brisées, c'est beaucoup de pouvoir brider nos appetits par le discours de la raison, ou de forcer nos membres, par violence, à se tenir en leur devoir; mais de nous foitter pour l'interest de nos voisins, de non seulement nous deffaire de cette douce passion qui nous chatouille, du plaisir que nous sentons de nous voir aggreables à autruy et aymez et recherchez d'un chascun, mais encore de prendre

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en haine et à contre-coeur nos graces qui en sont cause, et de condamner nostre beauté par ce que quelque autre s'en eschauffe, je n'en ay veu guere [0322v] d'exemples. Cettuy-cy en est: Spurina, jeune homme de la Toscane,

Qualis gemma micat, fulvum quae dividit aurum,
Aut collo decus aut capiti, vel quale, per artem
Inclusum buxo aut Oricia terebintho,
Lucet ebur,

estant doué d'une singuliere beauté, et si excessive que les yeux plus continents ne pouvoient en souffrir l'esclat continemment, ne se contentant point de laisser sans secours tant de fiévre et de feu qu'il alloit attisant par tout, entra en furieux despit contre soy-mesmes et contre ces riches presens que nature luy avoit faits, comme si on se devoit prendre à eux de la faute d'autruy, et détailla et troubla, à force de playes qu'il se fit à escient et de cicatrices, la parfaicte proportion et ordonnance que nature avoit si curieusement observée en son visage. Pour en dire mon advis, j'admire telles actions plus que je ne les honnore: ces excez sont ennemis de mes regles. Le dessein en fut beau et consciencieux, mais, à mon advis, un peu manque de prudence. Quoy ? si sa laideur servit depuis à en jetter d'autres au peché de mespris et de haine ou d'envie pour la gloire d'une si rare recommandation, ou de calomnie, interpretant cette humeur à une forcenée ambition. Y a il quelque forme de laquelle le vice ne tire, s'il veut, occasion à s'exercer en quelque maniere? Il estoit plus juste et aussi plus glorieux qu'il fist de ces dons de Dieu un subject de vertu examplaire et de reglement. Ceux qui se desrobent aux offices communs et à ce nombre infiny de regles espineuses à tant de visages qui lient un homme d'exacte preud'hommie en la vie civile, font, à mon gré, une belle espargne, quelque pointe d'aspreté peculiere qu'ils s'enjoignent. C'est aucunement mourir pour fuir la peine de bien vivre. Ils peuvent avoir autre pris; mais le pris de la difficulté, il ne m'a jamais semblé qu'ils l'eussent, ny qu'en malaisance, il y ait rien au delà de se tenir droit emmy les flots de la presse du monde, respondant et satisfaisant loyalement à tous les membres de sa charge. Il est à l'adventure plus facile de se passer nettement de tout le sexe, que de se maintenir deuement de tout point en la compaignie de sa femme; et a l'on de quoy couler plus incurieusement en

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la pauvreté qu'en l'abondance justement dispensée: l'usage conduict selon raison a plus d'aspreté que n'a l'abstinence. La moderation est vertu bien plus affaireuse que n'est la souffrance. Le bien vivre du jeune Scipion a mille façons; le bien vivre de Diogenes n'en a qu'une. Cette-cy surpasse d'autant en innocence les vies ordinaires, comme les exquises et accomplies la surpassent en utilité et en force.

Chapitre 34

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Observations sur les Moyens de Faire la Guerre de Julius Caesar

On recite de plusieurs chefs de guerre, qu'ils ont eu certains livres en particuliere recommandation: comme le grand Alexandre, Homere: Scipion l'Aphricain, Xenophon; Marcus Brutus, Polybius; Charles cinquiesme, Philippe de Comines; et dit-on, de ce temps, que Machiavel est encores ailleurs en credit; mais le feu Mareschal Strossy, qui avoit pris Caesar pour sa part, avoit sans doubte bien mieux choisi: car, à la verité, ce devroit estre le breviaire de tout homme de guerre, comme estant le vray et souverain patron de l'art militaire. Et Dieu sçait encore de quelle grace et de quelle beauté il a fardé cette riche matiere, d'une façon de dire si pure, si delicate et si parfaicte, que, à mon goust, il n'y a aucuns escrits au monde qui puissent estre comparables aux siens en cette partie. Je veux icy enregistrer certains traicts particuliers et rares, sur le faict [0323] de ses guerres, qui me sont demeurez en memoire. Son armée estant en quelque effroy pour le bruit qui couroit des grandes forces que menoit contre lui le Roy Juba, au lieu de rabatre l'opinion que ses soldats en avoyent prise et appetisser les moyens de son ennemy, les ayant faict assembler pour les r'asseurer et leur donner courage, il print une voye toute contraire à celle que nous avons accoustumé: car il leur dit qu'ils ne se missent plus en peine de s'enquerir des forces que menoit l'ennemy, et qu'il en avoit eu bien certain advertissement; et lors il leur en fit le nombre surpassant de beaucoup et la vérité et la renommée qui en couroit en son armée, suyvant ce que conseille Cyrus en Xenophon; d'autant que la tromperie n'est pas si grande de trouver les ennemis par effet plus foybles qu'on n'avoit esperé, que, les ayant jugez foybles par reputation, les trouver apres à la verité bien forts. Il accoustumoit sur tout ses soldats à obeyr simplement, sans se mesler de contreroller ou parler des desseins de leur capitaine, lesquels il ne leur communiquoit que sur le point de l'execution; et prenoit plaisir, s'ils en

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avoyent descouvert quelque chose, de changer sur le champ d'advis pour les tromper; et souvent, pour cet effect, ayant assigné un logis en quelque lieu, il passoit outre et alongeoit la journée, notamment s'il faisoit mauvais temps et pluvieux. Les Souisses, au commencement de ses guerres de Gaule, ayans envoyé vers luy pour leur donner passage au travers des terres des Romains, estant deliberé de les empescher par force, il leur contrefit toutes-fois un bon visage, et print quelques jours de delay à leur faire responce, pour se servir de ce loisir à assembler son armée. Ces pauvres gens ne sçavoyent pas combien il estoit excellent mesnager du temps: car il redit maintes-fois que c'est la plus souveraine partie d'un capitaine que la science de prendre au point les occasions, et la diligence, qui est en ses exploits [0323v] à la verité inouye et incroyable. S'il n'estoit guiere conscientieux en cela, de prendre advantage sur son ennemy sous couleur d'un traité d'accord, il l'estoit aussi peu en ce qu'il ne requeroit en ses soldats autre vertu que la vaillance, ny ne punissoit guiere autres vices que la mutination et la desobeïssance. Souvent, apres ses victoires, il leur lachoit la bride à toute licence, les dispensant pour quelque temps des regles de la discipline militaire, adjoutant à cela qu'il avoit des soldats si bien creez que, tous perfumez et musquez, ils ne laissoient pas d'aller furieusement au combat. De vray, il aymoit qu'ils fussent richement armez, et leur faisoit porter des harnois gravez, dorez et argentez, afin que le soing de la conservation de leurs armes les rendit plus aspres à se defendre. Parlant à eux, il les appelloit du nom de compaignons, que nous usons encore: ce qu'Auguste, son successeur, reforma, estimant qu'il l'avoit fait pour la necessité de ses affaires et pour flater le coeur de ceux qui ne le suyvoient que volontairement;

Rheni mihi Caesar in undis
Dux erat, hic socius: facinus quos inquinat, aequat;

mais que cette façon estoit trop rabaissée pour la dignité d'un Empereur et general d'armée, et remit en train de les appeller seulement soldats. A cette courtoisie Caesar mesloit toutes-fois une grande severité à les reprimer. La neufiesme legion s'estant mutinée au pres de Plaisance, il la cassa avec ignominie, quoy que Pompeius fut lors encore en pieds, et ne la reçeut en grace qu'avec plusieurs supplications. Il les rapaisoit plus par authorité et par audace, que par douceur.

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Là où il parle de son passage de la riviere du Rhin vers l'Alemaigne, il dit qu'estimant indigne de l'honneur du peuple Romain qu'il passast son armée à navires, il fit dresser un pont afin qu'il passat à pied ferme. Ce fut là qu'il batist ce pont admirable dequoy il dechifre particulierement la [0324] fabrique: car il ne s'arreste si volontiers en nul endroit de ses faits, qu'à nous representer la subtilité de ses inventions en telle sorte d'ouvrages de main. J'y ay aussi remarqué cela, qu'il fait grand cas de ses exhortations aux soldats avant le combat: car, où il veut montrer avoir esté surpris ou pressé, il allegue tousjours cela, qu'il n'eust pas seulement loysir de haranguer son armée. Avant cette grande bataille contre ceux de Tournay: Caesar, dict-il, ayant ordonné du reste, courut soudainement où la fortune le porta, pour enhorter ses gens; et rencontrant la dixiesme legion, il n'eust loisir de leur dire, sinon qu'ils eussent souvenance de leur vertu accoustumée, qu'ils ne s'estonnassent point et soustinsent hardiment l'effort des adversaires; et par ce que l'ennemy estoit des-jà approché à un jet de trait, il donna le signe de la bataille; et de là estant passé soudainement ailleurs pour en encourager d'autres, il trouva qu'ils estoyent des-jà aux prises. Voylà ce qu'il en dict en ce lieu là. De vray, sa langue luy a fait en plusieurs lieux de bien notables services; et estoit, de son temps mesme, son eloquence militaire en telle recommendation que plusieurs en son armée recueilloyent ses harangues; et par ce moyen il en fut assemblé des volumes qui ont duré long temps apres luy. Son parler avoit des graces particulieres, si que ses familiers, et, entre autres, Auguste, oyant reciter ce qui en avoit esté recueilli, reconnoissoit jusques aux phrases et aux mots ce qui n'estoit pas du sien. La premiere fois qu'il sortit de Rome avec charge publique, il arriva en huit jours à la riviere du Rhone, ayant dans sa coche devant luy un secretaire ou deux qui escrivoyent sans cesse, et derriere luy celuy qui portoit son espée. Et certes, quand on ne feroit qu'aler, à peine pourroit on atteindre à cette promptitude dequoy, tousjours victorieux, ayant laissé la Gaule et suyvant [0324v] Pompeius à Brindes, il subjuga l'Italie en dix-huict jours, revint de Brindes à Rome; de Rome il s'en alla au fin fonds de l'Espaigne, où il passa des difficultez extremes en la guerre contre Affranius et Petreius, et au long siege de Marseille. De là il s'en retourna en la Macedoine, battit l'armée Romaine à Pharsale, passa de là, suyvant Pompeius, en Aegypte, laquelle il subjuga; d'Aegypte il vint en Syrie et au pays du Pont où il combatit Pharnaces; de là en Afrique, où il deffit Scipion et Juba, et rebroussa encore par l'Italie en Espaigne, où il deffit les enfans de Pompeius,

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Ocior et coeli flammis et tigride foeta.
Ac veluti montis saxum de vertice praeceps
Cum ruit avulsum vento, seu turbidus imber
Proluit, aut annis solvit sublapsa vetustas,
Fertur in abruptum magno mons improbus actu,
Exultatque solo, silvas, armenta virosque
Involvens secum.

Parlant du siege d'Avaricum, il dit que c'estoit sa coustume de se tenir nuict et jour pres des ouvriers, qu'il avoit en besoigne. En toutes entreprises de consequence, il faisoit tousjours la descouverte luy mesme, et ne passa jamais son armée en lieu qu'il n'eut premierement reconnu. Et, si nous croyons Suetone, quand il fit l'entreprise de trajetter en Angleterre il fut le premier à sonder le gué. Il avoit accoustumé de dire qu'il aimoit mieux la victoire qui se conduisoit par conseil, que par force. Et, en la guerre contre Petreius et Afranius, la fortune luy presentant une bien apparante occasion d'advantage, il la refusa, dit-il, esperant avec un peu plus de longueur, mais moins de hazard, venir à bout de ses ennemis. Il fit aussi là un merveilleux traict, de commander à tout son ost de passer à nage la riviere sans aucune necessité,

rapuitque ruens in praelia miles, [0325]
Quod fugiens timuisset, iter; mox uda receptis
Membra fovent armis, gelidosque a gurgite, cursu
Restituunt artus.

Je le trouve un peu plus retenu et consideré en ses entreprinses qu'Alexandre: car cettuy-cy semble rechercher et courir à force les dangiers, comme un impetueux torrent qui choque et attaque sans discretion et sans chois tout ce qu'il rencontre:

Sic tauri-formis volvitur Aufidus,
Qui Regna Dauni perfluit Appuli,
Dum saevit, horrendamque cultis
Diluviem meditatur agris.

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Aussi estoit-il embesoigné en la fleur et premiere chaleur de son aage, là où Caesar s'y print estant des-jà meur et bien avancé. Outre ce qu'Alexandre estoit d'une temperature plus sanguine, colere et ardente, et si esmouvoit encore cette humeur par le vin, duquel Caesar estoit tres-abstinent: mais où les occasions de la necessité se presentoyent et où la chose le requeroit, il ne fut jamais homme faisant meilleur marché de sa personne. Quant à moy, il me semble lire en plusieurs de ses exploits une certaine resolution de se perdre, pour fuyr la honte d'estre vaincu. En cette grande bataille qu'il eut contre ceux de Tournay, il courut se presenter à la teste des ennemis sans bouclier, comme il se trouva, voyant la pointe de son armée s'esbranler: ce qui luy est advenu plusieurs autres-fois. Oyant dire que ses gens estoyent assiegez, il passa desguisé au travers l'armée ennemie pour les aller fortifier de sa presence. Ayant trajecté à Dirrachium avec bien petites forces, et voyant que le reste de son armée, qu'il avoit laissée à conduire à Antonius, tardoit à le suivre, il entreprit luy seul de repasser la mer par une tres-grande tormente, et se desroba pour aller reprendre luy mesme le reste de ses forces, les ports de delà et [0325v] toute la mer estant saisie par Pompeius. Et quant aux entreprises qu'il a faites à main armée, il y en a plusieurs qui surpassent en hazard tout discours de raison militaire: car avec combien foibles moyens entreprint-il de subjuguer le Royaume d'Aegypte, et, depuis, d'aller attaquer les forces de Scipion et de Juba, de dix parts plus grandes que les siennes? Ces gens là ont eu je ne sçay quelle plus qu'humaine confiance de leur fortune. Et disoit-il qu'il failloit executer, non pas consulter, les hautes entreprises. Apres la bataille de Pharsale, ayant envoyé son armée devant en Asie, et passant avec un seul vaisseau le destroit de l'Helespont, il rencontra en mer Lucius Cassius avec dix gros navires de guerre; il eut le courage non seulement de l'attendre, mais de tirer droit vers luy et le sommer de se rendre; et en vint à bout. Ayant entrepris ce furieux siege d'Alexia, où il y avoit quatre vints mille hommes de deffence, toute la Gaule s'estant eslevée pour luy courre sus et lever le siege, et dressé une armée de cent neuf mille chevaux et de deux cens quarante mille hommes de pied, quelle hardiesse et maniacle confiance fut ce de n'en vouloir abandonner son entreprise et se resoudre à deux si grandes difficultez ensemble? Lesquelles toutesfois il soustint; et, apres avoir gaigné cette grande bataille contre ceux de dehors, rengea bien tost à sa mercy ceux qu'il tenoit enfermez. Il en advint autant à Lucullus au siege de

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Tigranocerta contre le Roy Tigranes, mais d'une condition dispareille, veu la mollesse des ennemis à qui Lucullus avoit affaire. Je veux icy remarquer deux rares evenemens et extraordinaires sur le fait de ce siege d'Alexia: l'un, que les Gaulois, s'assemblans pour venir trouver là Caesar, ayans faict denombrement de toutes leurs forces, resolurent en leur conseil de retrancher une bonne partie de cette grande multitude, de peur qu'ils n'en [0326] tombassent en confusion. Cet exemple est nouveau de craindre à estre trop; mais, à le bien prendre, il est vray-semblable que le corps d'une armée doit avoir une grandeur moderée et reglée à certaines bornes, soit pour la difficulté de la nourrir, soit pour la difficulté de la conduire et tenir en ordre. Au-moins seroit il bien aisé à verifier, par exemple, que ces armées monstrueuses en nombre n'ont guere rien fait qui vaille. Suivant le dire de Cyrus en Xenophon, que ce n'est pas le nombre des hommes, ains le nombre des bons hommes, qui faict l'advantage, le demeurant servant plus de destourbier que de secours. Et Bajazet print le principal fondement à sa resolution de livrer journée à Tamburlan, contre l'advis de tous ses capitaines, sur ce que le nombre innombrable des hommes de son ennemy lui donnoit certaine esperance de confusion. Scanderberch, bon juge et tres expert, avoit accoustumé de dire que dix ou douze mille combattans fideles devoient baster à un suffisant chef de guerre pour garantir sa reputation en toute sorte de besoin militaire. L'autre point, qui semble estre contraire et à l'usage et à la raison de la guerre, c'est que Vercingentorix, qui estoit nommé chef et general de toutes les parties des Gaules revoltées, print party de s'aller enfermer dans Alexia. Car celuy qui commande à tout un pays ne se doit jamais engager qu'au cas de cette extremité qu'il y alat de sa derniere place et qu'il n'y eut rien plus à esperer qu'en la deffence d'icelle; autrement il se doit tenir libre, pour avoir moyen de pourvoir en general à toutes les parties de son gouvernement. Pour revenir à Caesar, il devint, avec le temps, un peu plus tardif et plus consideré, comme tesmoigne son familier Oppius: estimant qu'il ne devoit aysement hazarder l'honneur de tant de victoires, lequel une seule defortune luy pourroit faire perdre. C'est ce que disent les Italiens, quand ils veulent reprocher cette hardiesse temeraire qui se void aux jeunes gens, les nommant necessiteux d'honneur, bisognosi d'honore, et qu'estant encore en cette grande faim et disete de reputation, ils ont raison de la chercher à quelque pris que ce soit, ce que ne doivent pas faire ceux qui en ont desjà acquis à suffisance. Il y peut avoir quelque

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juste moderation en ce desir de gloire, et quelque sacieté en cet appetit, comme aux autres; assez de gens le practiquent ainsi. Il estoit bien esloigné de cette religion des anciens Romains, qui ne se vouloyent prevaloir en leurs guerres que de la vertu simple [0326v] et nayfve; mais encore y apportoit il plus de conscience que nous ne ferions à cette heure, et n'approuvoit pas toutes sortes de moyens pour acquerir la victoire. En la guerre contre Ariovistus, estant à parlementer avec luy, il y survint quelque remuement entre les deux armées, qui commença par la faute des gens de cheval d'Ariovistus; sur ce tumulte, Caesar se trouva avoir fort grand advantage sur ses ennemis; toutesfois il ne s'en voulut point prevaloir, de peur qu'on luy peut reprocher d'y avoir procedé de mauvaise foy. Il avoit accoustumé de porter un accoustrement riche au combat et de couleur esclatante pour se faire remarquer. Il tenoit la bride plus estroite à ses soldats, et les tenoit plus de court? estant pres des ennemis. Quand les anciens Grecs vouloyent accuser quelqu'un d'extreme insuffisance, ils disoyent en commun proverbe qu'il ne sçavoit ny lire ny nager. Il avoit cette mesme opinion, que la science de nager estoit tres-utile à la guerre, et en tira plusieurs commoditez: s'il avoit à faire diligence, il franchissoit ordinairement à nage les rivieres qu'il rencontroit, car il aymoit à voyager à pied comme le grand Alexandre. En Aegypte, ayant esté forcé, pour se sauver, de se mettre dans un petit bateau, et tant de gens s'y estant lancez quant et luy qu'il estoit en danger d'aller à fons, il ayma mieux se jetter en la mer et gaigna sa flote à nage, qui estoit plus de deux cents pas de là, tenant en sa main gauche ses tablettes hors de l'eau et trainant à belles dents sa cotte d'armes, afin que l'ennemy n'en jouyt, estant des-jà bien avancé sur l'eage. Jamais chef de guerre n'eust tant de creance sur ses soldats: au commancement de ses guerres civiles, les centeniers luy offrirent de soudoyer, chacun sur sa bourse, un homme d'armes; et les gens de pied, de le servir à leurs despens, ceux qui estoyent plus aysez entreprenants encore à deffrayer les plus necessiteux. [0327] Feu monsieur l'Admiral de Chatillon nous fit veoir dernierement un pareil cas en nos guerres civiles, car les François de son armée fournissoient de leurs bourses au payement des estrangers qui l'accompaignoient; il ne se trouveroit guiere d'exemples d'affection si ardente et si preste parmy ceux qui marchent dans le vieux train, soubs l'ancienne police des loix. La passion nous commande bien plus vivement que la raison. Il est pourtant advenu, en la guerre contre Annibal, qu'à l'exemple de

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la liberalité du peuple Romain en la ville, les gendarmes et Capitaines refusarent leur paye; et appelloit on au camp de Marcellus mercenaires ceux qui en prenoient. Ayant eu du pire aupres de Dirrachium, ses soldats se vindrent d'eux mesmes offrir à estre chastiez et punis, de façon qu'il eust plus à les consoler qu'à les tencer. Une sienne seule cohorte soustint quatre legions de Pompeius plus de quatre heures, jusques à ce qu'elle fut quasi toute deffaicte à coups de trait; et se trouva dans la trenchée cent trente mille flesches. Un soldat nommé Scaeva, qui commandoit à une des entrées, s'y maintint invincible, ayant un oeil crevé, une espaule et une cuisse percées, et son escu faucé en deux cens trente lieux. Il est advenu à plusieurs de ses soldats pris prisonniers d'accepter plustost la mort que de vouloir promettre de prendre autre party. Granius Petronius pris par Scipion en Affrique, Scipion, ayant faict mourir ses compaignons, luy manda qu'il luy donnoit la vie, car il estoit homme de reng et questeur. Petronius respondit que les soldats de Caesar avoient accoustumé de donner la vie aux autres, non la recevoir; et se tua tout soudain de sa main propre. Il y a infinis exemples de leur fidelité: il ne faut pas oublier le traict de ceux qui furent assiegez à Salone, ville partizane pour Caesar contre Pompeius, pour un rare accident qui y advint. Marcus Octavius les tenoit assiegez; ceux de dedans estans reduits en extreme necessité de toutes choses, en maniere que, pour supplier au deffaut qu'ils avoient d'hommes, la plus part d'entre eux y estans morts et blessez, ils avoient mis en liberté tous leurs esclaves, et pour le service de leurs engins avoient esté contraints de coupper les cheveux de toutes les femmes pour en faire [0327v] des cordes, outre une merveilleuse disette de vivres, et ce neant moins resolus de jamais ne se rendre. Apres avoir trainé ce siege en grande longueur, d'où Octavius estoit devenu plus nonchalant et moins attentif à son entreprinse, ils choisirent un jour sur le midy, et, ayant rangé les femmes et les enfans sur leurs murailles pour faire bonne mine, sortirent en telle furie sur les assiegeans qu'ayant enfoncé le premier, le second et tiers corps de garde, et le quatriesme et puis le reste, et ayant fait du tout abandonner les tranchées, les chasserent jusques dans les navires; et Octavius mesmes se sauva à Dyrrachium, où estoit Pompeius. Je n'ay point memoire pour cett' heure d'avoir veu aucun autre exemple où les assiegez battent en gros les assiegeans et gaignent la maistrise de la campaigne, ny qu'une sortie ait tiré en consequence une pure et entiere victoire de bataille.

Chapitre 35

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De Trois Bonnes Femmes

Il n'en est pas à douzaines, comme chacun sçait, et notamment aux devoirs de mariage: car c'est un marché plein de tant d'espineuses circonstances qu'il est malaisé que la volonté d'une femme s'y maintienne entiere long temps. Les hommes, quoy qu'ils y soient avec un peu meilleure condition, y ont prou affaire. La touche d'un bon mariage, et sa vraye preuve, regarde le temps que la societé dure: si elle a esté constamment douce, loyalle et commode. En nostre siecle, elles reservent plus communéement à estaller leurs bons offices et la vehemence de leur affection envers leurs maris perdus; cherchent au moins lors à donner tesmoignage de leur bonne volonté. Tardif tesmoignage et hors de saison' Elles preuvent plustost par là qu'elles ne les aiment que morts. La vie est plaine de combustion; le trespas, d'amour et de courtoisie. Comme les peres cachent l'affection envers leurs enfans, elles volontiers, de mesmes, cachent la leur [0328] envers le mary pour maintenir un honneste respect. Ce mistere n'est pas de mon goust: elles ont beau s'escheveler et esgratigner, je m'en vois à l'oreille d'une femme de chambre et d'un secretaire: Comment estoient-ils ? Comment ont-ils vescu ensemble? Il me souvient tousjours de ce bon mot: jactantius moerent, quae minus dolent. Leur rechigner est odieux aux vivans et vain aux morts. Nous dispenserons volontiers qu'on rie apres, pourveu qu'on nous rie pendant la vie. Est ce pas de quoy resusciter de despit, qui m'aura craché au nez pendant que j'estoy, me vienne froter les pieds quand je commence à n'estre plus. S'il y a quelque honneur à pleurer les maris, il n'appartient qu'à celles qui leur ont ry: celles qui ont pleuré en la vie, qu'elles rient en la mort, au dehors comme au dedans. Aussi ne regardez pas à ces yeux moites et à cette piteuse voix; regardez ce port, ce teinct et l'embonpoinct de ces joues soubs ces grands voiles: c'est par-là qu'elle parle françois. Il en est peu de qui la santé n'aille en amendant, qualité qui ne sçait pas mentir. Cette

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ceremonieuse contenance ne regarde pas tant derriere soy que devant; c'est acquest plus que payement. En mon enfance, une honneste et tres-belle dame, qui vit encores, vefve d'un prince, avoit je ne sçay quoy plus en sa parure qu'il n'est permis par les loix de nostre vefvage; à ceux qui le lui reprochoient: C'est, disoit elle, que je ne practique plus de nouvelles amitiez, et suis hors de volonté de me remarier. Pour ne disconvenir du tout à nostre usage, j'ay icy choisy trois femmes qui ont aussi employé l'effort de leur bonté et affection autour la mort de leurs maris; ce sont pourtant exemples un peu autres, et si pressans qu'ils tirent hardiment la vie en consequence. Pline le jeune avoit, pres d'une sienne maison, en Italie, un voisin merveilleusement tourmenté de quelques ulceres qui luy estoient survenus és parties honteuses. Sa femme, le voyant si longuement languir, le pria de permettre qu'elle veit à loisir et de pres l'estat de son mal, et qu'elle luy diroit plus franchement que aucun autre ce qu'il avoit à en esperer. Apres avoir obtenu cela de luy et [0328v] l'avoir curieusement consideré, elle trouva qu'il estoit impossible qu'il en peut guerir, et que tout ce qu'il avoit à attandre, c'estoit de trainer fort long temps une vie doloureuse et languissante: si luy conseilla, pour le plus seur et souverain remede, de se tuer; et le trouvant un peu mol à une si rude entreprise: Ne pense point, luy dit elle, mon amy, que les douleurs que je te voy souffrir, ne me touchent autant qu'à toy, et que, pour m'en delivrer, je ne me veuille servir moy-mesme de cette medecine que je t'ordonne. Je te veux accompaigner à la guerison comme j'ay fait à la maladie: oste cette crainte, et pense que nous n'aurons que plaisir en ce passage qui nous doit delivrer de tels tourmens: nous nous en irons heureusement ensemble. Cela dit, et ayant rechauffé le courage de son mary, elle resolut qu'ils se precipiteroient en la mer par une fenestre de leur logis qui y respondoit. Et pour maintenir jusques à sa fin cette loyale et vehemente affection dequoy elle l'avoit embrassé pendant sa vie, elle voulut encore qu'il mourust entre ses bras; mais, de peur qu'ils ne luy faillissent et que les estraintes de ses enlassemens ne vinssent à se relascher par la cheute et la crainte, elle se fit lier et attacher bien estroittement avec luy par le faux du corps, et abandonna ainsi sa vie pour le repos de celle de son mary. Celle-là estoit de bas lieu; et parmy telle condition de gens il n'est pas si nouveau d'y voir quelque traict de rare bonté,

extrema per illos
Justitia excedens terris vestigia fecit.

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Les autres deux sont nobles et riches, où les exemples de vertu se logent rarement. Arria, femme de Cecinna Paetus, personnage consulaire, fut mere d'un' autre Arria, femme de Thrasea Paetus, celuy duquel la vertu fut tant renommée du temps de Neron, et, par le moyen de ce gendre, mere-grand de Fannia, car la ressemblance des noms de ces hommes et [0329] femmes et de leurs fortunes en a fait mesconter plusieurs. Cette premiere Arria, Cecinna Paetus, son mary, ayant esté prins prisonnier par les gens de l'Empereur Claudius, apres la deffaicte de Scribonianus, duquel il avoit suivy le party, supplia ceux qui l'en amenoient prisonnier à Rome, de la recevoir dans leur navire, où elle leur seroit de beaucoup moins de despence et d'incommodité qu'un nombre de personnes qu'il leur faudroit pour le service de son mary, et qu'elle seule fourniroit à sa chambre, à sa cuisine et à tous autres offices. Ils l'en refuserent; et elle, s'estant jettée dans un bateau de pécheur qu'elle loua sur le champ, le suyvit en cette sorte depuis la Sclavonie. Comme ils furent à Rome, un jour, en presence de l'Empereur, Junia, vefve de Scribonianus, s'estant accostée d'elle familierement pour la societé de leurs fortunes, elle la repoussa rudement avec ces paroles: Moy, dit-elle, que je parle à toy, ny que je t'escoute, toy au giron de laquelle Scribonianus fut tué? et tu vis encore' Ces paroles, avec plusieurs autres signes, firent sentir à ses parents qu'elle estoit pour se deffaire elle-mesme, impatiente de supporter la fortune de son mary. Et Thrasea, son gendre, la suppliant sur ce propos de ne se vouloir perdre, et luy disant ainsi: Quoy ! si je courois pareille fortune à celle de Caecinna, voudriez vous que ma femme, vostre fille, en fit de mesme?--Comment donq ? si je le voudrois ? respondit-elle: ouy, ouy, je le voudrois, si elle avoit vescu aussi long temps et d'aussi bon accord avec toy que j'ay faict avec mon mary. Ces responces augmentoient le soing qu'on avoit d'elle, et faisoient qu'on regardoit de plus pres à ses deportemens. Un jour, apres avoir dict à ceux qui la gardoient: Vous avez beau faire, vous me pouvez bien faire plus mal mourir, mais de me garder de mourir, vous ne sçauriez, s'eslançant furieusement d'une chaire où elle estoit assise, s'alla de toute sa force chocquer la teste contre la paroy voisine; duquel coup estant cheute [0329v] de son long esvanouye et fort blessée, apres qu'on l'eut à toute peine faite revenir: Je vous disois bien, dit-elle, que si vous me refusiez quelque façon aisée de me tuer, j'en choisirois quelque autre, pour mal-aisée qu'elle fut. La fin d'une si admirable vertu fut telle: son mary Paetus n'ayant pas le coeur assez ferme de soy-mesme pour se donner la mort, à laquelle la cruauté de l'Empereur le rengeoit, un jour entre autres, apres avoir premierement emploié les discours et enhortements

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propres au conseil qu'elle luy donnoit à ce faire, elle print le poignart que son mary portoit, et le tenant trait en sa main, pour la conclusion de son exhortation: Fais ainsi, Paetus, luy dit-elle. Et en mesme instant, s'en estant donné un coup mortel dans l'estomach, et puis l'arrachant de sa playe, elle le luy presenta, finissant quant et quant sa vie avec cette noble, genereuse et immortelle parole: Paete, non dolet. Elle n'eust loisir que de dire ces trois paroles d'une si belle substance: Tien, Paetus, il ne m'a poinct faict mal:

Casta suo gladium cum traderet Arria Paeto,
Quem de visceribus traxerat ipsa suis:
Si qua fides, vulnus quod feci, non dolet, inquit;
Sed quod tu facies, id mihi, Paete, dolet.

Il est bien plus vif en son naturel et d'un sens plus riche: car et la playe et la mort de son mary, et les siennes, tant s'en faut qu'elles luy poisassent; qu'elle en avoit esté la conseillere et promotrice; mais, ayant fait cette haute et courageuse entreprinse pour la seule commodité de son mary, elle ne regarde qu'à luy encores au dernier trait de sa vie, et à luy oster la crainte de la suivre en mourant. Paetus se frappa tout soudain, de ce mesme glaive: honteux, à mon advis, d'avoir eu besoin d'un si cher et pretieux enseignement. Pompeia Paulina, jeune et tres-noble Dame Romaine, avoit espousé Seneque en son extreme vieillesse. Neron, son beau disciple, ayant envoyé ses [0330] satellités vers luy pour luy denoncer l'ordonnance de sa mort (ce qui se faisoit en cette maniere: quand les Empereurs Romains de ce temps avoient condamné quelque homme de qualité, ils luy mandoient par leurs officiers de choisir quelque mort à sa poste, et de la prendre dans tel ou tel delay qu'ils luy faisoient prescrire selon la trempe de leur cholere, tantost plus pressé, tantost plus long, luy donnant terme pour disposer pendant ce temps là de ses affaires, et quelque fois lui ostant le moyen de ce faire par la briefveté du temps; et si le condamné estrivoit à leur ordonnance, ils menoient des gens propres à l'executer, ou lui coupant les veines des bras et des jambes, ou luy faisant avaller du poison par force; mais les personnes d'honneur n'attendoient pas cette necessité, et se servoient de leurs propres medecins et chirurgiens à cet effet), Seneque ouit leur charge d'un visage paisible et asseuré, et apres demanda du papier pour faire son testament; ce que luy ayant esté refusé par le capitaine,

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se tournant vers ses amis: Puis que je ne puis, leur dit-il, vous laisser autre chose en reconnoissance de ce que je vous doy, je vous laisse au moins ce que j'ay de plus beau, à sçavoir l'image de mes meurs et de ma vie, laquelle je vous prie conserver en vostre mesmoire, affin qu'en ce faisant vous acqueriez la gloire de sinceres et veritables amis. Et quant et quant appaisant tantost l'aigreur de la douleur qu'il leur voyoit souffrir, par douces paroles, tantost roidissant sa voix pour les en tancer: Où sont, disoit-il, ces beaux preceptes de la philosophie? que sont devenues les provisions que par tant d'années nous avons faictes contre les accidents de la fortune? La cruauté de Neron nous estoit elle inconnue? Que pouvions nous attendre de celuy qui avoit tué sa mere et son frere, sinon qu'il fit encore mourir son gouverneur, qui l'a nourry et eslevé? Apres avoir dit ces paroles en commun, il se destourna à sa femme, et, l'embrassant estroittement, [0330v] comme, par la pesanteur de la douleur, elle deffailloit de coeur et de forces, la pria de porter un peu plus patiemment cet accident pour l'amour de luy, et que l'heure estoit venue où il avoit à montrer, non plus par discours et par disputes, mais par effect, le fruict qu'il avoit tiré de ses estudes, et que sans doubte il embrassoit la mort, non seulement sans douleur, mais avecques allegresse: Parquoy, m'amie, disoit-il, ne la des-honore par tes larmes, affin qu'il ne semble que tu t'aimes plus que ma reputation; appaise ta douleur et te console en la connoissance que tu as eu de moy et de mes actions, conduisant le reste de ta vie par les honnestes occupations ausquelles tu es adonnée. A quoy Paulina ayant un peu repris ses esprits et reschauffé la magnanimité de son courage par une tres-noble affection: Non, Seneca, respondit-elle, je ne suis pas pour vous laisser sans ma compaignie en telle necessité; je ne veux pas que vous pensiez que les vertueux exemples de vostre vie ne m'ayent encore appris à sçavoir bien mourir; et quand le pourroy-je ny mieux, ny plus honnestement, ny plus à mon gré, qu'avecques vous? Ainsi faictes estat que je m'en vay quant et vous. Lors Seneque, prenant en bonne part une si belle et glorieuse deliberation de sa femme, et pour se delivrer aussi de la crainte de la laisser apres sa mort à la mercy et cruauté de ses ennemys: Je t'avoy, Paulina, dit-il, conseillé ce qui servoit à conduire plus heureusement ta vie: tu aymes donc mieux l'honneur de la mort; vrayement je ne te l'envieray poinct: la constance et la resolution soyent pareilles à nostre commune fin, mais la beauté et la gloire soit plus grande de ta part. Cela fait, on leur couppa en mesme temps les veines des bras; mais par ce que celles de Seneque, reserrées tant par la vieillesse que par son abstinence, donnoient au sang le cours trop long et trop lache, il commanda qu'on luy couppat encore les veines

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des cuisses; [0331] et, de peur que le tourment qu'il en souffroit, n'attendrit le coeur de sa femme, et pour se delivrer aussy soy-mesme de l'affliction qu'il portoit de la veoir en si piteux estat, apres avoir tres-amoureusement pris congé d'elle, il la pria de permettre qu'on l'emportat en la chambre voisine, comme on feist. Mais, toutes ces incisions estant encore insuffisantes pour le faire mourir, il commande à Statius Anneus, son medecin, de luy donner un breuvage de poison, qui n'eust guiere non plus d'effect, car, pour la foiblesse et froideur des membres, elle ne peut arriver jusques au coeur. Par ainsin on luy fit outre-cela aprester un baing fort chaud; et lors, sentant sa fin prochaine, autant qu'il eust d'haleine, il continua des discours tres-excellans sur le suject de l'estat où il se trouvoit, que ses secretaires recueillirent tant qu'ils peurent ouyr sa voix, et demeurerent ses parolles dernieres long temps despuis en credit et honneur és mains des hommes (ce nous est une bien facheuse perte qu'elles ne soyent venues jusques à nous). Comme il sentit les derniers traicts de la mort, prenant de l'eau du being toute sanglante, il en arrousa sa teste en disant: Je voue cette eau à Juppiter le liberateur. Neron, adverty de tout cecy, craignant que la mort de Paulina, qui estoit des mieux apparentées dames Romaines et envers laquelle il n'avoit nulles particulieres inimitiez, luy vint à reproche, renvoya en toute diligence luy faire r'atacher ses playes: ce que ses gens d'elle firent sans son sçeu, estant des-jà demy morte et sans aucun sentiment. Et ce que, contre son dessein, elle vesquit dépuis, ce fut tres-honorablement et comme il appartenoit à sa vertu, montrant par la couleur blesme de son visage combien elle avoit escoulé de vie par ses blessures. Voylà mes trois contes tres-veritables, que je trouve aussi plaisans et tragiques que ceux que nous forgeons à nostre poste pour donner plaisir au commun; et m'estonne que ceux qui [0331v] s'adonnent à cela, ne s'avisent de choisir plutost dix mille tres-belles histoires qui se rencontrent dans les livres, où ils auroient moins de peine et apporteroient plus de plaisir et profit. Et qui en voudroit bastir un corps entier et s'entretenant, il ne faudroit qu'il fournit du sien que la liaison, comme la soudure d'un autre metal; et pourroit entasser par ce moyen force veritables evenemens de toutes sortes, les disposant et diversifiant, selon que la beauté de l'ouvrage le requerroit, à peu pres comme Ovide a cousu et r'apiecé sa Metamorphose, de ce grand nombre de fables diverses. En ce dernier couple, cela est encore digne d'estre consideré, que Paulina offre volontiers à quiter la vie pour l'amour de son mary, et que son mary avoit autre-fois quitté aussi la mort pour l'amour d'elle. Il n'y

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a pas pour nous grand contre-pois en cet eschange; mais, selon son humeur Stoïque, je croy qu'il pensoit avoir autant faict pour elle, d'alonger sa vie en sa faveur, comme s'il fut mort pour elle. En l'une des lettres qu'il escrit à Lucilius, apres qu'il luy a fait entendre comme, la fiebvre l'ayant pris à Rome, il monta soudain en coche pour s'en aller à une sienne maison aux champs, contre l'opinion de sa femme qui le vouloit arrester, et qu'il luy avoit respondu que la fiebvre qu'il avoit, ce n'estoit pas fiebvre du corps, mais du lieu, il suit ainsin: Elle me laissa aller, me recommandant fort ma santé. Or, moy qui sçay que je loge sa vie en la mienne, je commence de pourvoir à moy pour pourvoir à elle: le privilege que ma viellesse m'avoit donné, me rendant plus ferme et plus resolu à plusieurs choses, je le pers, quand il me souvient qu'en ce vieillard il y en a une jeune à qui je profite. Puis que je ne la puis ranger à m'aymer plus courageusement, elle me renge à m'aymer moymesme plus curieusement: car il faut prester quelque chose aux honnestes affections; et par fois, encore que les [0332] occasions nous pressent au contraire, il faut r'appeller la vie, voire avecque tourment; il faut arrester l'ame entre les dents, puis que la loy de vivre, aux gens de bien, ce n'est pas autant qu'il leur plait, mais autant qu'ils doivent. Celuy qui n'estime pas tant sa femme ou un sien amy que d'en allonger sa vie, et qui s'opiniastre à mourir, il est trop delicat et trop mol: il faut que l'ame se commande cela, quand l'utilité des nostres le requiert; il faut par fois nous prester à nos amis, et, quand nous voudrions mourir pour nous, interrompre notre dessein pour eux. C'est tesmoignage de grandeur de courage, de retourner en la vie pour la consideration d'autruy, comme plusieurs excellens personnages ont faict; et est un traict de bonté singuliere de conserver la vieillesse (de laquelle la commodité plus grande, c'est la nonchalance de sa durée et un plus courageux et desdaigneux usage de la vie), si on sent que cet office soit doux, agreable et profitable à quelqu'un bien affectionné. Et en reçoit on une tres-plaisante recompense, car qu'est-il plus doux que d'estre si cher à sa femme qu'en sa consideration on en devienne plus cher à soy-mesme? Ainsi ma Pauline m'a chargé non seulement sa crainte, mais encore la mienne. Ce ne m'a pas esté assez de considerer combien resoluement je pourrois mourir, mais j'ay aussi consideré combien irresoluement elle le pourroit souffrir. Je me suis contrainct à vivre, et c'est quelquefois magnanimité que vivre. Voylà ses mots, excellens comme est son usage.

Chapitre 36

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Des Plus Excellens Hommes

Si on me demandoit le chois de tous les hommes qui sont venus à ma connoissance, il me semble en trouver trois excellens au dessus de tous les autres. L'un Homere: non pas qu'Aristote ou Varro (pour exemple) ne fussent à [0332v] l'adventure aussi sçavans que luy, ny possible encore qu'en son art mesme Vergile ne luy soit comparable: je le laisse à juger à ceux qui les connoissent tous deux. Moy qui n'en connoy que l'un, puis dire cela seulement selon ma portée, que je ne croy pas que les Muses mesmes allassent au delà du Romain:

Tale facit carmen docta testudine, quale
Cynthius impositis temperat articulis.

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Toutesfois, en ce jugement, encore ne faudroit il pas oublier que c'est principalement d'Homere que Vergile tient sa suffisance; que c'est son guide et maistre d'escole, et qu'un seul traict de l'Iliade a fourny de corps et de matiere à cette grande et divine Eneide. Ce n'est pas ainsi que je conte: j'y mesle plusieurs autres circonstances qui me rendent ce personnage admirable, quasi au dessus de l'humaine condition. Et, à la verité, je m'estonne souvent que luy, qui a produit et mis en credit au monde plusieurs deitez par son auctorité, n'a gaigné reng de Dieu luy mesme. Estant aveugle, indigent; estant avant que les sciences fussent redigées en regle et observations certaines, il les a tant connues que tous ceux qui se sont meslez depuis d'establir des polices, de conduire guerres, et d'escrire ou de la religion ou de la philosophie, en quelque secte que ce soit, ou des ars, se sont servis de luy comme d'un maistre tres-parfaict en la connoissance de toutes choses, et de ses livres comme d'une pepiniere de toute espece de suffisance,

Qui quid sit pulchrum, quid turpe, quid utile, quid non,
Plenius ac melius Chrysippo ac Crantore dicit;

et, comme dit l'autre,

A quo, ceu fonte perenni,
Vatum Pyeriis labra rigantur aquis.

Et l'autre,

Adde Heliconiadum comites, quorum unus Homerus [0333]
Astra potitus.

Et l'autre,

Cujusque ex ore profuso
Omnis posteritas latices in carmina duxit,
Amnémque in tenues ausa est deducere rivos,
Unius foecunda bonis.

C'est contre l'ordre de nature qu'il a faict la plus excellente production qui puisse estre: car la naissance ordinaire des choses, elle est imparfaicte;

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elles s'augmentent, se fortifient par l'accroissance: l'enfance de la poesie et de plusieurs autres sciences, il l'a rendue meure, parfaicte et accomplie. A cette cause le peut on nommer le premier et dernier des poetes, suyvant ce beau tesmoignage que l'antiquité nous a laissé de luy, que, n'ayant eu nul qu'il peut imiter avant luy, il n'a eu nul apres luy qui le peut imiter. Ses parolles, selon Aristote, sont les seules parolles qui ayent mouvement et action; ce sont les seuls mots substantiels. Alexandre le grand, ayant rencontré parmy les despouilles de Darius un riche coffret, ordonna que on le luy reservat pour y loger son Homere, disant que c'estoit le meilleur et plus fidelle conseiller qu'il eut en ses affaires militaires. Pour cette mesme raison disoit Cleomenes, fils d'Anaxandridas, que c'estoit le Poete des Lacedemoniens, par ce qu'il estoit tres-bon maistre de la discipline guerriere. Cette louange singuliere et particuliere luy est aussi demeurée, au jugement de Plutarque, que c'est le seul autheur du monde qui n'a jamais soulé ne dégousté les hommes, se montrant aux lecteurs tousjours tout autre, et fleurissant tousjours en nouvelle grace. Ce folastre d'Alcibiades, ayant demandé à un qui faisoit profession des lettres, un livre d'Homere, luy donna un soufflet par ce qu'il n'en avoit point: comme qui trouveroit un de nos prestres sans breviaire. Xenophanes se pleignoit un jour à Hieron, tyran de Syracuse, [0333v] de ce qu'il estoit si pauvre qu'il n'avoit dequoy nourrir deux serviteurs: Et quoy, luy respondit-il, Homere, qui estoit beaucoup plus pauvre que toy, en nourrit bien plus de dix mille, tout mort qu'il est. Que n'estoit ce dire, à Panaetius, quand il nommoit Platon l'Homere des philosophes? Outre cela, quelle gloire se peut comparer à la sienne? Il n'est rien qui vive en la bouche des hommes comme son nom et ses ouvrages; rien si cogneu et si reçeu que Troye, Helene et ses guerres, qui ne furent à l'advanture jamais. Nos enfans s'appellent encore des noms qu'il forgea il y a plus de trois mille ans. Qui ne cognoit Hector et Achilles? Non seulement aucunes races particulieres, mais la plus part des nations cherchent origine en ses inventions. Mahumet, second de ce nom, Empereur des Turcs, escrivant à nostre Pape Pie second: Je m'estonne, dit-il, comment les Italiens se bandent contre moy, attendu que nous avons nostre origine commune des Troyens, et que j'ay comme eux interest de venger le sang d'Hector sur les Grecs, lesquels ils vont favorisant contre moy. N'est-ce pas une noble farce de laquelle les Roys, les choses publiques et les Empereurs vont jouant leur personnage tant de siecles, et à laquelle tout ce grand univers sert de theatre? Sept villes Grecques entrarent en debat du lieu de sa naissance, tant son obscurité mesmes luy apporta d'honneur:

Smyrna, Rhodos, Colophon, Salamis, Chios, Argos, Athemae.

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L'autre, Alexandre le Grand. Car qui considerera l'aage qu'il commença ses entreprises; le peu de moyen avec lequel il fit un si glorieux dessein; l'authorité qu'il gaigna en cette sienne enfance parmy les plus grands et experimentez capitaines du monde desquels il estoit suyvi; la faveur extraordinaire dequoy fortune embrassa et favorisa tant de siens exploits hazardeux, et à peu que je ne die temeraires:

impellens quicquid sibi summa petenti
Obstaret, gaudensque viam fecisse ruina;

[0334] cette grandeur, d'avoir, à l'aage de trente trois ans, passé victorieux toute la terre habitable, et en une demye vie avoir atteint tout l'effort de l'humaine nature, si que vous ne pouvez imaginer sa durée legitime et la continuation de son accroissance en vertu et en fortune jusques à un juste terme d'aage, que vous n'imaginez quelque chose au dessus de l'homme; d'avoir faict naistre de ses soldats tant de branches royales, laissant apres sa mort le monde en partage à quatre successeurs, simples capitaines de son armée, desquels les descendans ont dépuis si long temps duré, maintenant cette grande possession; tant d'excellentes vertus qui estoyent en luy, justice, temperance, liberalité, foy en ses parolles, amour envers les siens, humanité envers les vaincus (car ses meurs semblent à la verité n'avoir aucun juste reproche, ouy bien aucunes de ses actions particulieres, rares et extraordinaires; mais il est impossible de conduire si grands mouvemens avec les reigles de la justice: telles gens veulent estre jugez en gros par la maistresse fin de leurs actions. La ruyne de Thebes, le meurtre de Menander et du Medecin d'Ephestion, de tant de prisonniers Persiens à un coup, d'une troupe de soldats Indiens non sans interest de sa parolle, des Cosseïens jusques aux petits enfans, sont saillies un peu mal excusables. Car, quant à Clytus, la faute en fut amendée outre son pois, et tesmoigne cette action, autant que toute autre, la debonnaireté de sa complexion, et que c'estoit de soy une complexion excellemment formée à la bonté; et a esté ingenieusement dict de luy qu'il avoit de la Nature ses vertus, de la Fortune ses vices. Quant à ce qu'il estoit un peu vanteur, un peu trop impatient d'ouyr mesdire de soy, et quant à ses mangeoires, armes et mors? qu'il fit semer aux Indes, toutes ces choses me semblent pouvoir estre condonnées à son aage et à l'estrange prosperité de sa fortune); qui considerera quand et quand tant de vertus militaires, diligence,

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pourvoyance, patience, discipline, subtilité, magnanimité, resolution, bonheur, en quoy, quand l'authorité [0334v] d'Hannibal ne nous l'auroit apris, il a esté le premier des hommes; les rares beautez et conditions de sa personne jusques au miracle; ce port et ce venerable maintien soubs un visage si jeune, vermeil et flamboyant;

Qualis, ubi Oceani perfusus lucifer unda,
Quem Venus ante alios astrorum diligit ignes,
Extulit os sacrum coelo, tenebrasque resolvit;

l'excellence de son sçavoir et capacité; la durée et grandeur de sa gloire, pure, nette, exempte de tache et d'envie; et qu'encore long temps apres sa mort ce fut une religieuse croyance d'estimer que ses medailles portassent bon-heur à ceux qui les avoyent sur eux; et que plus de Roys et Princes ont escrit ses gestes qu'autres Historiens n'ont escrit les gestes d'autre Roy ou Prince que ce soit, et qu'encore à present les Mahumetans, qui mesprisent toutes autres histoires, reçoivent et honnorent la sienne seule par special priviliege: il confessera, tout cela mis ensemble, que j'ay eu raison de le preferer à Caesar mesme, qui seul m'a peu mettre en doubte du chois. Et il ne se peut nier qu'il n'y aye plus du sien en ses exploits, plus de la fortune en ceux d'Alexandre. Ils ont eu plusieurs choses esgales, et Caesar à l'adventure aucunes plus grandes. Ce furent deux feux ou deux torrens à ravager le monde par divers endroits,

Et velut immissi diversis partibus ignes
Arentem in silvam et virgulta sonantia lauro;
Aut ubi decursu rapido de montibus altis
Dant sonitum spumosi amnes et in aequora currunt,
Quisque suum populatus iter.

Mais quand l'ambition de Caesar auroit de soy plus de moderation, elle a tant de mal'heur, ayant rencontré ce vilain subject de la ruyne de son pays et de l'empirement universel du monde, que
toutes pieces ramassées et mises en la balance, je ne puis que je ne panche du costé d'Alexandre.

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Le tiers et le plus excellent, à mon gré, c'est Epaminondas. De gloire, il n'en [0335] a pas à beaucoup pres tant que d'autres (aussi n'est-ce pas une piece de la substance de la chose); de resolution et de vaillance, non pas de celle qui est esguisée par l'ambition, mais de celle que la sapience et la raison peuvent planter en une ame bien reglée, il en avoit tout ce qui s'en peut imaginer. De preuve de cette sienne vertu, il en a fait autant, à mon advis, qu'Alexandre mesme et que Caesar: car, encore que ses exploits de guerre ne soient ny si frequens ny si enflez, ils ne laissent pas pourtant, à les bien considerer et toutes leurs circonstances, d'estre aussi poisants et roides, et portant autant de tesmoignage de hardiesse et de suffisance militaire. Les Grecs luy ont faict cet honneur, sans contredit, de le nommer le premier homme d'entre eux: mais estre le premier de la Grece, c'est facilement estre le prime du monde. Quant à son sçavoir et suffisance, ce jugement ancien nous en est resté, que jamais homme ne sçeut tant, et parla si peu que luy. Car il estoit Pythagorique de secte. Et ce qu'il parla nul ne parla jamais mieux. Excellent orateur et tres-persuasif. Mais quant à ses meurs et conscience, il a de bien loing surpassé tous ceux qui se sont jamais meslé de manier affaires. Car en cette partie, qui doit estre principalement considerée, qui seule marque veritablement quels nous sommes, et laquelle je contrepoise seule à toutes les autres ensemble, il ne cede à aucun philosophe, non pas à Socrates mesme. En cettuy-cy l'innocence est une qualité propre, maistresse, constante, uniforme, incorruptible. Au parangon de laquelle elle paroist en Alexandre subalterne, incertaine, bigarrée, molle et fortuite. L'ancienneté jugea qu'à esplucher par le menu tous les autres grands capitaines, il se trouve en chascun quelque speciale qualité qui le rend illustre. En cettuy-cy seul, c'est une vertu et suffisance pleine par tout et pareille; qui, en tous les offices de la vie humaine, ne laisse rien à desirer de soy, soit en occupation publique ou privée, ou paisible ou guerriere, soit à vivre, soit à mourir grandement et glorieusement. Je ne connois nulle ny forme ny fortune d'homme que je regarde avec tant d'honneur et d'amour. Il est bien vray que son obstination à la pauvreté, je la trouve aucunement scrupuleuse, comme elle est peinte par ses meilleurs amis. Et cette seule action, haute pour tant et tres digne d'admiration, je la sens un peu aigrette pour, par souhait mesme, m'en desirer l'imitation. Le seul Scipion Aemylian, qui luy donneroit

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une fin aussi fiere et illustre et la connoissance des sciences autant profonde et universelle, me pourroit mettre en doubte du chois. O quel desplaisir le temps m'a faict d'oster de nos yeux à poinct nommé, des premieres, la couple de vies justement la plus noble qui fust en Plutarque, de ces deux personages, par le commun consentement du monde l'un le premier des Grecs, l'autre des Romains ! Quelle matiere, quel oeuvrier ! Pour un homme non sainct, mais galant homme qu'ils nomment, de meurs civiles et communes, d'une hauteur moderée, la plus riche vie que je sçache à estre vescue entre les vivans, comme on dict, et estoffée de plus de riches parties et desirables, c'est, tout consideré, celle d'Alcibiades à mon gré. Mais quant à Epaminondas, pour exemple d'une excessive bonté, je veux adjouster icy aucunes de ses opinions. Le plus doux contentement qu'il eust en toute sa vie, il tesmoigna que c'estoit le plaisir qu'il avoit donné à son pere et à sa mere de sa victoire de Leuctres: il couche de beaucoup, preferant leur plaisir au sien si juste et si plein d'une tant glorieuse action. Il ne pensoit pas qu'il fut loisible, pour recouvrer mesmes la liberté de son pays, de tuer un homme sans connoissance de cause: voylà pourquoy il fut si froid à l'entreprise de Pelopidas, son compaignon, pour la delivrance de [0335v] Thebes. Il tenoit aussi qu'en une bataille il falloit fuyr le rencontre d'un amy qui fut au party contraire, et l'espargner. Et son humanité à l'endroit des ennemis mesmes l'ayant mis en soupçon envers les Baeotiens de ce qu'apres avoir miraculeusement forcé les Lacedemoniens de luy ouvrir le pas qu'ils avoyent entreprins de garder à l'entrée de la Morée pres de Corinthe, il s'estoit contenté de leur avoir passé sur le ventre sans les poursuyvre à toute outrance, il fut deposé de l'estat de Capitaine general: tres-honorablement pour une telle cause et pour la honte que ce leur fut d'avoir par necessité à le remonter tantost apres en son degré, et reconnoistre combien de luy dependoit leur gloire et leur salut, la victoire le suyvant comme son ombre par tout où il guidast. La prosperité de son pays mourut aussi, comme elle estoit née, avec luy.

Chapitre 37

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De la Ressemblance des Enfans aux Peres

Ce fagotage de tant de diverses pieces se faict en cette condition, que je n'y mets la main que lors qu'une trop lasche oisiveté me presse, et non ailleurs que chez moy. Ainsin il s'est basty à diverses poses et intervalles, comme les occasions me detiennent ailleurs par fois plusieurs moys. Au demeurant, je ne corrige point mes premieres imaginations par les secondes; ouy à l'aventure quelque mot, mais pour diversifier, non pour oster. Je veux representer le progrez de mes humeurs, et qu'on voye chaque piece en sa naissance. Je prendrois plaisir d'avoir commencé plus-tost et à reconnoistre le trein de mes mutations. Un valet qui me servoit à les escrire soubs moy pensa faire un grand butin de m'en desrober plusieurs pieces choisies à sa poste. Cela me console qu'il n'y fera pas plus de gain que j'y ay fait de perte.

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Je me suis envieilly de sept ou huict ans depuis que je commençay: ce n'a pas esté sans quelque nouvel acquest. J'y ay pratiqué la colique par la liberalité des ans. Leur commerce et longue conversation ne se passe aisément sans quelque tel fruit. Je voudroy bien, de plusieurs autres presens qu'ils ont à faire à ceux qui les hantent long temps, qu'ils en eussent choisi quelqu'un qui m'eust esté plus acceptable: car ils ne m'en eussent sçeu faire que j'eusse en plus grande horreur, des mon enfance: c'estoit à point nommé, de tous les accidents de la vieillesse, celuy que je craignois le plus. J'avoy pensé mainte-fois à part moy que j'alloy trop avant, et qu'à faire un si long chemin, je ne faudroy pas de m'engager en fin en quelque malplaisant rencontre. Je sentois et protestois assez qu'il estoit heure de partir, et qu'il [0336] falloit trencher la vie dans le vif et dans le sein, suyvant la regle des chirurgiens quand ils ont à coupper quelque membre; qu'à celuy qui ne la rendoit à temps, Nature avoit accoustumé faire payer de bien rudes usures. Mais c'estoient vaines propositions. Il s'en faloit tant que j'en fusse prest lors, que, en dix-huict mois ou environ qu'il y a que je suis en ce malplaisant estat, j'ay des-jà appris à m'y accommoder. J'entre des-jà en composition de ce vivre coliqueux; j'y trouve de quoy me consoler et dequoy esperer. Tant les hommes sont acoquinez à leur estre miserable, qu'il n'est si rude condition qu'ils n'acceptent pour s'y conserver ! Oyez Maecenas: Debilem facito manu, Debilem pede, coxa, Lubricos quate dentes: Vita dum superest bene est. Et couvroit Tamburlan d'une sotte humanité la cruauté fantastique qu'il exerçoit contre les ladres en faisant mettre à mort autant qu'il en venoit à sa connoissance, pour, disoit-il, les delivrer de la vie qu'ils vivoient si penible. Car il n'y avoit nul d'eux qui n'eut mieux aymé estre trois fois ladre que de n'estre pas. Et Antisthenes le Stoïcien estant fort malade et s'escriant: Qui me delivrera de ces maux? Diogenes, qui l'estoit venu voir, luy presentant un cousteau: Cestuy-cy, si tu veux, bientost.--Je ne dis pas de la vie, repliqua il, je dis des maux. Les souffrances qui nous touchent simplement par l'ame, m'affligent beaucoup moins qu'elles ne font la pluspart des autres hommes:

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partie par jugement (car le nombre estime plusieurs choses horribles, ou evitables au pris de la vie, qui me sont à peu pres indifferentes); partie par une complexion stupide et insensible que j'ay aux accidents qui ne donnent à moy de droit fil, laquelle complexion j'estime l'une des meilleures pieces de ma naturelle condition. Mais les souffrances vrayement essentielles et corporelles, je les gouste bien vifvement. Si est-ce pour tant que, les prevoyant autresfois d'une veue foible, delicate et amollie par la jouyssance de cette longue et heureuse santé et repos que Dieu m'a presté la meilleure part de mon aage, je les avoy conceues par imagination si insupportables qu'à la verité j'en avois plus de peur que je n'y ay trouvé de mal: par où j'augmente tousjours cette creance que la pluspart des facultez de nostre ame, comme nous les employons, troublent plus le repos de la vie qu'elles n'y servent. Je suis aus prises avec la pire de toutes les maladies, la plus soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle et la plus irremediable. J'en ay desjà essayé cinq ou six bien longs accez et penibles: toutes-fois, ou je me flatte, ou encores y a-il en cet estat dequoy se soustenir, à qui a l'ame deschargée de la crainte de la mort, et deschargée des menasses, conclusions et consequences dequoy la medecine nous [0336v] enteste. Mais l'effet mesme de la douleur n'a pas cette aigreur si aspre et si poignante qu'un homme rassis en doive entrer en rage et en desespoir. J'ay au-moins ce profit de la cholique, que ce que je n'avoy encore peu sur moy pour me concilier du tout et m'accointer à la mort, elle le parfera: car d'autant plus elle me pressera et importunera, d'autant moins me sera la mort à craindre. J'avoy desjà gaigné cela de ne tenir à la vie que par la vie seulement; elle desnouera encore cette intelligence; et Dieu veuille qu'en fin, si son aspreté vient à surmonter mes forces, elle ne me rejette à l'autre extremité, non moins vitieuse, d'aymer et desirer à mourir !

Summum nec metuas diem, nec optes.

Ce sont deux passions à craindre, mais l'une a son remede bien plus prest que l'autre. Au demourant, j'ay tousjours trouvé ce precepte ceremonieux, qui ordonne si rigoureusement et exactement de tenir bonne contenance et un maintien desdaigneux et posé à la tollerance des maux. Pourquoy la philosophie, qui ne regarde que le vif et les effects, se va elle amusant

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à ces apparences externes? Qu'elle laisse ce soing aux farceurs et maistres de Rhetorique qui font tant d'estat de nos gestes. Qu'elle condonne hardiment au mal cette lacheté voyelle, si elle n'est ny cordiale, ny stomacale; et preste ces plaintes volontaires au genre des soupirs, sanglots, palpitations, pallissements que Nature a mis hors de nostre puissance. Pourveu que le courage soit sans effroy, les parolles sans desespoir, qu'elle se contente ! Qu'importe que nous tordons nos bras pourveu que nous ne tordons nos pensées ! Elle nous dresse pour nous, non pour autruy; pour estre, non pour sembler. Qu'elle s'arreste à [0337] gouverner nostre entendement qu'elle a pris à instruire; qu'aux efforts de la cholique, elle maintienne l'ame capable de se reconnoistre, de suyvre son train accoustumé; combatant la douleur et la soustenant, non se prosternant honteusement à ses pieds; esmeue et eschauffée du combat, non abatue et renversée; capable de commerce, capable d'entretien jusques à certaine mesure. En accidents si extremes c'est cruauté de requerir de nous une démarche si composée. Si nous avons beau jeu, c'est peu que nous ayons mauvaise mine. Si le corps se soulage en se plaignant, qu'il le face; si l'agitation luy plaist, qu'il se tourneboule et tracasse à sa fantasie; s'il luy semble que le mal s'évapore aucunement (comme aucuns medecins disent que cela aide à la delivrance des femmes enceintes) pour pousser hors la voix avec plus grande violence, ou, s'il en amuse son tourment, qu'il crie tout à faict. Ne commandons point à cette voix qu'elle aille, mais permettons le luy. Epicurus ne permet pas seulement à son sage de crier aux torments, mais il le luy conseille. Pugiles etiam, quum feriunt in jactandis coestibus, ingemiscunt, quia profundenda voce omne corpus intenditur, venitque plaga vehementior. Nous avons assez de travail du mal sans nous travailler à ces regles superflues. Ce

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que je dis pour excuser ceux qu'on voit ordinairement se tempester aux secousses et assaux de cette maladie: car, pour moy, je l'ay passée jusques à cette heure avec un peu meilleure contenance: non pourtant que je me mette en peine pour maintenir cette decence exterieure, car je fay peu de compte d'un tel advantage, je preste en cela au mal autant qu'il veut; mais, ou mes douleurs ne sont pas si excessives, ou j'y apporte plus de fermeté que le commun. Je me plains, je me despite quand les aigres pointures me pressent, mais je n'en viens point à me perdre, comme celuy là, Ejulatu, questu, gemitu, fremitibus Resonando multum flebiles voces refert. Je me taste au plus espais du mal et ay tousjours trouvé que j'estoy capable de dire, de penser, de respondre aussi sainement qu'en une autre heure; mais non si constamment, la douleur me troublant et destournant. Quant on me tient le plus atterré et que les assistants m'espargnent, j'essaye souvent mes forces et entame moy-mesmes des propos les plus esloignez de mon estat. Je puis tout par un soudain effort; mais ostez en la durée. O que n'ay je la faculté de ce songeur de Cicero qui, songeant embrasser une garse, trouva qu'il s'estoit deschargé de sa pierre emmy ses draps ! Les miennes me desgarsent estrangement ! Aux intervalles de cette douleur excessive, que mes ureteres languissent sans me poindre si fort, je me remets soudain en ma forme ordinaire, d'autant que mon ame ne prend autre alarme que la sensible et corporelle; [0337v] ce que je doy certainement au soing que j'ay eu à me preparer par discours à tels accidens,

laborum
Nulla mihi nova nunc facies inopinaque surgit;
Omnia praecepi atque animo mecum ante peregi.

Je suis essayé pourtant un peu bien rudement pour un apprentis, et d'un changement bien soudain et bien rude, estant cheu tout à coup

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d'une tres-douce condition de vie et tres-heureuse à la plus doloreuse et penible qui se puisse imaginer: car, outre ce que c'est une maladie bien fort à craindre d'elle mesme, elle fait en moy ses commencemens beaucoup plus aspres et difficiles qu'elle n'a accoustumé. Les accés me reprennent si souvent que je ne sens quasi plus d'entiere santé. Je maintien toutesfois jusques à cette heure mon esprit en telle assiette que, pourveu que j'y puisse apporter de la constance, je me treuve en assez meilleure condition de vie que mille autres, qui n'ont ny fiévre ny mal que celuy qu'ils se donnent eux mesmes par la faute de leur discours. Il est certaine façon d'humilité subtile qui naist de la presomption, comme cette-cy, que nous reconnoissons nostre ignorance en plusieurs choses, et sommes si courtois d'avouer qu'il y a és ouvrages de nature aucunes qualitez et conditions qui nous sont imperceptibles, et des quelles nostre suffisance ne peut descouvrir les moyens et les causes. Par cette honneste et conscientieuse declaration, nous esperons gaigner qu'on nous croira aussi de celles que nous dirons entendre. Nous n'avons que faire d'aller trier des miracles et des difficultez estrangeres; il me semble que, parmy les choses que nous voyons ordinairement, il y a des estrangetez si incomprehensibles qu'elles surpassent toute la difficulté des miracles. Quel monstre est-ce, que cette goute de semence dequoy nous sommes produits, porte en soy les impressions, non de la forme corporelle seulement, [0338] mais des pensemens et des inclinations de nos peres? Cette goute d'eau, où loge elle ce nombre infiny de formes? Et comme portent elles ces ressemblances, d'un progrez si temeraire et si desreglé que l'arriere fils respondra à son bisayeul, le neveu à l'oncle? En la famille de Lepidus, à Romme, il y en a eu trois, non de suitte, mais par intervalles, qui nasquirent un mesme oeuil couvert de cartilage. A Thebes, il y avoit une race qui portoit, des le ventre de la mere, la forme d'un fer de lance; et, qui ne le portoit, estoit tenu illegitime. Aristote dict qu'en certaine nation où les femmes estoient communes, on assignoit les enfans à leurs peres par la ressemblance. Il est à croire que je dois à mon pere cette qualité pierreuse, car il mourut merveilleusement affligé d'une grosse pierre qu'il avoit en la vessie; il ne s'apperceut de son mal que le soixante-septiesme an de son aage, et avant cela il n'en avoit eu aucune menasse ou ressentiment aux reins, aux costez, ny ailleurs; et avoit vescu jusques lors en une heureuse santé et bien peu subjette à maladies; et dura encores sept ans en ce mal, trainant une fin de vie bien douloureuse. J'estoy nay vingt cinq ans, et plus, avant sa maladie, et durant le cours de son meilleur estat, le troisiesme de ses enfans en rang de naissance. Où se couvoit tant de

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temps la propension à ce defaut? Et, lors qu'il estoit si loing du mal, cette legere piece de sa substance dequoy il me bastit, comment en portoit elle pour sa part une si grande impression? Et comment encore si couverte que, quarante cinq ans apres, j'aye commencé à m'en ressentir, seul jusques à cette heure entre tant de freres et de soeurs, et tous d'une mere? Qui m'esclaircira de ce progrez, je le croiray d'autant d'autres miracles qu'il voudra; pourveu que, comme ils font, il ne me donne pas en payement une doctrine beaucoup plus difficile et fantastique que n'est la chose mesme. [0338v] Que les medecins excusent un peu ma liberté, car, par cette mesme infusion et insinuation fatale, j'ay receu la haine et le mespris de leur doctrine: cette antipathie que j'ay à leur art, m'est hereditaire. Mon pere a vescu soixante et quatorze ans, mon ayeul soixante et neuf, mon bisayeul pres de quatre vingts, sans avoir gousté aucune sorte de medecine; et, entre eux, tout ce qui n'estoit de l'usage ordinaire, tenoit lieu de drogue. La medecine se forme par exemples et experience; aussi fait mon opinion. Voylà pas une bien expresse experience et bien advantageuse? Je ne sçay s'ils m'en trouveront trois en leurs registres, nais, nourris et trespassez en mesme foyer, mesme toict, ayans autant vescu soubs leurs regles. Il faut qu'ils m'advouent en cela que, si ce n'est la raison, au-moins que la fortune est de mon party; or, chez les medecins, fortune vaut bien mieux que la raison. Qu'ils ne me prennent point à cette heure à leur advantage; qu'ils ne me menassent point, atterré comme je suis: ce seroit supercherie. Aussi, à dire la verité, j'ay assez gaigné sur eux par mes exemples domestiques, encore qu'ils s'arrestent là. Les choses humaines n'ont pas tant de constance: il y a deux cens ans, il ne s'en faut que dix-huict, que cet essay nous dure, car le premier nasquit l'an mil quatre cens deux. C'est vrayement bien raison que cette experience commence à nous faillir. Qu'ils ne me reprochent point les maux qui me tiennent asteure à la gorge: d'avoir vescu sain quarante sept ans pour ma part, n'est ce pas assez? quand ce sera le bout de ma carriere, elle est des plus longues. Mes ancestres avoient la medecine à contrecoeur par quelque inclination occulte et naturelle: car la veue mesme des drogues faisoit horreur à mon pere. Le seigneur de Gaviac, mon oncle paternel, homme d'Eglise, maladif dés sa naissance, et qui fit toutefois durer cette vie debile jusques à soixante-sept ans, estant tombé autrefois en une grosse et vehemente fiévre continue, [0339] il fut ordonné par les medecins qu'on luy declaireroit, s'il ne se vouloit aider (ils appellent secours ce qui le plus souvent est empeschement),

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qu'il estoit infalliblement mort. Ce bon homme, tout effrayé comme il fut de cette horrible sentence, si respondit-il: Je suis donq mort. Mais Dieu rendit tantost apres vain ce prognostique. Le dernier des freres, ils estoient quatre, Sieur de Bussaguet, et de bien loing le dernier, se soubmit seul à cet art, pour le commerce, ce croy-je, qu'il avoit avec les autres arts, car il estoit conseiller en la court de parlement, et luy succeda si mal qu'estant par apparence de plus forte complexion, il mourut pourtant long temps avant les autres, sauf un, le sieur de Sainct Michel. Il est possible que j'ay receu d'eux cette dispathie naturelle à la medecine; mais s'il n'y eut eu que cette consideration, j'eusse essayé de la forcer. Car toutes ces conditions qui naissent en nous sans raison, elles sont vitieuses, c'est une espece de maladie qu'il faut combatre; il peut estre que j'y avois cette propension, mais je l'ay appuyée et fortifiée par les discours qui m'en ont estably l'opinion que j'en ay. Car je hay aussi cette consideration de refuser la medecine pour l'aigreur de son goust; ce ne seroit aisement mon humeur, qui trouve la santé digne d'estre r'achetée par tous les cauteres et incisions les plus penibles qui se facent. Et suyvant Epicurus, les voluptez me semblent à eviter, si elles tirent à leur suite des douleurs plus grandes, et les douleurs à rechercher, qui tirent à leur suite des voluptez plus grandes. C'est une pretieuse chose que la santé, et la seule qui merite à la verité qu'on y employe, non le temps seulement, la sueur, la peine, les biens, mais encore la vie à sa poursuite; d'autant que sans elle la vie nous vient à estre penible et injurieuse. La volupté, la sagesse, la science et la vertu, sans elle, se ternissent et esvanouissent; et aux plus fermes et tendus discours que la philosophie nous veuille imprimer au contraire, nous n'avons qu'à opposer l'image de Platon estant frappé du haut mal ou d'une apoplexie, et en cette presupposition la deffier de s'ayder de ces nobles et riches facultez de son ame. Toute [0339v] voye qui nous meneroit à la santé, ne se peut dire pour moy ny aspre, ny chere. Mais j'ay quelques autres apparences qui me font estrangement deffier de toute cette marchandise. Je ne dy pas qu'il n'y en puisse avoir quelque art; qu'il n'y ait, parmy tant d'ouvrages de nature, des choses propres à la conservation de nostre santé, cela est certain. J'entens bien qu'il y a quelque simple qui humecte, quelque autre qui asseche; je sçay, par experience, et que les refforts produisent des vents, et que les feuilles du sené lachent le ventre; je sçay plusieurs telles

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experiences, comme je sçay que le mouton me nourrit et que le vin m'eschauffe; et disoit Solon que le menger estoit, comme les autres drogues, une medecine contre la maladie de la faim. Je ne desadvoue pas l'usage que nous tirons du monde, ny ne doubte de la puissance et uberté de nature, et de son application à nostre besoing. Je vois bien que les brochets et les arondes se trouvent bien d'elle. Je me deffie des inventions de nostre esprit, de nostre science et art, en faveur duquel nous l'avons abandonnée et ses regles, et auquel nous ne sçavons tenir moderation ny limite. Comme nous appellons justice le pastissage des premieres loix qui nous tombent en main et leur dispensation et pratique, souvent tres inepte et tres inique, et comme ceux qui s'en moquent et qui l'accusent n'entendent pas pourtant injurier cette noble vertu, ains condamner seulement l'abus et profanation de ce sacré titre; de mesme, en la medecine, j'honnore bien ce glorieux nom, sa proposition, sa promesse si utile au genre humain, mais ce qu'il designe entre nous, je ne l'honnore ny l'estime. En premier lieu, l'experience me le fait craindre: car, de ce que j'ay de connoissance, je ne voy nulle race de gens si tost malade et si tard guerie que celle qui est sous la jurisdiction de la medecine. Leur santé mesme est alterée et corrompue par la contrainte des regimes. Les medecins ne se contentent point d'avoir la maladie en gouvernement, ils rendent la santé malade, pour garder qu'on ne puisse en aucune saison eschapper leur authorité. D'une santé constante et entiere, n'en tirent ils pas l'argument d'une grande maladie future? J'ay esté assez souvent malade: j'ay trouvé, sans leurs secours, mes maladies aussi douces à supporter (et en ay essayé quasi de toutes les sortes) et aussi courtes qu'à nul'autre: et si n'y ay point meslé l'amertume de leurs ordonnances. La santé, je l'ay libre et entiere, sans regle et sans [0340] autre discipline que de ma coustume et de mon plaisir. Tout lieu m'est bon à m'arrester, car il ne me faut autres commoditez, estant malade, que celles qu'il me faut estant sain. Je ne me passionne point d'estre sans medecin, sans apotiquaire et sans secours; dequoy j'en voy la plus part plus affligez que du mal. Quoy ! eux mesmes nous font ils voir de l'heur et de la durée en leur vie, qui nous puisse tesmoigner quelque apparent effet de leur science? Il n'est nation qui n'ait esté plusieurs siecles sans la medecine, et les premiers siecles, c'est à dire les meilleurs et les plus heureux; et du monde la dixiesme partie ne s'en sert pas encores à cette heure; infinies nations ne la cognoissent pas, où l'on vit et plus sainement et plus longuement qu'on ne fait icy; et parmy nous le commun peuple s'en passe heureusement.

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Les Romains avoyent esté six cens ans avant que de la recevoir; mais, apres l'avoir essayée, ils la chasserent de leur ville par l'entremise de Caton le Censeur, qui montra combien aysément il s'en pouvoit passer, ayant vescu quatre vingts et cinq ans, et fait vivre sa femme jusqu'à l'extreme vieillesse, non pas sans medecine, mais ouy bien sans medecin: car toute chose qui se trouve salubre à nostre vie, se peut nommer medecine. Il entretenoit, ce dict Plutarque, sa famille en santé par l'usage (ce me semble) du lievre: comme les Arcades, dict Pline, guerissent toutes maladies avec du laict de vache. Et les Lybiens, dict Herodote, jouyssent populairement d'une rare santé par cette coustume qu'ils ont, apres que leurs enfans ont atteint quatre ans, de leur cauteriser et brusler les veines du chef et des temples, par où ils coupent chemin pour leur vie à toute defluxion de rheume. Et les gens de village de ce païs, à tous accidens, n'employent que du vin le plus fort qu'ils peuvent, meslé à force safran et espice: tout cela avec une fortune pareille. Et, à dire vray, de toute cette diversité et confusion d'ordonnances, quelle autre fin et effect apres tout y a il que de vuider le ventre? ce que mille simples domestiques peuvent faire. Et si ne sçay si c'est si utillement qu'ils disent, et si nostre nature n'a point besoing de la residence de ses excremens jusques à certaine mesure, comme le vin [0340v] a de sa lie pour sa conservation. Vous voyez souvent des hommes sains tomber en vomissemens ou flux de ventre par accident estranger, et faire un grand vuidange d'excremens sans besoin aucun precedent et sans aucune utilité suivante, voire avec empirement et dommage. C'est du grand Platon que j'apprins naguieres que, de trois sortes de mouvements qui nous appartiennent, le dernier et le pire est celuy des purgations, que nul homme, s'il n'est fol, doit entreprendre qu'a l'extreme necessité. On va troublant et esveillant le mal par oppositions contraires. Il faut que ce soit la forme de vivre qui doucement l'allanguisse et reconduise à sa fin: les violentes harpades de la drogue et du mal sont tousjours à nostre perte, puis que la querelle se desmesle chez nous et que la drogue est un secours infiable, de sa nature ennemi à nostre santé et qui n'a accez en nostre estat que par le trouble. Laissons un peu faire: l'ordre qui pourvoid aux puces et aux taulpes, pourvoid aussi aux hommes qui ont la patience pareille à se laisser gouverner que les puces et les taulpes. Nous avons beau crier bihore, c'est bien pour nous enrouer, mais non pour l'avancer. C'est un ordre superbe et impiteux. Nostre crainte, nostre desespoir le desgoute et retarde de nostre aide, au lieu de l'y convier; il doibt au mal son cours comme à la santé. De se laisser corrompre

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en faveur de l'un au prejudice des droits de l'autre, il ne le fera pas: il tomberoit en desordre. Suyvons, de par Dieu ! suyvons ! Il meine ceux qui suyvent; ceux qui ne le suyvent pas, il les entraine, et leur rage et leur medecine ensemble. Faictes ordonner une purgation à vostre cervelle, elle y sera mieux employée qu'à vostre estomach. On demandoit à un Lacedemonien qui l'avoit fait vivre sain si long temps: L'ignorance de la medecine, respondit il. Et Adrian l'Empereur crioit sans cesse, en mourant, que la presse des medecins l'avoit tué. Un mauvais luicteur se fit medecin: Courage, luy dit Diogenes, tu as raison; tu mettras à cette heure en terre ceux qui t'y ont mis autresfois. Mais ils ont cet heur, selon Nicocles, que le soleil esclaire leur succez, et la terre cache leur faute; et, outre-cela, ils ont une façon bien avantageuse de se servir de toutes sortes d'evenemens, car ce que la fortune, ce que la nature, ou quelque autre cause estrangere (desquelles le nombre est infini) produit en nous de bon et de salutaire, c'est le privilege de la medecine de se l'attribuer. Tous les heureux succez qui arrivent au patient qui est soubs son regime, c'est d'elle qu'il les tient. Les occasions qui m'ont guery, moy, et qui guerissent mille autres qui n'appellent point les medecins à leurs secours, ils les usurpent en leurs subjects; et, quant aux mauvais accidents, ou ils les desavouent tout à fait, en attribuant la coulpe au patient par des raisons si vaines qu'ils n'ont garde de faillir d'en trouver tousjours assez bon nombre de telles: Il a descouvert son bras, il a ouy le bruit d'un coche,

rhedarum transitus arcto
Vicorum inflexu;

on a entrouvert sa fenestre; il s'est couché sur le costé gauche, ou passé par sa teste quelque pensement penible. Somme, une parolle, un songe, une oeuillade, leur semble suffisante excuse pour se descharger de faute. Ou, s'il leur plait, ils [0341] se servent encore de cet empirement, et en font leurs affaires par cet autre moyen qui ne leur peut jamais faillir, c'est de nous payer, lors que la maladie se trouve rechaufée par leurs applications, de l'asseurance qu'ils nous donnent qu'elle seroit bien autrement empirée sans leurs remedes. Celuy qu'ils ont jetté d'un morfondement en une fievre quotidienne, il eust eu sans eux la continue. Ils n'ont garde de faire mal leurs besoignes, puis que le dommage leur revient à profit. Vrayement, ils ont raison de requerir du malade une application

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de creance favorable: il faut qu'elle le soit, à la verité, en bon escient et bien soupple, pour s'appliquer à des imaginations si mal aisées à croire. Platon disoit bien à propos qu'il n'apartenoit qu'aux medecins de mentir en toute liberté, puis que nostre salut despend de la vanité et fauceté de leurs promesses. Aesope, autheur de tres-rare excellence et duquel peu de gens descouvrent toutes les graces, est plaisant à nous representer cette authorité tyrannique qu'ils usurpent sur ces pauvres ames affoiblies et abatues par le mal et la crainte; car il conte qu'un malade estant interrogé par son medecin quelle operation il sentoit des medicamens qu'il luy avoit donnez: J'ay fort sué, respondit-il.--Cela est bon, dit le medecin. A une autre fois il luy demanda encore comme il s'estoit porté dépuis: J'ay eu un froid extreme, fit-il, et ay fort tremblé.--Cela est bon, suyvit le medecin. A la troisiesme fois il luy demanda de rechef comment il se portoit: Je me sens, dit-il, enfler et bouffir comme d'ydropisie.--Voylà qui va bien, adjousta le medecin. L'un de ses domestiques venant apres à s'enquerir à luy de son estat: Certes, mon amy, respond-il, à force de bien estre je me meurs. Il y avoit en Aegypte une loy plus juste par laquelle le medecin prenoit son patient en charge, les trois premiers jours, aux perils et fortunes du patient; mais, les trois jours passez, c'estoit aux siens propres: car quelle raison y a il [0341v] qu'Aesculapius, leur patron, ait esté frappé du foudre pour avoir r'amené Heleine de mort à vie;

Nam pater omnipotens, aliquem indignatus ab umbris
Mortalem infernis ad lumina surgere vitae,
Ipse repertorem medicinae talis et artis
Fulmine Phoebigenam stygias detrusit ad undas;

et ses suyvans soyent absous qui envoyent tant d'ames de la vie à la mort? Un medecin vantoit à Nicocles son art estre de grande auctorité: Vrayment c'est mon, dict Nicocles, qui peut impunement tuer tant de gens. Au demeurant, si j'eusse esté de leur conseil, j'eusse rendu ma discipline plus sacrée et mysterieuse: ils avoyent assez bien commencé, mais ils n'ont pas achevé de mesme. C'estoit un bon commencement d'avoir fait des dieux et des demons autheurs de leur science, d'avoir pris

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un langage à part, une escriture à part; quoy qu'en sente la philosophie, que c'est follie de conseiller un homme pour son profit par maniere non intelligible: Ut si quis medicus imperet ut sumat: Terrigenam, herbigradam, domiportam, sanguine cassam. C'estoit une bonne regle en leur art, et qui accompaigne toutes les arts fantastiques, vaines et supernaturelles, qu'il faut que la foy du patient preoccupe par bonne esperance et asseurance leur effect et operation. Laquelle reigle ils tiennent jusques là que le plus ignorant et grossier medecin, ils le trouvent plus propre à celuy qui a fiance en luy que le plus experimenté inconnu. Le chois mesmes de la pluspart de leurs drogues est aucunement mysterieux et divin: le pied gauche d'une tortue, l'urine d'un lezart, la fiante d'un Elephant, le foye d'une taupe, du sang tiré soubs l'aile droite d'un pigeon blanc; et pour nous autres coliqueux (tant ils abusent desdaigneusement de nostre misere), des crotes de rat pulverisées, et telles autres singeries qui ont plus le visage d'un enchantement magicien que de science solide. Je laisse à part le nombre imper de leur pillules, la destination de certains jours et festes de l'année, la distinction des heures à cuillir les herbes de leurs ingrediens, et cette grimace rebarbative et prudente de leur port et contenance, [0342] dequoy Pline mesme se moque. Mais ils ont failly, veux je dire, de ce qu'à ce beau commancement ils n'ont adjousté cecy, de rendre leurs assemblées et consultations plus religieuses et secretes: aucun homme profane n'y devoit avoir accez, non plus qu'aux secretes ceremonies d'Aesculape. Car il advient de cette faute que leur irresolution, la foiblesse de leurs argumens, divinations et fondements, l'apreté de leurs contestations, pleines de haine, de jalousie et de consideration particuliere, venant à estre descouverts à un chacun, il faut estre merveilleusement aveugle, si on ne se sent bien hazardé entre leurs mains. Qui veid jamais medecin se servir de la recepte de son compaignon sans en retrancher ou y adjouster quelque chose. Ils trahissent assez par là leur art, et nous font voir qu'ils y considerent plus leur reputation, et par consequent leur profit, que l'interest de leurs patiens. Celuy là de leurs docteurs est plus sage, qui leur a anciennement prescript, qu'un seul se mesle de traiter un malade: car, s'il ne fait rien qui vaille, le reproche à l'art de la medecine n'en sera pas fort grand pour la faute d'un homme seul; et, au rebours, la gloire en sera grande, s'il vient à bien rencontrer: là où, quand ils sont beaucoup, ils

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descrient tous les coups le mestier, d'autant qu'il leur advient de faire plus souvent mal que bien. Ils se devoyent contenter du perpetuel desaccord qui se trouve és opinions des principaux maistres et autheurs anciens de cette science, lequel n'est conneu que des hommes versez aux livres, sans faire voir encore au peuple les controverses et inconstances de jugement qu'ils nourrissent et continuent entre eux. Voulons nous un exemple de l'ancien debat de la medecine? Hierophilus loge la cause originelle des maladies aux humeurs; Erasistratus, au sang des arteres; Asclepiades, aux atomes invisibles s'escoulants en nos pores; Alcmaeon, en l'exuperance ou defaut des forces corporelles; Diocles, en [0342v] l'inequalité des elemens du corps et en la qualité de l'air que nous respirons; Strato, en l'abondance, crudité et corruption de l'alimant que nous prenons; Hippocrates la loge aux esprits. Il y a l'un de leurs amis, qu'ils connoissent mieux que moy, qui s'escrie à ce propos que la science la plus importante qui soit en nostre usage, comme celle qui a charge de nostre conservation et santé, c'est, de mal'heur, la plus incertaine, la plus trouble et agitée de plus de changemens. Il n'y a pas grand danger de nous m'esconter à la hauteur du soleil ou en la fraction de quelque supputation astronomique; mais icy, où il va de tout nostre estre, ce n'est pas sagesse de nous abandonner à la mercy de l'agitation de tant de vents contraires. Avant la guerre Peloponesiaque, il n'y avoit pas grands nouvelles de cette science; Hippocrates la mit en credit. Tout ce que cettuy-cy avoit estably, Chrysippus le renversa; dépuis, Erasistratus, petit fils d'Aristote, tout ce que Chrysippus en avoit escrit. Apres ceux-cy survindrent les Empiriques, qui prindrent une voye toute diverse des anciens au maniement de cet art. Quand le credit de ces derniers commença à s'envieillir, Herophilus mit en usage une autre sorte de medecine, que Asclepiades vint à combattre et aneantir à son tour. A leur reng vindrent aussi en authorité les opinions de Themison, et dépuis de Musa, et, encore apres, celles de Vexius Valens, medecin fameux par l'intelligence qu'il avoit avecques Messalina. L'Empire de la medecine tomba du temps de Neron à Tessalus, qui abolit et condamna tout ce qui en avoit esté tenu jusques à luy. La doctrine de cettuy-cy fut abatue par Crinas de Marseille, qui apporta de nouveau de regler toutes les operations medecinales aux ephemerides et mouvemens des astres, manger, dormir et boire à l'heure qu'il plairoit à la Lune et à Mercure. Son auctorité feut bien tost apres supplantée par Charinus, medecin de cette [0343] mesme ville de Marseille. Cettuy-cy combattoit non seulement la medecine ancienne, mais encore le publique et tant de siecles auparavant accoustumé usage des bains

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chauds. Il faisoit baigner les hommes dans l'eau froide, en hyver mesme, et plongeoit les malades dans l'eau naturelle des ruisseaux. Jusques au temps de Pline, aucun Romain n'avoit encore daigné exercer la medecine; elle se faisoit par des estrangers et Grecs, comme elle se fait entre nous, François, par des Latineurs: car, comme dict un tres-grand medecin, nous ne recevons pas aiséement la medecine que nous entendons, non plus que la drogue que nous ceuillons. Si les nations desquelles nous retirons le gayac, la salseperille et le bois de-squine, ont des medecins, combien pensons nous, par cette mesme recommandation de l'estrangeté, la rareté et la cherté, qu'ils facent feste de nos choux et de nostre persil: car qui oseroit mespriser les choses recherchées de si loing, au hasard d'une si longue peregrination et si perilleuse? Depuis ces anciennes mutations de la medecine, il y en a eu infinies autres jusques à nous, et le plus souvent mutations entieres et universelles, comme sont celles que produisent de nostre temps Paracelse, Fioravanti et Argenterius: car ils ne changent pas seulement une recepte, mais, à ce qu'on me dict, toute la contexture et police du corps de la medecine, accusant d'ignorance et de piperie ceux qui en ont faict profession jusques à eux. Je vous laisse à penser où en est le pauvre patient ! Si encor nous estions asseurez, quand ils se mescontent, qu'il ne nous nuisist pas, s'il ne nous profite, ce seroit une bien raisonnable composition, de se hazarder d'acquerir du bien sans se mettre en danger de perte. Aesope faict ce [0343v] conte, qu'un qui avoit achepté un More esclave, estimant que cette couleur luy fust venue par accident et mauvais traictement de son premier maistre, le fit medeciner de plusieurs bains et breuvages avec grand soing: il advint que le More n'en amenda aucunement sa couleur basanée, mais qu'il en perdit entierement sa premiere santé. Combien de fois nous advient-il de voir les medecins imputans les uns aux autres la mort de leurs patiens' Il me souvient d'une maladie populaire qui fut aux villes de mon voisinage, il y a quelques années, mortelle et tres-dangereuse: cet orage estant passé, qui avoit emporté un nombre infini d'hommes, l'un des plus fameux medecins de toute la contrée vint à publier un livret touchant cette matiere, par lequel il se ravise de ce qu'ils avoient usé de la seignée, et confesse que c'est l'une des causes principales du dommage qui en estoit advenu. Davantage, leurs autheurs tiennent qu'il n'y a aucune medecine qui n'ait quelque partie nuisible,

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et si celles mesmes qui nous servent, nous offencent aucunement, que doivent faire celles qu'on nous applique du tout hors de propos? De moy, quand il n'y auroit autre chose, j'estime qu'à ceux qui hayssent le goust de la medecine, ce soit un dangereux effort, et de prejudice, de l'aller avaller à une heure si incommode avec tant de contre-coeur; et croy que cela essaye merveilleusement le malade en une saison où il a tant besoin de repos. Outre ce que, à considerer les occasions sur-quoy ils fondent ordinairement la cause de nos maladies, elles sont si legeres et si delicates que j'argumente par là qu'une bien petite erreur en la dispensation de leurs drogues peut nous apporter beaucoup de nuisance. Or, si le mesconte du medecin est dangereux, il nous va bien mal, car il est bien mal aisé qu'il n'y retombe souvent: il a besoing de trop de pieces, considerations et circonstances pour affuter justement son dessein; il [0344] faut qu'il connoisse la complexion du malade, sa temperature, ses humeurs, ses inclinations, ses actions, ses pensements mesmes et ses imaginations; il faut qu'il se responde des circonstances externes, de la nature du lieu, condition de l'air et du temps, assiette des planettes et leurs influances; qu'il sçache en la maladie les causes, les signes, les affections, les jours critiques; en la drogue, le poix, la force, le pays, la figure, l'aage, la dispensation; et faut que toutes ces pieces, il les sçache proportionner et raporter l'une à l'autre pour en engendrer une parfaicte symmetrie. A quoy s'il faut tant soit peu, si de tant de ressorts il y en a un tout seul qui tire à gauche, en voylà assez pour nous perdre. Dieu sçait de quelle difficulté est la connoissance de la pluspart de ces parties: car, pour exemple, comment trouvera-il le signe propre de la maladie, chacune estant capable d'un infiny nombre de signes? Combien ont ils de debats entr'eux et de doubtes sur l'interpretation des urines ! Autrement d'où viendroit cette altercation continuelle que nous voyons entr'eux sur la connoissance du mal? Comment excuserions nous cette faute, où ils tombent si souvent, de prendre martre pour renard? Aux maux que j'ay eu, pour peu qu'il y eut de difficulté, je n'en ay jamais trouvé trois d'accord. Je remarque plus volontiers les exemples qui me touchent. Dernierement, à Paris, un gentil-homme fust taillé par l'ordonnance des medecins, auquel on ne trouva de pierre non plus à la vessie qu'à la main; et là mesmes, un Evesque qui m'estoit fort amy, avoit esté instamment sollicité par la pluspart des medecins qu'il appelloit à son conseil, de se faire tailler; j'aydoy moy mesme, soubs la foy d'autruy, à le luy suader: quand il fust trespassé et qu'il fust ouvert, on trouva qu'il

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n'avoit mal qu'aux reins. Ils sont moins excusables en cette maladie, d'autant qu'elle est aucunement palpable. C'est par là que la chirurgie me semble beaucoup plus certaine, par ce qu'elle [0344v] voit et manie ce qu'elle fait; il y a moins à conjecturer et à deviner, là où les medecins n'ont point de speculum matricis qui leur découvre nostre cerveau, nostre poulmon et nostre foye. Les promesses mesmes de la medecine sont incroiables: car, ayant à prouvoir à divers accidents et contraires, qui nous pressent souvent ensemble et qui ont une relation quasi necessaire, comme la chaleur du foye et froideur de l'estomach, ils nous vont persuadant que, de leurs ingrediens, cettuy-cy eschaufera l'estomach, cet autre refreschira le foye; l'un a sa charge d'aller droit aux reins, voire jusques à la vessie, sans estaler ailleurs ses operations, et conservant ses forces et sa vertu, en ce long chemin et plein de destourbiers, jusques au lieu au service duquel il est destiné par sa proprieté occulte; l'autre assechera le cerveau; celuy là humectera le poulmon. De tout cet amas ayant faict une mixtion de breuvage, n'est ce pas quelque espece de resverie d'esperer que ces vertus s'aillent divisant et triant de cette confusion et meslange, pour courir à charges si diverses? Je craindrois infiniement qu'elles perdissent ou eschangeassent leurs ethiquetes et troublassent leurs quartiers. Et qui pourroit imaginer que, en cette confusion liquide, ces facultez ne se corrompent, confondent et alterent l'une l'autre? Quoy, que l'execution de cette ordonnance dépend d'un autre officier, à la foy et mercy duquel nous abandonnons encore un coup nostre vie? Comme nous avons des prepouintiers, des chaussetiers pour nous vestir, et en sommes d'autant mieux servis que chacun ne se mesle que de son subject et a sa science plus restreinte et plus courte que n'a un tailleur qui embrasse tout; et comme, à nous nourrir, les grands, pour plus de commodité, ont des offices distinguez de potagiers et de rostisseurs, de quoy un cuisinier qui prend la charge universelle, ne peut si exquisement venir à bout; de mesme, à nous guerir, les Aegyptiens avoient raison de rejetter ce general mestier de medecin et descoupper cette profession: à chaque maladie, à chaque partie du corps, son ouvrier, car elle en estoit bien plus propremant et moins confuséement traictée de ce qu'on ne regardoit qu'à elle specialement. Les nostres ne s'advisent pas que qui pourvoid à tout, ne pourvoid à rien; que la totale police de ce petit monde leur est indigestible. Cependant qu'ils craignent d'arrester le cours d'un dysenterique pour ne luy causer la fiévre, ils me tuarent un amy qui valoit mieux que tout, tant qu'ils sont. Ils mettent leurs divinations

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au poids, à l'encontre des maux presents, et, pour ne guerir le cerveau au prejudice de l'estomac offencent l'estomac et empirent le cerveau par ces drogues tumultuaires et dissentieuses. Quant à la varieté et foiblesse des raisons de cet art, elle est plus apparente qu'en aucun autre art: Les choses aperitives sont utiles à un homme coliqueus, d'autant qu'ouvrant les passages et les dilatant, elles acheminent cette matiere gluante de laquelle se bastit la grave et la pierre, et conduisent contre-bas ce qui se commence à durcir et amasser aux reins. Les choses aperitives sont dangereuses à un homme coliqueus, d'autant qu'ouvrant les passages et les dilatant, elles acheminent vers les reins la matiere propre à [0345] bastir la grave, lesquels s'en saisissant volontiers pour cette propension qu'ils y ont, il est malaisé qu'ils n'en arrestent beaucoup de ce qu'on y aura charrié; d'avantage, si de fortune il s'y rencontre quelque corps un peu plus grosset qu'il ne faut pour passer tous ces destroicts qui restent à franchir pour l'expeller au dehors, ce corps estant esbranlé par ces choses aperitives et, jetté dans ces canaus estroits, venant à les boucher, acheminera une certaine mort et tres-doloreuse. Ils ont une pareille fermeté aux conseils qu'ils nous donnent de nostre regime de vivre: Il est bon de tomber souvent de l'eau, car nous voyons par experience qu'en la laissant croupir nous lui donnons loisir de se descharger de ses excremens et de sa lye, qui servira de matiere à bastir la pierre en la vessie; il est bon de ne tomber point souvent de l'eau, car les poisans excrements qu'elle traine quant et elle, ne s'emporteront poinct s'il n'y a de la violence, comme on void, par experience, qu'un torrent qui roule avecques roideur, baloye bien plus nettement le lieu où il passe, que ne le faict le cours d'un ruisseau mol et lache. Pareillement, il est bon d'avoir souvent affaire aux femmes, car cela ouvre les passages et achemine la grave et le sable. Il est bien aussi mauvais, car cela eschaufe les reins, les lasse et affoiblit. Il est bon de se baigner aux

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eaux chaudes, d'autant que cela relache et amollit les lieux où se croupit le sable et la pierre; mauvais aussi est-il, d'autant que cette application de chaleur externe aide les reins à cuire, durcir et petrifier la matiere qui y est disposée. A ceux qui sont aux bains, il est plus salubre de manger peu le soir, affin que le breuvage des eaux qu'ils ont à prendre lendemain matin, face plus d'operation, rencontrant l'estomac vuide et non empesché; au rebours, il est meilleur de manger peu au disner pour ne troubler l'operation de l'eau, qui n'est pas encore parfaite, et ne charger l'estomac si soudain apres cet autre travail, et [0345v] pour laisser l'office de digerer à la nuict, qui le sçait mieux faire que ne faict le jour, où le corps et l'esprit sont en perpetuel mouvement et action. Voilà comment ils vont bastelant et baguenaudant à nos despens en tous leurs discours. Et ne me sçauroient fournir proposition à laquelle je n'en rebatisse une contraire de pareille force. Qu'on ne crie donq plus apres ceux qui, en ce trouble, se laissent doucement conduire à leur appetit et au conseil de nature, et se remettent à la fortune commune. J'ay veu, par occasion de mes voyages, quasi tous les bains fameux de Chrestienté, et depuis quelques années ay commencé à m'en servir: car en general j'estime le baigner salubre, et croy que nous encourons non legeres incommoditez en nostre santé, pour avoir perdu cette coustume, qui estoit generalement observée au temps passé quasi en toutes les nations, et est encores en plusieurs, de se laver le corps tous les jours; et ne puis pas imaginer que nous ne vaillions beaucoup moins de tenir ainsi nos membres encroutez et nos pores estouppés de crasse. Et, quant à leur boisson, la fortune a faict premierement qu'elle ne soit aucunement ennemie de mon goust; secondement elle est naturelle et simple, qui au-moins n'est pas dangereuse, si elle est vaine; dequoy je pren pour respondant cette infinité de peuples de toutes sortes et complexions qui s'y assemble. Et encores que je n'y aye apperceu aucun effect extraordinaire et miraculeux, ains que, m'en informant un peu plus curieusement qu'il ne se faict, j'aye trouvé mal fondez et faux tous les bruits de telles operations qui se sement en ces lieux là et qui s'y croient (comme le monde va

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se pipant aiséement de ce qu'il desire); toutesfois aussi n'ay-je veu guere de personnes que ces eaux ayent empiré, et ne leur peut-on sans malice refuser cela qu'elles n'esveillent l'appetit, facilitent la digestion et nous prestent quelque nouvelle allegresse, si on n'y va par trop abbatu de forces, ce que je desconseille de faire. [0346] Elles ne sont pas pour relever une poisante ruyne; elles peuvent appuyer une inclination legere, ou prouvoir à la menace de quelque alteration. Qui n'y apporte assez d'allegresse pour pouvoir jouir le plaisir des compagnies qui s'y trouvent, et des promenades et exercices à quoy nous convie la beauté des lieux où sont communément assises ces eaux, il perd sans doubte la meilleure piece et plus asseurée de leur effect. A cette cause, j'ay choisi jusques à cette heure à m'arrester et à me servir de celles où il y avoit plus d'amenité de lieu, commodité de logis, de vivres et de compaignies, comme sont en France les bains de Banieres; en la frontiere d'Allemaigne et de Lorraine, ceux de Plombieres; en Souysse, ceux de Bade; en la Toscane, ceux de Lucques, et notamment ceux della Villa, desquels j'ay usé plus souvent et à diverses saisons. Chaque nation a des opinions particulieres touchant leur usage, et des loix et formes de s'en servir toutes diverses, et, selon mon experience, l'effect quasi pareil. Le boire n'est aucunement receu en Allemaigne; pour toutes maladies, ils se baignent et sont à grenouiller dans l'eau quasi d'un soleil à l'autre. En Italie, quand ils boivent neuf jours, ils s'en beignent pour le moins trente, et communement boivent l'eau mixtionnée d'autres drogues pour secourir son operation. On nous ordonne icy de nous promener pour la digerer; là, on les arreste au lict, où ils l'ont prise, jusques à ce qu'ils l'ayent vuidée, leur eschauffant continuellement l'estomach et les pieds. Comme les Allemans ont de particulier de se faire generallement tous corneter et vantouser avec scarification dans le bain, ainsin ont les Italiens leurs doccie, qui sont certaines gouttieres de cette eau chaude qu'ils conduisent par des cannes, et vont baignant une heure le matin et autant l'apresdinée, par l'espace d'un mois, ou la teste, ou l'estomac, ou autre partie du corps à laquelle ils ont affaire. Il y a infinies autres differences de coustumes en [0346v] chasque contrée; ou, pour mieux dire, il n'y a quasi aucune ressemblance des unes aux autres. Voilà comment cette partie de medecine à laquelle seule je me suis laissé aller, quoy qu'elle soit la moins artificielle, si a elle sa bonne part de la confusion et incertitude qui se voit par tout ailleurs en cet art.

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Les poetes disent tout ce qu'ils veulent avec plus d'emphase et de grace, tesmoing ces deux epigrammes:

Alcon hesterno signum Jovis attigit. Ille,
Quamvis marmoreus, vim patitur medici.
Ecce hodie, jussus transferri ex aede vetusta,
Effertur, quamvis sit Deus atque lapis.

Et l'autre:

Lotus nobiscum est hilaris, coenavit et idem,
Inventus mane est mortuus Andragoras.
Tam subitae mortis causam, Faustine, requiris?
In somnis medicum viderat Hermocratem.

Sur quoy je veux faire deux contes. Le Baron de Caupene en Chalosse et moy avons en commun le droict de patronage d'un benefice qui est de grande estendue, au pied de nos montaignes, qui se nomme Lahontan. Il est des habitans de ce coin, ce qu'on dit de ceux de la valée d'Angrougne: ils avoient une vie à part, les façons, les vestemens et les meurs à part; regis et gouvernez par certaines polices et coustumes particulieres, receues de pere en fils, ausquelles ils s'obligeoient sans autre contrainte que de la reverence de leur usage. Ce petit estat s'estoit continué de toute ancienneté en une condition si heureuse que aucun juge voisin n'avoit esté en peine de s'informer de leur affaire, aucun advocat employé à leur donner advis, ny estranger appellé pour esteindre leurs querelles, et n'avoit on jamais veu aucun de ce destroict à l'aumosne. Ils fuyoient les alliances et le commerce de l'autre monde, pour n'alterer la pureté de leur police: jusques à ce, comme ils recitent, que l'un d'entre eux, de la memoire de leurs peres, [0347] ayant l'ame espoinçonnée d'une noble ambition, s'alla adviser, pour mettre son nom en credit et reputation, de faire l'un de ses enfans maistre Jean ou maistre Pierre; et, l'ayant faict instruire à escrire en quelque ville voisine, en rendit en fin un beau notaire de village. Cettuy-cy, devenu grand, commença à desdaigner leurs anciennes coustumes et à leur mettre en teste la pompe des regions de deçà. Le premier de ses comperes à qui

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on escorna une chevre, il luy conseilla d'en demander raison aux juges Royaux d'autour de là, et de cettuy-cy à un autre, jusques à ce qu'il eust tout abastardy. A la suite de cette corruption, ils disent qu'il y en survint incontinent un' autre de pire consequence, par le moyen d'un medecin à qui il print envie d'espouser une de leurs filles et de s'habituer parmy eux. Cettuy-cy commença à leur apprendre premierement le nom des fiebvres, des reumes et des apostumes, la situation du coeur, du foye et des intestins, qui estoit une science jusques lors tres-esloignée de leur connoissance; et, au lieu de l'ail, dequoy ils avoient apris à chasser toutes sortes de maux, pour aspres et extremes qu'ils fussent, il les accoustuma, pour une tous ou pour un morfondement, à prendre les mixtions estrangeres, et commença à faire trafique, non de leur santé seulement, mais aussi de leur mort. Ils jurent que dépuis lors seulement ils ont aperçeu que le serain leur appesantissoit la teste, que le boyre, ayant chaut, apportoit nuissance, et que les vents de l'automne estoyent plus griefs que ceux du printemps; que, dépuis l'usage de cette medecine, ils se trouvent accablez d'une legion de maladies inaccoustumées, et qu'ils apperçoivent un general deschet en leur ancienne vigueur, et leurs vies de moitié racourcies. Voylà le premier de mes contes. L'autre est qu'avant ma subjection graveleuse, oyant faire cas du sang de bouc à plusieurs, comme d'une manne celeste envoyée en ces derniers siecles pour [0347v] la tutelle et conservation de la vie humaine, et en oyant parler à des gens d'entendement comme d'une drogue admirable et d'une operation infallible; moy qui ay tousjours pensé estre en bute à tous les accidens qui peuvent toucher tout autre homme, prins plaisir, en pleine santé, à me garnir de ce miracle, et commanday chez moy qu'on me nourrit un bouc selon la recepte: car il faut que ce soit aux mois les plus chaleureux de l'esté qu'on le retire, et qu'on ne luy donne à manger que des herbes aperitives, et à boire que du vin blanc. Je me rendis de fortune chez moy le jour qu'il devoit estre tué; on me vint dire que mon cuysinier trouvoit dans la panse deux ou trois grosses boules qui se choquoient l'une l'autre parmy sa mengeaille. Je fus curieux de faire apporter toute cette tripaille en ma presence, et fis ouvrir cette grosse et large peau: il en sortit trois gros corps, legiers comme des esponges, de façon qu'il semble qu'ils soient creuz, durs au demeurant par le dessus et fermes, bigarrez de plusieurs couleurs mortes; l'un perfect en rondeur, à la mesure d'une courte boule; les autres deux, un peu moindres, ausquels l'arrondissement est imperfect, et semble qu'il s'y acheminat. J'ay trouvé, m'en estant fait enquerir à ceux qui ont accoustumé d'ouvrir de ces animaux, que c'est un accident rare et inusité. Il est vray-semblable que ce sont des pierres

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cousines des nostres; et, s'il est ainsi, c'est une esperance bien vaine aux graveleux de tirer leur guerison du sang d'une beste qui s'en aloit elle mesme mourir d'un pareil mal. Car de dire que le sang ne se sent pas de cette contagion et n'en altere sa vertu accoustumée, il est plustost à croire qu'il ne s'engendre rien en un corps que par la conspiration et communication de toutes les parties: la masse agit tout'entiere, quoy que l'une piece y contribue plus que l'autre, selon la diversité des operations. Parquoy il y a grande apparence qu'en toutes les [0348] parties de ce bouc il y avoit quelque qualité petrifiante. Ce n'estoit pas tant pour la crainte de l'advenir, et pour moy, que j'estoy curieux de cette experience; comme c'estoit qu'il advient chez moy, ainsi qu'en plusieurs maisons, que les femmes y font amas de telles menues drogueries pour en secourir le peuple, usant de mesme recepte à cinquante maladies, et de telle recepte qu'elles ne prennent pas pour elles, et si triomphent en bons evenemens. Au demeurant, j'honore les medecins, non pas, suyvant le precepte, pour la necessité, car à ce passage on en oppose un autre du prophete reprenant le Roy Asa d'avoir eu recours au medecin, mais pour l'amour d'eux mesmes, en ayant veu beaucoup d'honnestes hommes et dignes d'estre aimez. Ce n'est pas à eux que j'en veux, c'est à leur art, et ne leur donne pas grand blasme de faire leur profit de nostre sotise, car la plus part du monde faict ainsi. Plusieurs vacations et moindres et plus dignes que la leur n'ont fondement et appuy qu'aux abuz publiques. Je les appelle en ma compaignie quand je suis malade, s'ils se r'encontrent à propos, et demande à en estre entretenu, et les paye comme les autres. Je leur donne loy de me commander de m'abrier chaudement, si je l'ayme mieux ainsi, que d'un' autre sorte; ils peuvent choisir, d'entre les porreaux et les laictues, dequoy il leur plaira que mon bouillon se face, et m'ordonner le blanc ou le clairet; et ainsi de toutes autres choses qui sont indifferentes à mon appetit et usage. J'entans bien que ce n'est rien faire pour eux, d'autant que l'aigreur et l'estrangeté sont accidans de l'essance propre de la medecine. Licurgus ordonnoit le vin aux Spartiates malades. Pourquoy ? par ce qu'ils en haissoyent l'usage, sains: tout ainsi qu'un gentil'homme, mon voisin, s'en sert pour drogue tres-salutaire à ses fiebvres, parce que de sa nature il en hait mortellement le [0348v] goust. Combien en voyons nous d'entr'eux estre de mon humeur? desdaigner la medecine pour leur service, et prendre une forme de vie libre et toute

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contraire à celle qu'ils ordonnent à autruy? Qu'est-ce cela, si ce n'est abuser tout destroussément de nostre simplicité? Car ils n'ont pas leur vie et leur santé moins chere que nous, et accommoderoyent leurs effects à leur doctrine, s'ils n'en cognoissoyent eux mesmes la fauceté. C'est la crainte de la mort et de la douleur, l'impatience du mal, une furieuse et indiscrete soif de la guerison, qui nous aveugle ainsi: c'est pure lacheté qui nous rend nostre croyance si molle et maniable. La plus part pourtant ne croyent pas tant comme ils souffrent. Car je les oy se plaindre et en parler comme nous; mais ils se resolvent en fin: Que feroy-je donq? Comme si l'impatience estoit de soy quelque meilleur remede que la patience. Y a il aucun de ceux qui se sont laissez aller à cette miserable subjection, qui ne se rende esgalement à toute sorte d'impostures? qui ne se mette à la mercy de quiconque a cette impudence de luy donner promesse de sa guerison? Les Babyloniens portoient leurs malades en la place: le medecin c'estoit le peuple, chacun des passants ayant par humanité et civilité à s'enquerir de leur estat et, selon son experience, leur donner quelque advis salutaire. Nous n'en faisons guere autrement. Il n'est pas une simple femmelette de qui nous n'employons les barbotages et les brevets; et, selon mon humeur, si j'avoy à en accepter quelqu'une, j'accepterois plus volontiers cette medecine qu'aucune autre, d'autant qu'au-moins il n'y a nul dommage à craindre. Ce que Homere et Platon disoyent des Aegyptiens, qu'ils estoyent tous medecins, il se doit dire de tous peuples: il n'est personne qui ne se vante de quelque recette, et qui ne la hazarde sur son voisin, s'il l'en veut croire. J'estoy l'autre jour en une compagnie, où je ne sçay qui de ma confrairie aporta la nouvelle d'une sorte de pillules compilées de cent et tant d'ingrediens de conte fait; il s'en esmeut une feste et une consolation singuliere: car quel rocher soustiendroit l'effort d'une si nombreuse baterie? J'entens toutesfois, par ceux qui l'essayerent, que la moindre petite grave ne daigna s'en esmouvoir. Je ne me puis desprendre de ce papier, que je n'en die encore ce mot sur ce qu'ils nous donnent pour respondant de la certitude de leurs drogues l'experience qu'ils ont faite. La plus part, et, ce croy-je, plus des deux tiers des vertus medecinales, consistent en la quinte essence ou proprieté occulte des simples, de laquelle nous ne pouvons avoir autre instruction que l'usage, car quinte essence n'est autre chose qu'une qualité

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de [0349] laquelle par nostre raison nous ne sçavons trouver la cause. En telles preuves, celles qu'ils disent avoir acquises par l'inspiration de quelque Daemon, je suis content de les recevoir (car, quant aux miracles, je n'y touche jamais); ou bien encore les preuves qui se tirent des choses qui, pour autre consideration, tombent souvent en nostre usage, comme si, en la laine, dequoy nous avons accoustumé de nous vestir, il s'est trouvé par accident quelque occulte proprieté desiccative qui guerisse les mules au talon, et si au reffort, que nous mangeons pour la nourriture, il s'est rencontré quelque operation apperitive. Galen recite qu'il advint à un ladre de recevoir guerison par le moyen du vin qu'il beut, d'autant que de fortune une vipere s'estoit coulée dans le vaisseau. Nous trouvons en cet exemple le moyen et une conduite vray-semblable à cette experience, comme aussi en celles ausquelles les medecins disent avoir esté acheminez par l'exemple d'aucunes bestes. Mais, en la plus part des autres experiences à quoy ils disent avoir esté conduis par la fortune et n'avoir eu autre guide que le hazard, je trouve le progrez de cette information incroyable. J'imagine l'homme regardant au tour de luy le nombre infiny des choses, plantes, animaux, metaux. Je ne sçay par où luy faire commencer son essay; et quand sa premiere fantasie se jettera sur la corne d'un elan, à quoy il faut prester une creance bien molle et aisée, il se trouve encore autant empesché en sa seconde operation. Il luy est proposé tant de maladies et tant de circonstances, qu'avant qu'il soit venu à la certitude de ce point où doit joindre la perfection de son experience, le sens humain y perd son latin; et avant qu'il ait trouvé parmy cette infinité de choses que c'est cette corne; parmy cette infinité de maladies, l'epilepsie; tant de complexions, au melancolique; tant de saisons, en hyver; tant de nations, au François; [0349v] tant d'aages, en la vieillesse; tant de mutations celestes, en la conjonction de Venus et de Saturne; tant de parties du corps, au doigt: à tout cela n'estant guidé ny d'argument, ny de conjecture, ny d'exemple, ny d'inspiration divine, ains du seul mouvement de la fortune, il faudroit que ce fut par une fortune parfectement artificielle, reglée et methodique. Et puis, quand la guerison fut faicte, comment se peut il asseurer que ce ne fut que le mal fut arrivé à sa periode, ou un effect du hazard, ou l'operation de quelque autre chose qu'il eust ou mangé, ou beu, ou touché ce jour là, ou le mérite des prieres de sa mere grand? Davantage, quand cette preuve auroit esté parfaicte, combien de fois fut elle reiterée? et cette longue cordée de fortunes et de r'encontres, r'enfilée, pour en conclurre une regle? Quand elle sera conclue, par qui est-ce? De tant de millions il n'y a que trois hommes qui se meslent d'enregistrer leurs experiences.

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Le sort aura il r'encontré à point nommé l'un de ceux cy? Quoy, si un autre et si cent autres ont faict des experiences contraires? A l'avanture, verrions nous quelque lumiere, si tous les jugements et raisonnements des hommes nous estoyent cogneuz. Mais que trois tesmoins et trois docteurs regentent l'humain genre, ce n'est pas là raison: il faudroit que l'humaine nature les eust deputez et choisis, et qu'ils fussent declarez nos syndics par expresse procuration. A Madame de Duras Madame, vous me trouvates sur ce pas dernierement que vous me vintes voir. Par ce qu'il pourra estre que ces inepties se rencontreront quelque fois entre vos mains, je veux aussi qu'elles portent tesmoignage que l'autheur se sent bien fort honoré de la faveur que vous leur ferez. Vous y reconnoistrez ce mesme port et ce mesme air que vous avez veu en sa conversation. Quand j'eusse peu prendre quelque autre façon que la [0350] mienne ordinaire et quelque autre forme plus honorable et meilleure, je ne l'eusse pas faict; car je ne veux tirer de ces escrits sinon qu'ils me representent à vostre memoire au naturel. Ces mesmes conditions et facultez, que vous avez pratiquées et receuillies, Madame, avec beaucoup plus d'honneur et de courtoisie qu'elles ne meritent, je les veux loger (mais sans alteration et changement) en un corps solide qui puisse durer quelques années ou quelques jours apres moy, où vous les retrouverez, quand il vous plaira vous en refreschir la memoire, sans prendre autrement la peine de vous en souvenir: aussi ne le valent elles pas. Je desire que vous continuez en moy la faveur de vostre amitié, par ces mesmes qualitez par le moyen desquelles elle a esté produite. Je ne cherche aucunement qu'on m'ayme et estime mieux mort que vivant. L'humeur de Tibere est ridicule, et commune pourtant, qui avoit plus de soin d'estendre sa renommée à l'advenir qu'il n'avoit de se rendre estimable et agreable aux hommes de son temps. Si j'estoy de ceux à qui le monde peut devoir louange, je l'en quitteroy et qu'il me la payast d'advance; qu'elle se hastat et amoncelat toute autour de moy, plus espesse qu'alongée, plus pleine que durable; et qu'elle s'evanouit hardiment quand et ma cognoissance, et que ce doux son ne touchera plus mes oreilles. Ce seroit une sotte humeur d'aller, à cette heure que je suis prest d'abandonner le commerce des hommes, me produire à eux par une

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nouvelle recommandation. Je ne fay nulle recepte des biens que je n'ay peu employer à l'usage de ma vie. Quel que je soye, je le veux estre ailleurs qu'en papier. Mon art et mon industrie ont esté employez à me faire valoir moy-mesme; mes estudes, à m'apprendre à faire, non pas à escrire. J'ay mis tous mes efforts à former ma vie. Voylà mon mestier et mon ouvrage. Je suis moins faiseur de livres que de nulle autre besoigne. J'ay desiré de la suffisance pour le service de mes commoditez presentes et essentielles, non pour en faire magasin et reserve à mes heritiers. Qui a de la valeur, si le face paroistre en ses meurs, en ses propos ordinaires, à traicter l'amour ou des querelles, au jeu, au lict, à la table, à la conduite de ses affaires, et oeconomie de sa maison. Ceux que je voi faire des bons livres sous des mechantes chausses, eussent premierement faict leurs chausses, s'ils m'en eussent creu. Demandez à un Spartiate s'il aime mieux estre bon rhetoricien que bon soldat; non pas moy, que bon cuisinier, si je n'avois qui m'en servist. Mon Dieu ! Madame, que je haïrois une telle recommandation d'estre habile homme par escrit, et estre un [0350v] homme de neant et un sot ailleurs. J'ayme mieux encore estre un sot, et icy et là, que d'avoir si mal choisi où employer ma valeur. Aussi il s'en faut tant que j'attende à me faire quelque nouvel honneur par ces sotises, que je feray beaucoup si je n'y en pers point de ce peu que j'en avois aquis. Car, outre ce que cette peinture morte et muete desrobera à mon estre naturel, elle ne se raporte pas à mon meilleur estat, mais beaucoup descheu de ma premiere vigueur et allegresse, tirant sur le flestry et le rance. Je suis sur le fond du vaisseau, qui sent tantost le bas et la lye. Au demeurant, Madame, je n'eusse pas osé remuer si hardiment les misteres de la medecine, attendu le credit que vous et tant d'autres luy donnez, si je n'y eusse esté acheminé par ses autheurs mesme. Je croy qu'ils n'en ont que deux anciens Latins, Pline et Celsus. Si vous les voyez quelque jour, vous trouverez qu'ils parlent bien plus rudement à leur art que je ne fay: je ne fay que la pincer, ils l'esgorgent. Pline se mocque, entre autres choses, dequoy, quand ils sont au bout de leur corde, ils ont inventé cette belle deffaite de r'envoyer les malades qu'ils ont agitez et tormentez pour neant de leurs drogues et regimes, les uns au secours des voeuz et miracles, les autres aux eaux chaudes. (Ne vous courroussez pas, Madame, il ne parle pas de celles de deçà qui sont soubs la protection de vostre maison, et qui sont toutes Gramontoises). Ils ont une tierce deffaite pour nous chasser d'aupres d'eux et se descharger des reproches

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que nous leur pouvons faire du peu d'amendement à noz maux, qu'ils ont eu si long temps en gouvernement qu'il ne leur reste plus aucune invention à nous amuser: c'est de nous envoier cercher la bonté de l'air de quelque autre contrée. Madame, en voylà assez: vous me donnez bien congé de reprendre le fil de mon propos, duquel je m'estoy destourné pour vous entretenir. [0351] Ce fut, ce me semble, Periclés, lequel estant enquis comme il se portoit: Vous le pouvez, fit-il, juger par là, en montrant des brevets qu'il avoit, attachez au col et au bras. Il vouloit inferer qu'il estoit bien malade, puis qu'il en estoit venu jusques-là d'avoir recours à choses si vaines et de s'estre laissé equipper en cette façon. Je ne dy pas que je ne puisse estre emporté un jour à cette opinion ridicule de remettre ma vie et ma santé à la mercy et gouvernement des medecins: je pourray tomber en cette resverie, je ne me puis respondre de ma fermeté future; mais lors aussi, si quelqu'un s'enquiert à moy comment je me porte, je luy pourray dire comme Periclés: Vous le pouvez juger par là, montrant ma main chargée de six dragmes d'opiate: ce sera un bien evident signe d'une maladie violente. J'auray mon jugement merveilleusement desmanché; si l'impatience et la frayeur gaignent cela sur moy, on en pourra conclurre une bien aspre fiévre en mon ame. J'ay pris la peine de plaider cette cause, que j'entens assez mal, pour appuyer un peu et conforter la propension naturelle contre les drogues et pratique de nostre medecine, qui s'est derivée en moy par mes ancestres, afin que ce ne fust pas seulement une inclination stupide et temeraire, et qu'elle eust un peu plus de forme; et aussi que ceux qui me voyent si ferme contre les enhortemens et menaces qu'on me fait quand mes maladies me pressent, ne pensent pas que ce soit simple opiniastreté, ou qu'il y ait quelqu'un si facheux qui juge encore que ce soit quelque esguillon de gloire: qui seroit un desir bien assené de vouloir tirer honneur d'une action qui m'est commune avec mon jardinier et mon muletier. Certes, je n'ay point le coeur si enflé, ne si venteux, qu'un plaisir solide, charnu et moeleus comme la santé, je l'alasse eschanger pour un plaisir imaginaire, spirituel et aerée. La gloire, voire celle des [0351v] quatre fils Aymon, est trop cher achetée à un homme de mon humeur, si elle luy couste trois bons accez de cholique. La santé, de par Dieu ! Ceux qui ayment nostre medecine, peuvent aussi avoir leurs considerations bonnes, grandes et fortes: je ne hay point les fantasies contraires aux miennes. Il s'en faut tant que je m'effarouche de voir de la discordance de mes jugemens à ceux d'autruy, et que je me rende incompatible à la

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societé des hommes pour estre d'autre sens et party que le mien, qu'au rebours, comme c'est la plus generale façon que nature aye suivy que la varieté, et plus aux esprits qu'aux cors, d'autant qu'ils sont de substance plus souple et susceptible de plus de formes, je trouve bien plus rare de voir convenir nos humeurs et nos desseins. Et ne fut jamais au monde deux opinions pareilles, non plus que deux poils ou deux grains. Leur plus universelle qualité, c'est la diversité.


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